Toursky au féminin : entretien inédit avec Tania Sourseva
Le 17 janvier 2017, Tania Sourseva, co-fondatrice du Toursky, s’éteignait, après une longue carrière de comédienne, à l’âge de 87 ans. En sa mémoire, nous avons souhaité publier cet entretien inédit de Jean Barak avec la discrète comédienne, réalisé en 2004. L’occasion de revenir sur l’histoire du Toursky. Sur son métier qu’elle pratiquait avec passion.
Fondation du Toursky
Tania, tu es cofondatrice du théâtre Toursky. Comment l’aventure a-t-elle commencé ?
Bien qu’originaires du midi, Richard Martin et moi vivions à Paris où nous menions nos carrières respectives de comédien. Et puis 1968 est arrivé. Richard Martin a pris part aux évènements et après ce qu’il est convenu d’appeler la révolution de 68 nous avons cru à ce que l’on prônait à l’époque, la régionalisation. Nous avons décidé de nous installer à Marseille pour en profiter. Pendant toute l’année 1969, nous avons travaillé au petit théâtre Massalia qui se trouvait 60 rue Grignan, à la tête duquel se trouvait un monsieur d’un certain âge, il avait 84 ans à l’époque, et il faisait tout tout seul. Il avait même un petit journal qu’il appelait aussi Massalia sur lequel s’écrivait toute l’histoire culturelle et artistique de la ville. Il ne se passait pas grand-chose à l’époque.
Nous avons travaillé dans ce lieu pendant un an et en janvier 1970, nous avons décidé de monter « Le Journal d’un fou ». Nous l’avons joué pendant six mois, jusqu’à juin 1970. Devant le… succès, n’ayons pas peur des mots, misant tout sur ce spectacle, Richard a décidé de se faire donner un théâtre, du moins une salle. Durant une réunion publique, il est allé tirer les basques de Gaston Deferre, maire de la ville à l’époque, en lui demandant de faire quelque chose. Deferre complètement perturbé pendant la réunion disait : « Mais donnez un rendez-vous à Monsieur ! Donnez un rendez-vous à Monsieur ! » Lors du rendez-vous Richard fut très véhément, tel que vous pouvez le connaître car il l’est toujours resté, cela n’a fait que s’accentuer. Il lui a demandé une salle. Deferre pour se débarrasser de l’importun lui a donné une salle dont personne ne voulait, la salle Ceylan à la Belle de Mai.
Cette salle à la Belle de Mai se trouve être aujourd’hui le Toursky. C’était une salle construite en 1936 dans un complexe scolaire qui n’avait pas eu de vraie vie artistique, mis à part le Théâtre quotidien de Marseille.
Nous en avons plus ou moins pris la relève du moins dans l’esprit, car ce théâtre avait fini par mourir là quelques années avant que nous y mettions les pieds.
A quoi ressemblait le lieu à l’époque ?
Pour qui connaît, il faut imaginer le hall de la gare Saint Lazare à Marseille avec une seule et unique loupiote au centre. On s’attendait en visitant les lieux à trouver des poules quelque part. Il n’y avait pas de poules dans les loges mais le grand père ou le beau-père de la concierge de l’époque qui dormait là, tranquille.
La salle elle-même était faite de fauteuils en contre-plaqué que la concierge arrosait, tout simplement, pour l’entretien. Toute l’eau partait sous le plateau. Oui, c’est drôle mais c’était comme ça. La salle avait été entièrement déséquipée.
Nos prédécesseurs ayant laissé beaucoup de dettes, chaque créancier avait tenté de récupérer ce qui était liquidable ou solvable. Nous nous sommes donc installés là, avec la foi qui nous animait. Il en reste encore quelque chose me semble-t-il puisque trente ans plus tard nous continuons à nous battre. La salle s’est avérée impraticable sur le plan sonore, car déséquipée.
Notre entourage a donc décidé de la rendre praticable en installant sur les murs très exactement 5000 plaques d’œufs. Cela fait sourire, mais c’est très efficace. Avant d’ouvrir la salle nous avons, comme il se doit, fait contrôler les règles de sécurité à respecter dans ces cas-là. Les pompiers ont alors dit : «Halte là ! Il n’est pas question d’ouvrir dans ces conditions, il faut tout ignifuger ».
Nous avons donc retardé l’ouverture du théâtre et Richard a commencé les démarches afin d’être ignifugés. Ce fut la première démarche de Richard Martin auprès des autorités de tutelle. Dès lors, nous avons pu donner notre premier spectacle : « L’île des chèvres » d’Hugo Betty. A l’époque, nous voulions tout simplement faire le lien entre le théâtre dit de papa et le théâtre moderne que les gens n’étaient pas encore prêts à recevoir.
