FMDAM : un festival crucifié
ÉTHIQUE ET ESTHÉTIQUE D’UN FESTIVAL
On ne peut que présenter dans ses grandes lignes Le Festival de Marseille de la danse et des arts multiples (19 juin/ 12 juillet), centré sur la danse, certes, mais qui n’en oublie jamais le théâtre, le cinéma, et tous les arts, visuels, qui gravitent autour de la chorégraphie, victime de la crise des intermittents. Voici ce qui aurait pu être par rapport à ce qui a été.
Le dix-neuvième Festival de Marseille, déploie des fastes à la fois populaires et savants : populaire, normal, naturel comme peut l’être tout mouvement, tout geste, de tous les jours, qui peut s’épurer en rythme, en danse plus consciente, se styliser en chorégraphie savante. Depuis 1996 qu’elle en assure la direction, Apolline Quintrand en assume l’âme, profondément marseillaise mais universaliste pour une Marseille désormais close en ses ambitions coloniales d’autrefois, mais ouverte aux quatre vents de la culture d’aujourd’hui, de la rose des vents du monde. Ce festival, loin d’être un simple divertissement, est une grande aventure artistique à la fois esthétique et éthique.
D’abord, c’est la priorité qu’il se donne : l’accès à la culture pour le plus grand nombre. Dans un monde surinformé mais où il est facile de se croire sourd en se bouchant les oreilles ou aveugle en fermant les yeux, ce festival, nomade mais si ancré chez nous, ouvert aux quatre horizons, ouvre grand les yeux sur la morale et la politique au sens le plus noble du terme. Le Festival de Marseille est un festival engagé socialement, soit par le biais de la charte culture permettant aux marseillais défavorisés d’accéder à la culture pour 1€ symbolique, ou grâce à sa politique d’accessibilité pour les personnes en situation de handicap.
Ce festival, donc, porte une attention toute particulière aux personnes en difficulté sensorielle ou motrice. Et, symboliquement, on peut voir le beau cahier rouge du programme ; on passe les mains dessus et, de minuscules points surprennent le tact : c’est en écriture française Braille pour les malvoyants (3500 programmes en braille ont été imprimés) qui bénéficient du concours de « Souffleurs d’images » professionnels et de spectacles en audio description. Lesspectateurs sourds ont des transcriptions en « Langage des signes », et les malentendants, des amplificateurs personnels de sons. Quant aux personnes à mobilité réduite, l’accessibilité à tous les spectacles leur est facilitée. Mais le Festival propose aussi une réflexion profonde sur le handicap, souvent redoublé par le regard de l’autre qui marginalise celui qui en est frappé. Il invitait donc au spectacle, symboliquement gratuit Attention fragile, dans lequel le danseur et chorégraphe Éric Languet, offre à un danseur en fauteuil roulant, un bouleversant duo avec une danseuse.
Le festival organise aussi des ateliers de pratique artistique, des rencontres avec les artistes, des répétitions publiques, des cycles de projections… des actions éducatives et culturelles dans de nombreux quartiers qui touchent aussi bien les scolaires que le grand public, les plus jeunes, comme les plus anciens.
II
C’est eu égard à cette éthique du Festival, toujours ouvert sur la société et ses problèmes, ayant d’emblée marqué sa solidarité naturelle avec les damnés de la culture sans lesquels rien ne se peut faire, que la tempête de la crise des intermittents l’a frappé avec un excès qui ne peut que paraître injuste dans la justice pourtant réelle des revendications.
Le Festival, dont les deux tiers des représentations ont été annulées, semble avoir payé d’être venu trop tôt dans la saison dans un conflit trop tard jaugé par un gouvernement aujourd’hui sourd à des revendications qu’il affectait de soutenir hier, signant le 26 une convention contestée qui mit le feu aux poudres.
De la sorte, le 19 e Festival de Marseille, s’est ouvert et fermé le 19 juin sur une représentation empêchée par un mouvement de grève. Cette symbolique ouverture/fermeture n’aura pas suffi aux grévistes, souvent minoritaires : sur les 24 représentations prévues seules 8 ont pu être jouées, seules 5000 places ont pu être honorées sur les 15 000 disponibles. Résultat : une perte de recette de 120 000 € et le risque de compromettre l’avenir, le Festival de 2015, qui devait fêter sont 20 e anniversaire.
