Les Musiciens et la Grande Guerre (X)
Les Musiciens et la Grande Guerre (X)
Concertos pour la main gauche
Lorsque la barbarie nous menace, la plus belle riposte est celle de l’art, le degré suprême de l’humanité, de la civilisation. Nous avons déjà parlé de cette magnifique collection des Éditions Hortus, sur les Musiciens de la Grande Guerre, un projet sur cinq ans, pour évoquer par l’art, par la beauté, par l’humanité de la musique, l’atrocité inhumaine de la destruction, du massacre que fut ce qu’on appelle, hélas « Grande » Guerre par son ampleur cataclysmique mondiale, mais qui symbolise aussi, en ce centenaire, toutes les horreurs d’une humanité qui renouvelle avec constance son acharnement à se détruire.
Mais attention, cette « Grande », à son échelle, collection discographique, cette belle série de disques qui en est déjà à son dixième album, n’est pas une longue litanie de musiques à programme, une somme d’images de batailles, de mort, transcrites par la musique : laissons au franquisme, aux fascistes de tout poil et barbe, le cri odieux de « Vive la mort ! ». Si elle se réduisait à cela, ce serait un odieux défilé sonore illustrant de façon opportuniste, surfant sur ce centenaire, la rage, les ravages, les malheurs de la guerre, une guerre déjà centenaire qu’on rappellerait un peu indécemment à la mémoire. Non, ce n’est pas un culte à la culture mortifère de la guerre : c’est, au contraire, une affirmation volontariste des valeurs humaines de l’art au milieu des ruines, aux prises avec sa négation absolue. Ces disques, de musiciens victimes ou témoins de ce désastre sans précédent jusque-là, sont des témoignages respectueux et parlent, rêvent de paix au milieu de l’horreur. Ils sont une blessure au cœur et à l’esprit conscient mais, à la fois, un baume, sinon une guérison : la musique oppose l’amour à la haine et pose la force affirmative de la vie, de la création, face à la destruction, à la mort.
Certes, on a du mal à écouter ces musiques d’une oreille neutre, indifférente au contexte qui les vit naître. Mais, au-delà du sentiment, du sentimentalisme inévitable qu’on ne peut évacuer à leur écoute, il y a aussi le bonheur de la raison de cet hommage qui permet, au-delà des circonstances douloureuses, de redécouvrir ou de découvrir des compositeurs méconnus ou inconnus. Ainsi, cette dixième livraison propose deux concertos pour piano et orchestre pour la main gauche : pour une seule main, non mutilée, non amputée par l’horrible blessure de l’autre que le pianiste Paul Wittgenstein, frère du célèbre philosophe de deux ans son cadet, Ludwig Wittgenstein, dans cette belle affirmation de vie, de foi dans l’art, commanda à divers compositeurs comme Prokofiev, Strauss, Franz Schmidt, Bortkiewicz, Weigl. On lui en composa ainsi une quinzaine ! Celui que lui écrivit Ravel est bien connu, c’est pourquoi on est reconnaissant à ce disque qui, sous les doigts de Nicolas Stavy, avec l’Orchestre National de Lille sous la direction de Paul Polivnick, ressuscite le rarissime concerto de Korngold et celui plus connu de Benjamin Britten (1913-1976), Diversions pour piano main gauche et orchestre, un thème et douze variations, que le pianiste commanditaire créa en 1942, pendant la Seconde guerre mondiale.
Le concerto est constitué d’un thème exposé dans la première plage, grave et solennel mais en rien morbide, et de onze variations aux titres français comme qui en indiquent le climat : « Récitatif, Romance, marche, Arabesque, chant, Nocturne, Badinerie, Burlesque », à part « Toccata I et II » et la variation finale, « Tarentelle » qui réfèrent, bien sûr, au piano et à une danse italienne. Sur la cinquième variation (plage 5) passe comme un rêve tendre de bonheur et on se laisse porter, doucement transporter.
Notons que Britten, marqué aussi par la guerre, la seconde, écrivit un célèbre War Requiem en 1961.
Dans la pochette du CD, on lira avec les courtes biographies de ce chef américain remarquable Paul Polivnick, du brillant pianiste Nicolas Stavy, qui a choisi lui-même ces deux concertos pour la main gauche parmi un grand nombre d’autres, non seulement à cause leur intérêt circonstanciel dramatique lié à la blessure du riche commanditaire Wittgenstein mais pour leur beauté musicale intrinsèque. Mais Nicolas Stavy signe un texte bref mais très éclairant sur « La main gauche » au piano. En effet, on trouve peu d’œuvres simplement pour la main droite alors que, nous explique-t-il, en dehors de l’anecdote historique de l’écriture de ces concertos pour un pianiste amputé de la main droite, il existe un répertoire « non négligeable » pour la main gauche. En effet, morphologiquement, le pouce à droite permet l’exécution de la mélodie tandis que les quatre autres doigts en font un accompagnement. Mais cela se paie par un déplacement prodigieux de la main valide qui est une contrainte périlleuse relevant de l’exploit. C’est parfaitement illustré par le morceau suivant.
Le second concerto du disque, Concerto pour piano (main gauche) en ut dièse op. 17 de Korngold est, chronologiquement le premier puisqu’il fut composé en 1923, à peine quatre ans après la guerre, et créé par Wittgenstein l’année suivante en 1924. Le compositeur n’avait que vingt-six ans, mais n’en était pas à son coup d’essai. En effet, Erich Wolfgang Korngold (1897-1957), Autrichien, fut un enfant prodige ; on l’appelait Wunderkind, ‘l’enfant merveilleux, l’enfant génial’ : à treize ans une de ses œuvres avait été jouée devant l’empereur d’Autriche. Son opéra post-romantique Die tote Stadt, ‘La Ville morte’ (1920), d’après le roman Bruges-la-morte de Rodenbach fut un triomphe. C’est l’une des rares œuvres de lui qu’on continue à jouer car, fuyant son pays occupé par les nazis, il s’exila, avec nombre d’autres compositeurs, aux Etats-Unis. Il y fit une carrière remarquée de compositeur de musiques de films, dont le fameux Robin des Bois, avec Errol Flynn qui lui valut un des cinq Oscar sur ses 18 musiques de films. Le VIIIe mouvement a quelque chose de puissamment passionnel, entre post-romantisme et expressionnisme.
Miracle ou magie de l’art, à l’écoute, on a du mal à entendre qu’une seule main valide joue cette musique. Bel exemple de ce que le génie humain peut donner pour dépasser l’effet dévastateur de la malignité humaine. B.P.