Stéphanie d’Oustrac et « la troisième ligne interprétative »
Invitation au voyage, Mélodies françaises. Par Stéphanie d’Oustrac (mezzo-soprano), Pascal Jourdan (piano), Ambronay Éditions 2014
Les tristes temps qui courent en France nous inviteraient à courir ailleurs, mais pour trouver quoi ? Ou, au contraire à concourir à la réflexion qu’un peuple, une nation peut se faire sur soi-même, sa culture, son génie. Ainsi, le dernier disque de Stéphanie d’Oustrac est une anthologie de mélodies que l’on dirait « bien françaises », faites d’élégance, de profondeur légère, de légèreté de la profondeur que l’on pourrait qualifier de pudeur dans l’expression du sentiment, où la futilité est grâce précieuse d’une requête d’amour, où l’éventail est zéphyr, où le jet d’eau jase et se joint aux soupirs. Un univers en vers et en musique de la fin d’un XIXe siècle doucement décadent, délicieusement romantique encore, où la « blessure est chère », où l’on chérit sa douleur » d’amour, sans trop y croire, débordant rêveusement sur un XXe de la Belle Époque pour l’heure innocente des horreurs à venir. Même Reynaldo Hahn, dans une mélodie de 1916, À Chloé, ignore la guerre et s’évade vers le XVIIe siècle galant de Théophile de Viau, frissonnant d’émois amoureux et de ris et de jeux. Le poète baroque voisine avec Mallarmé, néo gongorin, Baudelaire, Francis Jammes, et d’autres auteurs, sinon sacrés, consacrés par les mélodies de leur temps, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Jean Lahor, et quelques inconnus aujourd’hui, musiqués par de grands compositeurs. Bel éventail et fraternité poétique et musicale, tous servis avec un respect égalitaire par la cantatrice, au sommet de son talent d’interprète à la fois simple et raffinée.
Avec le même bonheur que sur scène, cette admirable cantatrice et actrice, sait plier sa voix aux exigences intimistes de la mélodie. Il suffirait, pour s’en convaincre, de l’écouter dans la canonique l’Invitation au voyage, qui prête son nom au titre du CD, le fameux poème de Baudelaire mis en musique par Henri Duparc en 1884. À son écoute, comment ne pas se laisser embarquer par l’invite de cette voix voluptueuse et soyeuse, radieuse dans l’aigu qu’elle sait affiner en pianissimi de rêve ? Et ce piano au ruissellement lumineux de Pascal Jourdan ?
Tout ce beau disque est de la même eau, de la même onde, ou légère ou profonde, qui nous promène, nous berce des grands compositeurs célèbres à d’autres, inconnus ou méconnus, qui furent leurs contemporains, négligés par l’Histoire de la musique aujourd’hui mais auxquels ces deux interprètes rendent un juste hommage : en effet, à côté des connus et archi-connus, Duparc (1848-1933), Debussy (1862-1918) et leurs musiques sur des poèmes de Charles Baudelaire et de Stéphane Mallarmé, on trouve, servis avec le même talent attentif et respectueux, Lili Boulanger (1893-1918), sœur de Nadia Boulanger et première femme lauréate du Premier prix de Rome en 1913, Reynaldo Hahn (1874-1947), cher à Marcel Proust, mais aussi ce rare de contemporain, Jacques de La Presle (1888-1969) Premier prix de Rome en 1921, dont Stéphanie d’Oustrac est l’arrière petite nièce, auquel elle avait déjà consacré un disque.
Il faut entendre, sur un poème d’Henri de Régnier (1854-1936), poète célèbre en son temps, la mélodie Vœu de ce Jacques de La Presle et l’on goûte la délicatesse avec laquelle le large velours sombre de la voix devient une soie des plus fines dans les deux derniers vers pour exprimer ces pas légers à peine marqués sur le sable, où la mer n’effacerait pas « les pas des amants désunis » des Feuilles mortes. Délicatesse impondérable de ce poème de 1912, encore la Belle Époque donc, rêverie d’un sentier pour l’amoureuse qui ne laisse pas pressentir le terrible Sentier des Dames de l’horrible Grande guerre qui approche à grands pas lourds. Du même Jacques de La Presle, il faut aussi faire le détour de cette brève mélodie sur un poème du Général de la Tour, Dédette. Il est de 1913, un an avant le tocsin de la guerre, et sa douceur tendre pour une jeune femme, une jeune fille ou une enfant, odorante de fleurs, éclatant d’azur de bleuets, de blés dorés, contraste dramatiquement pour nous avec ce que nous savons des moissons sanglantes et des couronnes mortuaires pour les morts de la tuerie atroce qui approche inexorablement. Bref, il prend aujourd’hui les couleurs irréelles d’un rêve d’innocence et bonheur au seuil de la tragédie.
