CHRONIQUE DE DISQUE :TRANSFIGURATIONS par LES ESPRIT ANIMAUX
L’ensemble « Les esprits Animaux », spécialisé dans la musique baroque est constitué de jeunes musiciens originaires de pays et continents différents avec, en facteur commun, le conservatoire de La Haye, dans les Pays-Bas, où ils se sont rencontrés pendant leurs études musicales. L’apparemment étrange dénomination de leur groupe, ils l’on empruntée au philosophe René Descartes, réfugié alors dans la tolérante Hollande pour pouvoir écrire et publier librement. C’est une longue tradition scientifique qui remonte aux anciens Grecs, reprise, en passant par des philosophes et théologiens de saint Augustin à Boèce, Cassiodore, saint Isidore de Séville, qui lie musique et nombre, mathématiques. J’en ai largement parlé dans l’un de mes livres sur le Baroque[1]. Descartes, après Galilée, voulait baser la philosophie et la science sur les mathématiques. Il avait écrit en 1618 un Abrégé de musique, et il estimait que « la fin de la musique est d’émouvoir en nous les passions diverses ».
En 1649, Descartes publie, sur un sujet très à la mode à l’époque baroque, Les Passions de l’âme. Selon lui, qui passe un peu abusivement pour le philosophe du rationalisme dur et pur, ce sont les « esprits animaux » que nous avons en nous qui sont capables de faire naître les émotions et de toucher l’âme, grâce à la musique, dont il faut rappeler, qu’étant forcément mathématique, elle était enseignée avec elles. Leibniz dira même, juste un peu plus tard que « La musique est un exercice occulte de l’arithmétique de l’âme qui ne sais pas qu’elle compte », qu’elle compte les rythmes, les intervalles. Bref, un exercice paradoxalement inconscient, rationnel, pour émouvoir des passions qui sont forcément irrationnelles.
Cela semblerait une belle contradiction si, justement, l’époque baroque n’était aussi férue de science et de raison qu’elle l’est de ces affects, de ces passions irrationnelles que son art, sous toutes ses formes, peinture, théâtre, musique, cherche à émouvoir. Et c’est là, semble-t-il, l’objet de la recherche de ce groupe « Les esprits animaux » qui, avec une science exacte de la recherche musicologique et historique, s’emploie à l’illustrer dans ses enregistrements, dont ce beau CD Transfigurations, une plongée dans les musiciens baroques des plus connus à des méconnus ou même des inconnus et des morceaux anonymes, chez lesquels, tous en les interprétant de la façon la plus baroquement émotive, effusive, la plus raffinée, ils mettent en lumière, en son, en sonorité, l’apparemment impeccablement structure mathématique : la raison bien carrée pour toucher les recoins ombreux de l’âme. Ainsi, de Johann Christoph Pez (1664-1716), musicien au nom bien hispanique et au prénoms germaniques, une élégante passacaille, un « passa calle », danse de rue espagnole.
Eh oui, même la passacaille, « passa calle », ‘passe rue’ danse populaire de rue espagnole, comme la chaconne, presque de même structure, ou la sarabande, toutes réprouvées et même condamnées par l’Inquisition pour indécence sont construites sur une rigoureuse basse continue, basse obstinée, un rythme lancinant et répétitif sur huit mesures, avec variations : bref, la mathématique la plus rigoureuse au service de la licence des cœurs et des corps.
Maintenant, examinons l’expression étrange de Descartes, « Les esprits animaux » : il unit, dans une formule, l’esprit, désincarné, éthéré, intellectuel, mental, et « animaux » qui renvoie à l’animalité, à l’irrationnel, à la chair, au corps ; il s’agit d’un oxymore, c’est-à-dire de deux termes, plus que contradictoires, antagoniques, répugnants au sens rhétorique, comme la fameuse « obscure clarté » de Corneille qui sont réunis de façon très baroque, pour en faire jaillir un sens nouveau. Et il est plaisant de constater que cette expression paradoxale, peu rationnelle, peu raisonnable, échappe, dirais-je fort heureusement, au philosophe de la Raison raisonnante et dépasse merveilleusement son dualisme étroit qui oppose radicalement Raison et Passion, âme et corps, lumière et obscurité. Car pourquoi le cœur serait-il opposé à la Raison, le corps à l’esprit, la mélodie au concept, la métaphore au théorème ?
Le meilleur exemple, qui sous-tend tous les autres dans ce disque, ce sont les extraits des œuvres de Bach qui passent pour les plus abstraites, les plus abstruses, les plus intellectuellement et mathématiquement construites. Ce sont la fugue, un motif qui est « fugué », repris à tour de rôle par tous les instruments, sur des hauteurs, des échelles, différentes, bref d’une logique mathématique qui peut aller à l’infini, de même que la variation puisque on peut varier le motif et cette variation sans arrêt, encore jusqu’à l’infini. Ou même le canon, une phrase musicale archi-simple, courte reprise intégralement, comme le célèbre Frère Jacques, frère Jacques/ Dormez-vous ? Dormez-vous ? Sonnent les matines, sonnent les matines… » Donc, figure musicale mathématique, géométrique, symétrique imperturbablement. On peut alors écoutee ce que Bach fait de cette figure primaire, d’abord un canon simplex (simple), puis les mêmes notes à l’envers (« All’ revescio »), puis motu recto et contrario, mouvement droit et renversé. Et cela continue avec XIV variations, chiffre cryptique sinon cabalistique chez Bach et il faut bien avouer que c’est toujours de la musique, et belle, et émouvante à partir d’un noyau initial décliné mathématiquement, rationnellement. Car il y a, de plus, tout un jeu de devinettes musicales, notamment sur son nom Bach, puisque le système germanique de la gamme affecte des lettres aux notes, A étant le la, B, le la bémol, etc, et, par ailleurs à chaque note, selon ce que l’on appelait la gématrie, est codée par un chiffre. Le sommet de cela, on le rappellera ici, étant son Offrande musicale à Frédéric II de Prusse qui oppose et propose des énigmes musicales à résoudre pour le souverain : jeux d’esprit, de nombres, de mécanique rationnelle mais d’une souveraine beauté.
On rend donc grâces à ce disque, issu d’une recherche pointue, avec une interprétation à la fois sensible et savante de cet objet d’étude et de passion artistique, qui rappelle, comme je l’ai souvent écrit, que le Baroque est un art savant mais nourri du populaire, qui en appelle à la raison mais pour interpeller le cœur. Sa pulsation est celle même de la vie qui ne se résout pas en antithèses et clivages entre le haut et le bas, l’esprit et le corps. En témoigne, si l’on voulait s’en convaincre, su moins dans ce disque, l’irrésistible « danse des suavages » extraite des Indes galantes de Rameau, transfigurées par Michel Corrette.B. Pelegrín
[1] B. Pelegrín, Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, Éditions du Senil, 1999, Première Partie, La musique souvent comme une mer… Musique et nombre, p. 79 et passim.