Souvenir
Pendant que nous préparions l’Hugo Betty, nous avons été secondés par les neveux du boucher de l’époque. Les Cartier étaient des bénévoles très actifs qui nous ont introduits auprès de tous les commerçants du quartier. Si bien que lorsque nous avons monté la pièce, nous avons invité tous les commerçants du quartier. A cette occasion, j’ai entendu la plus belle réplique à la sortie d’un spectacle : « Ah, mais si c’est ça le théâtre j’ai tout compris ! ». C’était très satisfaisant pour nous. Voilà, comment nous avons commencé l’aventure du Toursky.
Pourquoi le « Toursky » ?
Quand on nous a donné cette salle qui était au 22 avenue Edouard Vaillant, nous aurions pu l’appeler le « 22 », « Jouvet », « Pitoeff » ou je ne sais quoi.
Mais à ce moment-là, autour de nous, il y avait un garçon, Victor Leydet, qui défendait l’esprit d’un poète qui venait de mourir et qui s’appelait Axel Toursky. Il l’a défendu avec une telle chaleur qu’on a décidé de donner son nom à notre théâtre. C’était un poète méconnu en France mais très connu outre-Atlantique et un type très chouette. Voilà pourquoi Toursky est en lettres lumineuses sur le fronton de notre théâtre.
Comment s’est passée la soirée d’ouverture ?
La soirée d’ouverture a été tout simplement fabuleuse. Edmée Santy nous avait donné sa confiance et son amitié. Elle était à l’époque à la tête d’une agence d’hôtesses. Cinquante hôtesses de son école ont balisé le parcours des Réformés jusqu’à ici à Saint Mauron. C’était assez joli.
Marseille
Tania tu nous as parlé de la régionalisation, de l’envie de partir, pourquoi avoir choisi Marseille ?
Parce que je suis originaire de Marseille. Cela aurait pu être Aix en Provence ou Nice, dont Martin est natif. Cela s’est trouvé être Marseille, pourquoi pas ?
Cela a-t-il un sens pour toi aujourd’hui?
Oui, car nous nous sommes appropriés le quartier et la ville. Dès la première année, on nous a fait des propositions pour nous installer ailleurs mais cela ne nous a jamais tentés. Malgré les conditions bien supérieures à celles que nous connaissons ici, puisque nous avons démarré sans aucune subvention !!
Parlons de subventions, il y a eu plusieurs aventures autour du théâtre Toursky qui a connu de nombreuses difficultés.
Nous n’avons jamais eu de subventions. Nous montions des spectacles de variété dont les bénéfices nous permettaient de monter nos spectacles. Ainsi, nous avons tenu un certain nombre d’années.
Le fameux épisode de la nacelle par exemple ?
Un beau jour, Richard Martin a décidé de faire une grève de la faim pour que notre métier soit reconnu en tant que tel. Il s’est pendu, si je puis dire, à la façade dans une nacelle. Il a fait une vraie grève de la faim.
Des yogis sont même venus nous voir pour nous dire : « Mais il faut des mois pour se préparer à une vraie grève de la faim ! ». Martin, lui, s’est jeté dans l’aventure sans aucune préparation.
Si bien que dans les conditions dans lesquelles il faisait la grève de la faim, il lui restait six jours avant que se produisent dans ses jambes des évènements irréversibles.
A l’époque un élu nous suivait, il s’appelait et s’appelle toujours Vigouroux, je dis qu’il s’appelait parce que plus tard il a grandement prouvé son amitié. Tous les soirs de la grève, il venait prendre des nouvelles de Martin. On l’a « dépendu », si j’ose dire, le 9ième jour lorsque nous avons obtenu de la DRAC de l’époque, de l’Etat, que Martin soit enfin rémunéré. C’était en 1982, nous avons enfin été rémunérés. Jusque-là, nous vivions comme nous pouvions.
Jouer
Vous avez dû ignifuger le théâtre, c’était certainement utile parce que nous avons pu voir ces dernières années que tu brûles les planches. Peux-tu nous parler de ce que représente jouer, pour toi ?
Je dois vous faire un aveu. Je crois que je ne sais rien faire d’autre. Jouer, n’importe quoi, jouer. Lire, n’importe quoi, monter des spectacles, ça nous savons parfaitement faire.
Pourrais-tu nous en dire un peu plus en ce qui concerne tes rôles au théâtre, tes mises en scène ?
Je n’ai fait qu’une mise en scène, celle du « Journal d’un fou ». C’était sans doute une réussite car nous l’avons reprise en 1973 pour la donner à la télé. Malheureusement, cette pièce n’a jamais été diffusée, parce que Kodjo qui avait créé ce « Journal d’un fou » avait des droits sur le texte français, même si le nôtre n’avait pas grand-chose à voir avec celui qu’il avait lui-même initié ou adapté.
