L’art du Violon
The art of the Violon
Mais quelle manie, chez l’excellent label discographique Indésens, de donner des titres anglais à ses publications, surtout, comme ici à ce remarquable disque d’une musique qu’on dirait, par ses proportions, sa clarté, son raffinement et par ses interprètes, typiquement française ! Mais enfin, voilà, on ne boudera pas ce disque, au titre aussi partiel que partial, The Art of the Violin, (aux abusives majuscules) qui, focalisant l’attention sur le violon, semble mettre au deuxième plan le piano alors que dans ces sonates, si elles étaient dédiées ou consacrées à de grands violonistes, n’en étaient pas moins tout aussi dévolues à de grands pianistes car les deux instruments y concertent à parts égales même si le violon a certes la part belle, chantante, virtuose souvent. Quoiqu’il en soit, il est vrai que le pianiste ici partenaire, Laurent Wagschal, est largement connu, distingué par nombre de prix internationaux et n‘en est pas à son premier enregistrement, tandis que la toute jeune violoniste Solenne Païdassi signe ici, avec lui, son premier CD et, avec ce beau parrainage, il est vrai qu’elle est une véritable révélation.
Blonde, jeune, belle, cette Niçoise, qui s’est produite dans divers concerts où elle a fait sensation, nous a donné l’occasion de l’entendre cet été, malgré un malencontreux orage, aux Chorégies d’Orange avec la fine fleur des jeunes talents des Révélations Classique 2012 de l‘Adami (Société civile pour l’Administration des Droits des Artistes et Musiciens Interprètes) qui produit des opérations de promotion et d’insertion professionnelle des artistes-interprètes dans tous les domaines artistiques, musique, danse, théâtre, cinéma. Solenne Païdassi, déjà diplômée de la Hochschule de Hanovre, est aussi honorée par de grands prix et, après cinquante-cinq ans d’absence de Français au palmarès, après Devy Erlih —mort en 2012 renversé par un poids-lourd à Paris alors qu’il se rend à son cours de l’École Normale Supérieure de Musique—, la jeune Niçoise, remporte (entre autres) le Premier prix du prestigieux Concours Long Thibault en 2010, une sorte de couronnement des violonistes. Cette digne élève de Jean-Pierre Wallez à Genève et de Pierre Amoyal engrange d’autres prix. Elle se voit aussi attribuer la bourse « Yehudi Menuhin » qui l’aide à travailler, à perfectionner son instrument. Ce disque est donc une consécration de son talent offert au plus grand nombre.
Il contient trois grandes Sonates pour violon de la musique française de l’époque moderne, situées à la charnière des XIX e et XXe siècles : la Sonate n°1 en ré mineur opus 75, de Camille Saint-Saëns (1835 – 1921) ; la Sonate en la majeur, César Franck (1822 – 1890) ; la Sonate en ré mineur opus 36, de Gabriel Pierné (1863 – 1937), condisciple méconnu de Debussy est une rareté et une découverte. Enfin, la transcription pour piano et violon de la Méditation de Thaïs de Jules Massenet ( 1842 – 1912), de son opéra du même nom, conclut ce beau disque.
Dans la Sonate de Saint-Saëns, on rêve d’entendra la « petite phrase » chère au Swann esthète de Proust dans le second motif « dolce expressivo » du premier mouvement, douceur du sentiment mais aussi, déjà, tumulte des accès secrets de jalousie du héros.
En effet, ces deux premières sonates sont archi-connues, celles de Saint-Saëns et celle de Franck, très jouées et l’on comprend que la jeune violoniste ait voulu se mesurer aux grandes interprétations de ses prédécesseurs, y donner sa belle et pleine mesure. Par ailleurs, elles ont aussi une autre auréole de célébrité, puisque, dans une lettre, Marcel Proust dit qu’il s’en est inspiré pour sa fameuse Sonate de Vinteuil, musicien inventé par lui mais inspiré par des compositeurs qu’il aimait, motif récurrent de sa Recherche du temps perdu. Elle apparaît d’abord dans Un amour de Swann, premier tome du monumental roman. Swann, l’entendant dans le salon Verdurin, en identifie le motif comme « l’hymne national » de son amour pour l’énigmatique demi-mondaine Odette de Crécy. Sa perception de la sonate et de sa « petite phrase » changera tout au long de l’œuvre en fonction des intermittence de son amour pour l’insaisissable Odette, mais fixera, de même que la fameuse madeleine, les souvenir, le temps recherché et retrouvé.
Il faut dire aussi que la vélocité, la virtuosité, la variété des couleurs de la jeune violoniste semblent exprimer pour nous tous, même printanièrement, toute la passion automnale contenue dans cette œuvre pourtant si aristocratiquement ou bourgeoisement destinées aux salons mondains de la Belle époque plus qu’au grand public. Mais, heureusement, concerts et disques en font aujourd’hui un trésor culturel démocratique.
La Sonate en la majeur de César Franck, que l’on croit davantage à l’origine de la mythique Sonate de Vinteuil de Proust (il en parle aussi dans une lettre, mais il aimait brouiller les pistes de ses commentateurs), du moins de la célèbre et mystérieuse petite phrase qui s’insinue avec une entêtante douceur dans la mémoire, essence même de La Recherche du temps perdu, un temps que seules certaines sensations, le goût d’une madeleine trempée dans le thé ou l’infusion, le contact d’un pli du drap dans le lit, un pavé qui fait légèrement trébucher, une odeur, qui vous prennent par surprise, semblent soudain avoir condensé. Et, naturellement, la musique, un petit motif, une petite phrase. C’est le lancinant et tendre petit motif du tout premier mouvement dont les interprètes et la chant du violon exalte l’étrange et mélancolique couleur.
Le disque contient une relative rareté, la Sonate de Pierné, contemporain de Debussy, élève entre autres de Franck et de Massenet. Solenne Païdassi démontre avec merveille le raffinement de cette musique française caractérisée par son goût formel et ses finesses, grâce à un large éventail de nuances, allant des sentiments intimistes (dans le mouvement central) jusqu’à la grande explosion de bonheur du finale.
En finale, la Méditation de Thaïs, le célèbre interlude de l’opéra de Massenet, où le piano remplace ici l’orchestre, jouée avec une large respiration lyrique, que l’on croirait propre aux chanteurs, à la respiration des chanteurs, nous renvoie à un autre grand thème de la fin du XIXe siècle, la courtisane, follement courtisée par les hommes, celui de la femme fatale, mais dont l’amour est fatal à elle-même, puisqu’elle en meurt. Ici, c’est une hétaïre antique, dans l’Alexandrie savante et débauchée des débuts du christianisme au IV e siècle, qui, sentant que sa beauté ne sera pas éternelle, se laisse toucher par la grâce, après les terribles imprécations d’un ascète rigoriste, Athanaël, qui passerait aujourd’hui pour un intégriste religieux, et elle abandonne le monde pour se retirer dans le désert.
On écoutera en rêvant « La méditation de Thaïs », à la fois encore voluptueuse de toute la chair païenne de la belle pécheresse Thaïs, mais déjà empreinte d’un mystique détachement du monde, par la grâce du violon de Solenne Païdassi et du pianiste Laurent Wagschal qui semble ponctuer de larmes la conversion de cette Madeleine d’Alexandrie en pénitente chrétienne.B.P.
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