C’est non sans amertume que sa Directrice, Apolline Quintrand, tout en réaffirmant son indéfectible solidarité avec les intermittents, ayant d’ailleurs signé une lettre au gouvernement avec ses pairs directeurs d’autres Festival, dont les Chorégies d’Orange, regrette que l’on ait rejeté ses propositions de compromis à la fois politique et artistiques :
« Pour moi, il fallait adosser les revendications légitimes des intermittents aux œuvres des artistes et à leur prise de parole particulièrement politique et engagée cette année. C’est à cet endroit que se situait l’acte le plus fort en termes d’engagement, de résistance, de fraternité.
Malgré l’’envie de jouer des artistes, toutes nos tentatives de dialogue se sont heurtées à l’inflexibilité d’une partie de nos salariés et de leurs appuis syndicaux qui ont, par exemple, violemment interdit au public d’accéder à un spectacle où se produisaient, avec une majorité de techniciens non-grévistes, de jeunes danseurs colombiens venus pour la première fois en Europe. Et que dire de la fin de non recevoir qu’ont vécu les danseurs palestiniens ou sud-africains…
J’observe également que le Festival de Marseille a été soumis à des pressions démesurées pour une association loi 1901 subventionnée, engagée artistiquement et qui, ces dix dernières années, a assuré plus de 70 000 heures de travail aux techniciens du Festival dans des conditions de sécurité et de respect intégral du droit du travail. »
D’autres festivals, venus plus tard dans la saison, tel Montpellier Danse où 80% des spectacles ont pu être donnés, se sont mieux tirés du conflit que le Printemps des comédiens de Montpellier et le Festival de Marseille, qui ont payé le prix fort de ces crispations, souvent suicidaires, d’artistes désespérés qui scient ainsi leur branche, tout comme le gouvernement scie, sciemment ou bêtement, celle de son électorat.
Fort heureusement, les deux derniers spectacles, exceptionnels, Diario de una crucifixión de Tino Fernández et Bosque Ardora de Rocío Molina, avant-première à la création mondiale, ont clos ce festival perturbé sur la qualité qui en est la marque de fabrique.
III
Diario de una crucifixión
(Journal d’une crucifixion)
de Tino Fernández
Né en Espagne, formé à Paris et installé en Colombie, Tino Fernández, à Marseille, a offert, a souffert un solo de 55 minutes d’une intensité plastique, picturale, humaine, bouleversante.
Dans le petit théâtre du Lacydon, ancienne chapelle voûtée de deux croisées d’ogives, une scène surmontée d’un crucifix comme relique de son passé religieux, tel un reliquaire immense, une sorte de châsse transparente, un cube vitré. À cour de la scène, une niche vide de statue diffuse une vague lumière. Arrive le protagoniste, qui se dépouille de ses vêtements, véritable expolio qui dévoile un corps émacié, un visage christique souligné par le triangle d’une courte barbe noire : une figure ascétique du Greco.
Sur le « Cum dederit… » du Nisi dominus de Vivaldi, au mouvement berçant de barcarolle, l’homme, entré dans sa cage de verre, enfile une aube blanche, passe un rochet, un camail rouge : sur un siège, il devient pape sous nos yeux, celui de Velázquez revu par Bacon. Il déclame, un pendentif à la main comme un pendule, du latin emphatique, prophétique profération, joue avec son reflet, image de tableaux baroques. Mains, étoiles déployées sur bras dolents, indolents de tableaux maniéristes sur la déploration désespérée de Pamina : « Ach, ich fühl’s… » Il se dépouille de ses vêtements liturgiques. La musique devient acousmatique, haletante, hypnotique et l’homme, arraché à ses vains oripeaux, comme un convulsionnaire, comme à son corps défendant ou défendu, s’offre et souffre, passe par toutes les poses à la fois doloristes et érotiques des ascètes et martyrs torturés des sadiques et masochistes peintures baroques de Ribera, de Caravage.
Le rythme s’accélère et ce sont des torsions, des contorsions, des commotions et émotions du corps heurté contre la barrière de verre qui empêche sans doute un envol de l’enveloppe charnelle libérée de sa consistance terrestre et, les vêtements enfuis, c’est comme s’il voulait se libérer aussi de sa peau, de son corps, devenir peut-être esprit, simple souffle que l’on entend entre gémissement ou plaisir. Simulacre de castration, extrême sudation qui évoque le suaire: il extrait une fiole, l’emplit de sa sueur et, comme une relique, la colle sur la paroi du verre embué de la transpiration de sa transe.
Il s’extrait enfin de sa cage de verre et se rhabille et s’en va après cette parenthèse de christique cristal où le physique a dit le métaphysique. On reste le souffle coupé. Benito Pelegrin.
Photo du festival.
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