On est comblé, dans ce beau disque, par l’art des interprètes, l’intelligence et brillance du piano de Pascal Jourdan et l’infinie variété des nuances, des couleurs dont Stéphanie d’Oustrac drape, nimbe, auréole les mots et les notes de ces mélodies, rendant, aux compositeurs les moins connus de ce répertoire le rang et la dignité que semblait leur refuser une ingrate histoire de la musique éprise de grands noms au mépris de ceux injustement taxés de petits. À cet égard, il faut aussi dire la beauté brève mais déchirante du poème de Francis Jammes, au titre qui prête à méditer : Si tout ceci n’est qu’un pauvre rêve mis en musique par Lili Boulanger, morte à 25 ans. Rêve de la vie qu’il vaut mieux souvent rêver que vivre.
Bémols à la préface : « la troisième ligne interprétative »
Ceci dit, on apportera un sérieux bémol à la présentation du disque et l’on sourira de ces conseils souriants prodigués à Stéphanie d’Oustrac « d’en faire juste un peu moins » dans sa fougue interprétative.
Cette préface au disque a pour titre Quelques paradoxes sur la mélodie française ou la profondeur de la superficialité dont on trouvera le texte complet, très riche, sur le site d’Ambronay (http://www.ambronay.org/Musique-baroque/Recherche/Quelques-paradoxes-sur-la-melodie-francaise-ou-la-profondeur-de-la-superficialite,i2080.html). Il est signé Christophe Deshoulières, alors que, dans le CD, sa réduction porte la signature de Cesare Liverani qui, fatalement, fait la malencontreuse économie des nuances et des retournements.
On souscrit à toute une première partie, très documentée, passionnante même. Là où le bât blesse, c’est la référence à un Barthes de 1955 et à ses Mythologies très circonstanciées, très datées souvent, pour récuser « une troisième ligne interprétative » à l’interprète, qui parasiterait ce que Barthes appelle « la lettre totale du texte musical », l’idéal étant pour lui deux modèles normatifs, « Panzéra pour le chant, ou Lipatti pour le piano [qui] parviennent à n’ajouter à la musique aucune intention. » Bref, une attention sans intention à la lettre et à la note.
On s’étonne un peu de voir érigé en dogme, avec pour prophètes ou papes infaillibles Panzéra et Lipatti, une sentence de Barthes bien marquée par son temps : défiance du sémantique, du sens, au profit du formel, de la forme absolue, pour contrer romantisme, réalisme, marxisme, sociologisme et historicisme qui accablaient à l’époque une littérature réduite au document et dont le Nouveau Roman sera la contestation la plus voyante. C’est l’époque, en réaction à un certain expressionnisme émotif de l’après-guerre et ses urgences de sens, de messages, d’un retour à l’abstraction ; c’est la mode de l’esthétique de l’inexpression, de déclamations poétiques atones, d’un rêve d’ « écriture blanche » encore formulée par Barthes (Camus, Cayrol, Blanchot) hantée par le silence, minimaliste, ou de ce mythique « Degré zéro de l’écriture » (1953), finalement contesté par Barthes lui-même pour délimiter, par contraste, la métaphore et la volonté de style.
Alors, ce concept finalement totalitaire de « la lettre totale du texte musical » méritait d’être discuté ou mis en perspective. Car, un texte, poétique ou musical, n’est pas qu’une lettre sacralisée, figée dans le marbre intouchable : l’on sait les aberrations auxquelles a conduit l’effroi sacré de la lettre, soi-disant « totale du texte musical », réduite souvent à une métrique abusivement géométrique et mathématique, avant de retrouver la souplesse capricieuse de l’esprit, notamment dans le domaine baroque. Un texte, littéraire ou musical, est fait de dénotations et de connotations, de ce qu’il dit strictement et de ce qu’il suggère à l’intelligence et à la culture du lecteur ou auditeur particulier. Barthes encore en donne l’exemple magistral dans S/Z où il se glisse entre et derrière les mots de la nouvelle Sarrasine de Balzac pour en faire des « méandres et entrelacs » de commentaires personnels, bien loin de la « lettre totale », au contraire en expansion potentiellement infinie par tant de strates interprétatives. Quant à Proust, également invoqué par le préfacier comme modèle d’écrivain bâillonnant le chant pour ne laisser parler que la musique, justement, cette musique, il la commente beaucoup, il l’interprète beaucoup, en déroule les connotations par des entrelacs de métaphores, que ce soit la Sonate de Vinteuil et sa petite phrase ou le fameux prélude de Lohengrin.
