Folie dévorante de nos Cannibales modernes
Pendant toute la durée du festival d’Avignon Off, « Cannibales » de José Pliya, s’est produit au théâtre des Halles. Spectacle créé en décembre 2004, il se joue depuis sans interruption, c’est dire l’intérêt que porte le public à cette pièce pour le moins bouleversante. L’auteur, en répondant à la demande de la compagnie La Comédie Noire d’écrire cette pièce, met en scène trois femmes déchirées par le désir et l’expérience de la maternité. Troublant.
L’histoire
Trois femmes, un parc de mille hectares, un landau et une disparition, voilà qui pourrait résumer l’histoire de cette pièce. Mais il s’agit de bien plus que cela. Mlle Christine, femme étourdie et frivole a perdu son landau bleu nuit dans lequel dormait sa fille alors qu’elle s’était assoupie. Paniquée et désespérée, elle se met en quête de la retrouver et cherche de l’aide auprès de deux autres femmes assises sur un banc. L’une, Nicole, femme méchante et cynique, déteste les enfants et voit d’un très mauvais œil le dérangement que lui cause Mlle Christine. L’autre, Mlle Martine, femme comblée par la naissance de son fils Martin qui dort paisiblement dans son landau bleu nuit lui aussi, accepte de lui venir en aide à condition que l’on ne réveille pas le bébé. Commence alors une enquête effrénée pour tenter de comprendre où est passé le landau, mais pas seulement, parce que dans toute leur discussion, c’est aussi une réflexion sur la maternité, sur le rôle de mère et le désir des femmes de materner. Ces femmes, parques des temps modernes, assises dans ce parc de plus de mille hectares, trahissent leurs angoisses, leurs doutes, leurs désirs et leurs quêtes intimes et personnelles. Tous ces questionnements bouleversent le cours l’histoire, semant le doute entre réalité et fiction à chaque instant. On finira par comprendre que le landau bleu nuit de la maman poule n’est autre que celui que Martine, dans un élan de détresse et de désespoir, a volé avec ce bébé qui n’est pas le sien, guidée par l’appétit dévorant d’être mère elle aussi. Mais y a-t-il seulement un enfant dans ce landau ? Mlle Christine est-elle la mère négligente mais mère tout de même qu’elle prétend être ? Et Nicole ? Est-elle réellement cette femme qui hait la maternité et les enfants, ou bien les désire-t-elle ? Autant de question que de péripéties dans ce coin du parc qui devient le théâtre de leurs désirs destructeurs. Nicole, dévoilant son plus lourd secret finira par confirmer cette légende urbaine qui raconte qu’une femme enlève les enfants dans les endroits les plus inattendus et ne les rend jamais. Elle finira par avouer « qu’au delà du plaisir, qu’au delà du fantasme, qu’au delà de l’amour » elle chasse les enfants, portée par un désir primitif, par un trop plein de désir.
Les comédiennes
Les trois comédiennes interprètent avec sincérité et justesse ces femmes de tempérament, toutes folles, toutes mères, toutes femmes, toutes Homme. Elles incarnent devant nos yeux ces femmes tantôt émouvantes, touchantes, désespérantes, glauques, cruelles, déchirantes, écœurantes, mais surtout humaines.
Yumi FUJIMORI en Mlle Christine, désespérée, déchirée, apeurée par la perte de sa fille. Choquée, retournée et détruite face à la réalité de ses folies. La comédienne excelle en la matière. Elle nous émeut dans son interprétation et nous transporte dans son « cyclone d’angoisse dans lequel elle se trouve ». L’émotion passe par sa voix, hystérique et criarde, par son corps, saccadé et frissonnant, par ses yeux, suppliants et émouvants. Marie-Noëlle EUSEBE en Mlle Martine, maman aimante et joyeuse, fière de son « Martin bonheur », en femme manipulatrice, effrayée, menteuse et voleuse, dévorée par l’envie d’être mère. Elle construit devant nous un personnage bien singulier avec beaucoup de finesse et d’intelligence. Son jeu impeccable séduit et maintient le public témoin de sa chute. Quant à Martine MAXIMIN, son interprétation de Nicole : femme cynique, solitaire, glaciale, méchante et gênante, habitée par un désir malsain dévorant et destructeur, est remarquable. Longuement perdue dans ses méditations, sur son banc, seule, le regard vide, la comédienne nous glace et percute. Son jeu est excellent.
Le talent de ces trois comédiennes hors pair sert le texte d’une intelligence rare et d’un impact certain. Les dialogues et l’écriture fluide de José Pliya en font une pièce remarquable, explorant les sillons de la folie humaine dérangeante et écœurante. A ne pas manquer.
Clémence Borodine