LA DANSE AUJOURD’HUI : UN CORPS CONTEMPORAIN DANS DE NOUVEAUX ESPACES.
Entretien avec Frédéric Flamand.
Elisabeth Oualid:Depuis plusieurs années,avec Silent Collusions,La Cité Radieuse,Metapolis,Les Métamorphoses d’Ovide,vous vous situez à contre-courant de la danse classique qui donne à voir,dans le grand répertoire,les passions rêvées par la raison,et vous participez à la recherche contemporaine en présentant le corps du danseur en relation avec de nouveaux espaces.Ce qui fait l’originalité de vos créations,c’est que vous ne séparez jamais l’activité artistique du danseur de l’univers technologique le plus sophistiqué.J’insiste sur cet aspect parce qu’aujourd’hui,personne ne sépare le corps vivant de son environnement vital.Au fond vos détracteurs ne voient que des constructions gratuites là où vous modifiez l’espace scénique de la représentation,en donnant à penser une réalité contemporaine,ce qui implique pour le danseur un travail sur lui-même et la rencontre de ses propres limites.Mais,à propos,cette relation du danseur à l’espace,est-ce une relation de dépendance ou de liberté?
Frédéric Flamand:Vous soulevez ici plusieurs questions en même temps.En effet,je crois que ce type de travail se situe à différents niveaux,selon des strates qui se rejoignent:il y a le questionnement du spectacle vivant lui-même sur le lieu du spectacle,ce n’est pas un hasard si je travaille avec des architectes,et il y a la remise en question de l’espace théâtral.J’ai commencé à réaliser des spectacles dans des lieux très différents,des églises,des places publiques,des usines désaffectées,des piscines abandonnées;dans un second temps,je suis revenu au théâtre parce que l’on nous invitait au centre Georges Pompidou,à l’Opéra de Budapest,mais mon travail s’y intégrait difficilement.C’est à partir de là que j’ai rencontré le monde de l’architecture.Les premiers que j’ai rencontrés,Diller et Scofidio,définissaient l’architecture comme ce qui se passe entre la peau d’une personne et celle d’une autre.C’était pour moi qui travaillait avec des danseurs une définition extraordinaire.On y retrouvait autre chose que la construction d’édifices ou de bâtiments,mais tout ce qui pouvait impliquer l’Homme dans ses rapports avec l’Autre.
E.O:Et en même temps,sans doute,des effets de vérité sur lui-même?
F.F:Oui,cette notion de vérité est importante.Elle est aussi liée à la manière dont je travaille avec les danseurs,essentiellement sur l’improvisation en danse contemporaine.Cela vient de ma formation chez Grotowski,le metteur en scène polonais qui a opéré une révolution dans le théâtre du mouvement.A ce moment-là,je vivais en Belgique,je réalisais un travail expérimental très abstrait,lié à la danse,aux arts plastiques.Je suivais aussi des cours de yoga,de danse classique,je m’entrainais à des exercices physiques inspirés par Jacques Dalcroze,à des recherches qui menaient à une espèce d’intelligence du corps.
E.O:Votre propos m’évoque une phrase de Spinoza dans L’Ethique: »On ne sait pas ce que peut un corps ».Il y a des lois qui nous échappent.On laisse agir le corps et il exprime quelque chose d’inédit.
F.F:Exactement,le rôle de la création contemporaine,c’est d’arriver à cet état.Il y a une intelligence du corps qui nous amène à faire avec nos bras,nos jambes,des choses incroyables,de l’ordre de l’aveu en quelque sorte.Bien entendu,on est tout à fait au-delà de la virtuosité.Le corps n’est pas neutre.Il est mémoire.Ainsi j’essaye à partir d’improvisations avec les danseurs de faire dialoguer toutes les techniques apprises,classiques,néo-classiques,contemporaines…
E.O:Et cela permet de faire surgir une gestuelle à laquelle on ne s’attendait pas.
F.F:Exactement.C’est la base du travail,le rapport à l’espace et comment questionner cet espace.
E.O:L’espace tel que vous le percevez,est-il une plus-value pour le danseur?