Comme le disait Foucault de la langue, il y a aussi, à plus forte raison, « une part d’ombre » dans le poème et la musique qui en légitime l’exégèse, le commentaire, l’interprétation, l’intention, les intensions, contrairement au rêve un moment purificateur et naïf de Barthes. Et, contrairement à ce que pense le préfacier pour en sourire et désirer la contraindre chez « LA d’Oustrac », il y a bien « une troisième ligne interprétative » qui s’ajoute au texte et à la musique de la mélodie et on la salue chez cette grande artiste. Certes, toute surinterprétation qui ne ferait que redoubler le sens ne serait que redondance, pléonasme. Mais, qu’on le veuille ou non, l’interprétation de la mélodie, de la chanson, de l’air lyrique, au-delà du texte poétique ou musical, en est l’expression extrinsèque qui lui donne corps et l’on sait ce que l’on doit à Callas pour avoir sauvé de l’oubli un répertoire du bel canto romantique par son génie interprétatif. Quel que soit l’agrément mélodique de la Vie en rose ou de l’Hymne à l’amour, le charme de leur musique ne pourrait sauver la platitude de leur texte que seule l’interprétation de Piaf élève au rang d’archétypes universels.
Le dernier disque Ambronay Éditions, Invitation au voyage, fait partie du Gramophone Editor’s Choice du mois de janvier!
« L’art vocal bourgeois », écrit Roland Barthes vers 1955 dans Mythologies, « veut toujours prendre ses consommateurs pour des naïfs à qui il faut mâcher le travail et surindiquer l’intention, de peur qu’elle ne soit suffisamment saisie (…). Souligner le mot par le relief abusif de sa phonétique, vouloir que la gutturale du mot creuse soit la pioche qui entame la terre, et la dentale de sein la douceur qui pénètre, c’est pratiquer une littéralité d’intention, non de description, c’est établir des correspondances abusives. »
Dans le chapitre déjà cité de ses Mythologies, Roland Barthes ne condamne pas la mélodie française en soi, mais la surinterprétation expressive de certains chanteurs ; il suffit d’en lire les dernières lignes pour faire l’éloge de l’intensité réelle mais non-spectaculaire de l’interprétation de la chanteuse et du pianiste : « Difficulté majeure de l’exécution musicale : faire surgir la nuance d’une zone interne de la musique, vérité suffisante, qui ne souffre pas la gêne d’une expression. C’est pour cela que l’interprétation d’excellents virtuoses laisse si souvent insatisfaits : leur rubato, trop spectaculaire, fruit d’un effort visible vers la signification, détruit un organisme qui contient scrupuleusement en lui-même son propre message. Certains amateurs, ou mieux encore certains professionnels qui ont su retrouver ce que l’on pourrait appeler la lettre totale du texte musical, comme Panzéra pour le chant, ou Lipatti pour le piano, parviennent à n’ajouter à la musique aucune intention : ils ne s’affairent pas officieusement autour de chaque détail, contrairement à l’art bourgeois, qui est toujours indiscret. Ils font confiance à la matière immédiatement définitive de la musique. »
Lors de leurs répétitions, j’ai quelquefois entendu il maestro Jourdan et Renaud Delaigue (lui-même chanteur spécialiste de répertoires anciens et rares) conseiller en souriant à « LA d’Oustrac d’en faire juste un peu moins » dans des passages pourtant propices à la manifestation de sa belle santé vocale, à l’exhibition de son penchant pour le théâtre lyrique, pour ce « mélodrame » à la base de tout spectacle musical… Quand, à travers le décor invisible et les commentaires suggestifs du piano, se manifeste la diction intelligible du texte à travers la périlleuse maitrise du chant, pourquoi en rajouter ?
Benito Pelegrin