Mes rôles au théâtre… Je ne sais pas par où commencer parce que j’en ai fait beaucoup. Au théâtre Toursky, on a commencé par « L’île des chèvres » où je jouais la mère. On a ensuite monté un spectacle auquel je tiens particulièrement, « Le funambule », écrit par Richard Martin. Le sujet était un clown, sous trois aspects. Je jouais l’aspect plus ou moins féminin mais j’étais en réalité, pour le spectateur, un garçon de piste. Grégory Knop était le musicien et Richard Martin le funambule.
Vous voulez connaître l’histoire du funambule ? Nous avons monté cette pièce le temps qu’il fallait puis nous avons annoncé la générale et la première. Tout allait très bien. Comme vous vous en doutez Martin était le funambule et traversait un fil à la fin du spectacle. Le soir de la dernière répétition, il est tombé. On a entendu un crac sinistre, il s’était cassé la malléole interne. Il n’était pas question qu’il monte à nouveau sur le fil le lendemain. C’est alors qu’a commencé une longue chaîne d’amitié. Pierre Parré nous a envoyé un de ses amis médecin qui a pris Martin en charge. Il l’a bandé et piqué de manière à ce qu’il puisse assurer la représentation annoncée pour le lendemain. La presse et le public étaient convoqués et il n’était pas question pour nous d’annuler. Il n’était plus possible à une heure du matin de dire : « Demain, tout est annulé ! ». Nous avons donc dû jouer. A l’époque, les entractes que nous respections étaient toujours meublés. Je jouais donc le garçon de piste et, dans le spectacle, j’avais un peu trop bu. Je passais mon entracte appuyée contre un poteau de la piste à cuver mon vin. Je voyais l’heure passer et je me disais : « Le temps passe et l’effet de la piqûre bénéfique qu’a reçu Martin s’estompe aussi. Que va-t-il se passer quand il va monter sur le fil et faire sa fameuse chute ? » Tout s’est bien passé, il a fait sa chute mais on n’a pas pu reprendre avant trois mois, bien sûr !
Rencontres
Y a-t-il des metteurs en scène venus au Toursky dont tu te sentes artistiquement proche ?
Je me sens proche de certains metteurs en scène qui venant de façon épisodique et pour peu de temps, ont décidé de rester à Marseille. Je pense d’abord à Antoine Tudal.
Antoine était venu faire une série d’émissions pour la BBC à laquelle nous participions et il a décidé de rester à Marseille. Je pense aussi à Franck Andron venu en 1973 pour faire l’émission sur le « Journal d’un fou » que nous avons repris à cette occasion et qui a décidé lui aussi de s’installer à Marseille. Deux personnes très compétentes l’une comme l’autre qui sont restées pour nous.
Tu ne nous as toujours pas parlé de tes rôles…
Que veux-tu que je te dise de « mes » rôles ? A chaque fois que j’accepte de travailler avec un metteur en scène, c’est que je lui fais confiance. J’ai eu l’occasion de jouer de très beaux rôles. Antoine Tudal, par exemple, a écrit pour moi « Le Feu sous la braise ». C’était une histoire de mère et de femme de résistant. Elle vendait son mari pour sauver la peau de son fils et on lui rendait ce dernier avec la langue arrachée. C’était un coup pour rien si je puis dire. Ce fut un très beau spectacle. Franck Andron, est lui resté avec nous un certain temps, jusqu’à ce qu’il disparaisse. Il avait fait de très belles mises en scène pour la télé. Ensemble, nous avons monté deux Tennessee Williams, « Le train de l’aube » et « La maison de sable », où je jouais les rôles féminins. C’est aussi avec lui que nous avons monté pour la première fois en France une œuvre de Marguerite Yourcenar. Ce fut une aventure merveilleuse. Enfin, il a monté « A chacun son minotaure », pièce dans laquelle je n’étais pas.
Et le Visniec ?
Alors là, j’allais dire, on saute les siècles ! C’est vraiment très récent, « Le communisme raconté aux malades mentaux », date de 2000. Avec Memet Ullosoy, nous avons monté un spectacle qui s’appelait « RRR », une pièce de Jordan Plevnef. Une aventure plus ou moins sabotée, j’emploie à dessein le mot « sabotée » car ce fut une pièce très difficile à monter. Nous sommes allés avec Martin répéter la pièce à Scoplie.