F.F:Forcément.L’espace de théâtre à l’Italienne de La Renaissance sur lequel j’ai beaucoup travaillé ne correspond plus du tout à la notion d’espace que nous connaissons dans la science contemporaine.Je cherche à faire exploser l’espace de la boîte à l’italienne avec des architectes qui savent de quoi ils parlent,qui essayent d’expanser l’espace comme Zaha Hadid par exemple,et donc à donner aux danseurs, mais aussi aux spectateurs, la possibilité de voyager dans différents espaces,d’où la thématique du Baron Perché,vieux rêve d’ubiquité qui se réalise en partie avec Internet qui nous met,par l’intermédiaire d’un écran,en contact avec le monde entier.Je suis quelqu’un qui prend les vibrations de son époque et qui les restitue dans la création artistique.
E.O:Quel sens donnez-vous à cette formule-titre: »La Vérité 25 X par seconde »?
F.F:Tout d’abord,il faut rappeler qu’il s’agit d’un clin d’oeil à Godard.C’est sa définition du cinéma.25 fois,c’est une référence à la pellicule pour une image animée puisqu’il y a trois caméras de surveillance en balayage vidéo dans ce spectacle,qui restituent sur l’écran du fond des images de contrôle des danseurs en noir et blanc,des images non-artistiques qui renvoient au monde dans lequel nous vivons,monde de la globalisation,des réseaux de communication caractéristiques des banques,des parkings et des grands magasins.Tout cela mène à un manque de liberté que l’on accepte.
E.O:Mais,en même temps,il y a une espèce de tolérance.
F.F:Il y a les deux,plus de tolérance,de convivialité,de rencontres,c’est le côté positif,selon Ai Weiwei qui est par ailleurs très critique sur le gouvernement chinois et sa police.
E.O:Et quel est le côté négatif?
F.F:Le côté négatif,c’est le conformisme,la normalisation.Interroger le statut du corps par rapport au système de normalisation,c’est ce que l’on retrouve dans tous mes spectacles,soit par rapport à l’image,soit par rapport à l’architecture.L’homme rebelle trouve toujours des tactiques de déviation ou de récupération d’espaces de vie personnelle.C’est cela la force de l’homme,son côté créateur qu’expriment mes danseurs.
E.O:Un homme qui,selon vous,n’est pas complètement dominé,annihilé par la technique de plus en plus sophistiquée…
F.F:On est dans une société qui adore les leurres,et la notion de liberté est importante par rapport au mensonge.
E.O:Par rapport au mensonge ou à l’illusion?
F.F:Rapport aux deux.On ne se contente pas d’une position fixe dans l’espace,ce qui a été le cas pendant des siècles.On aspire à différentes identités,voyez Médée dans mon spectacle sur Les Métamorphoses d’Ovide,Médée qui,avec ses philtres,se permet de changer,de transformer les corps.C’est le rêve des patients des chirurgiens esthétiques d’aujourd’hui:remodeler mon corps,remodeler ma vie,faire disparaître ou cacher la vieillesse afin que l’âge ne soit plus tabou.Autrefois,les images de la peinture canalisaient le désir,aujourd’hui les images nous imposent des comportements.
E.O:On est dans le sensible,le passionnel,on se détourne de la vérité,on n’est pas sorti de la Caverne selon la formule platonicienne.
F.F:La Caverne,vous vous en souvenez,on en trouve une allusion dans Silent Collusions,lorsque les sculptures se referment avec tous ces tubes en plastique,on assiste à une chorégraphie liquide,souterraine,au sol,devant des corps virtuels qui s’échappent en projection vers les hauteurs.
E.O:En fin de compte,c’est très métaphysique ce que vous faites!
F.F:Quelque part,oui,je donne à penser des choses contradictoires,la lutte intérieure.Pour moi,créer,c’est se libérer d’un cadre humain,c’est se lier aux éléments naturels que notre société oublie.A cet égard,Le Baron Perché d’Italo Calvino qui m’a inspiré ce spectacle,exploite une métaphore sur l’homme contemporain qui ne se contente plus d’une vision unique,mais qui veut vivre plusieurs réalités en même temps.Il ne s’installe pas dans une Tour d’ivoire,il contemple des panoramas à vol d’oiseau,il voit des choses qu’on ne voit pas au XVIIIème siècle,il vit le rêve d’Internet aujourd’hui.