C’était une co-production avec la ville de Scoplie et la Turquie. La Turquie était chargée du décor. Malheureusement, cela se passait au moment du fameux tremblement de terre. Le décor n’est pas arrivé à temps pour les répétitions à Scoplie. Nous avons donc répété sans décor. Nous l’avons enfin reçu juste avant de nous rendre à Marseille pour jouer la pièce, programmée en ouverture de saison au théâtre Toursky. Nous n’avions pas pu répéter avec le décor. Logiquement, les choses se sont mal passées.
«On a feulé chez Mister Sloop » ?
« On a feulé chez Mister Sloop » date de 1996, c’était une pièce de Bernard Maséas. Nous l’avons jouée dans le hall de l’actuel Toursky.
C’était une pièce à personnage unique dans une mise en scène de Gabriel Cinq. Je jouais le rôle d’une domestique qui avait assisté à une sombre histoire de meurtre.
« L’oiseau de lune », tu n’y étais pas ?
Non, c’est un spectacle que nous avons reçu, d’Antoine Bourseiller. Ce dernier s’est lié d’amitié avec nous et plus particulièrement avec Richard Martin. Lorsqu’Antoine est arrivé à Marseille, il nous a d’abord aidés matériellement pour les mailings et l’affichage, puis il nous a fait confiance sur le plan artistique. Les histoires d’amitié avec tous nos collègues seraient longues et jolies à évoquer…
Tania, tu dis que tu ne sais rien faire d’autre que jouer. Qu’est-ce ce qui te plait dans le jeu ?
Moi ou toi, nous sommes un personnage, point à la ligne. On n’a pas l’occasion d’être princesse de Perse ou d’être femme de ménage dans un ministère. En étant comédien, on peut au contraire parcourir tous ces mondes.
C’est une manière de rêver dans la réalité ?
Pourquoi pas, mais c’est un rêve qui coûte cher. Nous laissons un petit peu de nous-mêmes dans tous les rôles que nous interprétons.
En fait, si tu fais ce métier sérieusement, ce ne sont pas que les mots d’un auteur que tu es en train de dire. Quelque part au fond de toi, dans tes souvenirs, ton cœur ou dans ton âme, il faut trouver des choses vraies que tu laisses dans le personnage.
Pour jouer le rôle d’un meurtrier, il faut penser au crime ?
Oui, mais heureusement on sait s’arrêter, nous.
Que se passe-t-il quand tu entres sur scène ?
Voilà une question que je ne me pose pas, parce que c’est assez lumineux. J’éprouve la joie de faire ce pour quoi je me semble faite.
N’as-tu pas le trac ?
Si, c’est la question bateau.
Comment dire que l’on n’a pas le trac quand on l’a toute notre vie. Mais dès que l’on paraît sur le plateau, à la lumière des « sunlights », c’est fini.
Reste-t-il des rôles que tu aimerais jouer ?
Tous ceux que je n’ai pas joués.
Ça en fait beaucoup, il n’y a que le choix. Enfin, l’âge avançant je ne peux plus jouer Agnès, ce que je n’aurais jamais pu faire d’ailleurs car je n’en avais pas le tempérament. Un rôle par exemple que j’aimerais jouer, c’est la folle de Chaillot. Mais c’est difficile à monter. Ou encore Attali. Des gens de mon âge.
Planète théâtre production
Prépares-tu une pièce en ce moment ?
Oui, mais hors Toursky. Malheureusement, l’axe qu’a pris le Toursky ne nous permet pas de monter nos propres spectacles. Richard n’en a pas les moyens. Cela fait plusieurs années qu’il cherche à monter « Cinquième saison ».
Ce projet lui tient à cœur mais il n’en a pas réuni les moyens. J’ai donc été amenée à jouer à l’extérieur de mon théâtre et à monter une compagnie qui s’appelle « Planète théâtre production ». Laquelle compagnie a déjà joué une pièce de Benito Pelegrín, « La sortie des artistes » et une pièce d’Isa Dedot, « Game over ». Son but est de jouer des auteurs vivants contemporains. La prochaine pièce que nous présenterons est une œuvre de Frédéric Vitot, récemment entré à l’Académie française, qui s’appelle « la vieille maîtresse ».
Quand vous êtes arrivé au théâtre en 1970, il n’y avait quasiment aucun théâtre à Marseille. Maintenant il y a plus d’une vingtaine de théâtres à Marseille dont plusieurs prestigieux…
Je ne pense pas que nous nous faisons concurrence si c’est cela que tu veux évoquer, pour la bonne et simple raison que nous avons tous des aspirations différentes.
Quelle est la spécificité du Toursky ?
Richard reçoit des spectacles que l’on ne voit nulle part ailleurs. Il suffit de regarder la programmation de l’année 2003-2004, elle est assez fabuleuse pour qu’au mois d’octobre neuf spectacles affichent complet.
Merci Tania.
Propos recueillis par Jean Barak
Copyright Photos : Jean Barak
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