Abdel Bouchama, un acteur engagé et passionné
Rencontre avec Abdel Bouchama (photo ci-dessus), fondateur, directeur artistique et comédien de la Cie « un mot, une voix », basée à Ollioules dans le Var. Créée en 2002 et forte de 5 créations, la compagnie qui allie création et pédagogie travaille à un nouveau spectacle tous les deux ans, chacun tournant pendant environ 3 ans, afin de donner à entendre des auteurs contemporains et vivants, au-delà du département, et ainsi porter leur parole. Les spectacles sont souvent issus de commandes d’écritures à l’image de la dernière création de la compagnie, un texte à deux voix, « le temps d’après », créée à Présence Pasteur pendant le festival d’Avignon off 2015, basée sur un écrit de l’auteur de « T’es qui toi ? T’es d’où ? »,* Gilles Desnots. Pour la petite histoire, c’est à l’âge de 14 ans qu’Abdel Bouchama a voulu devenir comédien, après avoir vu des spectacles à la télévision, à l’occasion de l’émission « Au théâtre, ce soir ! », avec sa sœur. Habitué d’Avignon, il résume en une phrase ce festival éprouvant et couteux qui lui a néanmoins permis de tourner ses spectacles : « Avignon, c’est un phare mais ça peut aussi être un leurre ». Entretien.
DVDM : Comment avez-vous choisi de faire appel à Gilles Desnots pour votre seul en scène ?
A.B. : Je l’ai rencontré en 2005, dans un lycée où je jouais : il y était professeur. Après avoir lu quelques-uns de ses textes, je me suis dit pourquoi ne pas lui proposer une commande d’écriture. On en a alors discuté puis on a commencé le travail d’écriture, de façon un peu particulière, d’autant plus qu’il avait accepté mon regard sur le texte.
DVDM : Le texte est un peu comme un long poème homérique, avec le personnage fictionnel de Tékitoi Tédou, personnification ou allégorie de la thématique de la pièce, inscrite elle-même dans son titre… Ce travail d’écriture métaphorique est-il propre à l’auteur ?
A.B. : C’est en effet son style mais ce qui m’importait le plus, c’était de quoi il allait parler et la façon de dire, retranscrire cette question des identités plurielles, de la double culture, de l’immigration et des migrations. Je ne voulais aucune moralisation ni pathos. C’est un petit cri et j’espère, une ouverture pour chacun, car il s’agit d’une personne qui raconte une histoire, son histoire, et chacun d’entre nous peut entrer ou pas dans cette histoire et s’en saisir, l’accaparer. C’était une communion et un voyage à la façon d’Homère que je voulais.
DVDM : La langue est très particulière, voire complexe dans son usage, mais très philosophique, notamment quant à la fin, il dit « je suis là » comme pour assurer d’autant plus cet être-là qu’il affirme être depuis le début. Cela n’est pas sans rappeler Heidegger et sa pensée du Dasein : l’Homme, cet être-là. Le « je suis là » fait penser à cette posture philosophique de l’être-là, au regard du monde et du temps, de la possibilité extrême qu’est la mort, avec, ici, sa conscience ou plutôt son savoir qu’il est là, qu’il en est là et qu’il va arriver là.
A.B. : Cela me touche et me fait plaisir, car c’est la première fois que l’on me parle du « Je suis là », et votre analyse est très pertinente. Effectivement, dans la pièce, dès le début, il n’arrête pas de dire « je suis là » et ce qui m’intéressait aussi c’était de voir ce « j’en suis là dans mon parcours » : le « je suis là » du début est fragile, puis il s’affirme et à la fin, ce « je suis là » appelle le « nous sommes là » du spectateur.
DVDM : Votre interprétation est très physique et en correspondance avec l’oralité du texte. Comment vous y êtes-vous pris pour incarner ce personnage ?
A.B. : J’ai beaucoup travaillé sur le dire pour enlever au maximum la voile de la théâtralisation même s’il y a de la mise en abyme (quand il est au guichet et se souvient de sa mère, par exemple) : on est tombé d’accord avec l’auteur sur le mot frontière. Pour jouer cette pièce, il fallait être sur un fil, à la frontière, entre le théâtre et cette parole de l’oralité, pour la rendre, le plus sincèrement possible, sans fioriture, et presque d’un façon brute, dire ce texte là en étant rempli de ce que l’auteur porte. Alors l’acteur pouvait être habité par ça. L’expressivité vient de l’intériorisation du jeu qui en devient très physique. Il fallait partir d’une énergie et la garder du début à la fin, sans la perdre au cours de cette histoire. Au départ, j’étais parti sur le dire d’un seul souffle, en apnée, parce qu’il est dans une urgence, mais le spectateur voulait tout en entendre et tout comprendre et il ne comprenait pas la raison de ce choix. Certains acceptaient de ne pas tout comprendre, d’être sur une sonorité ou l’image d’un seul mot, comme quelqu’un qui parle mal une langue et essaie de comprendre ce qu’il se passe à partir d’un mot qu’il reconnait. Puis, malgré moi, ce texte, je l’ai dit d’une autre manière à Paris quand je l’ai repris, en étant plus dans une forme de parole récitée, sans le côté théâtral, avec un peu plus de silences, sans pour autant m’installer dans les silences, pour essayer de prendre le spectateur dans une émotion et une sensation pour « l’empêcher » de réfléchir.
DVDM : C’est un texte extrêmement dense. Quand on le voit à la scène, on est pris dans le mouvement, le flux de la parole et ce n’est qu’après qu’on y repense et qu’on y réfléchit vraiment car c’est un spectacle qui touche et remue beaucoup le spectateur, rappelant des choses vécues, que l’on soit ou non migrant. Il parle de toutes les migrations, à l’intérieur de son pays ou d’un pays à l’autre…
A.B. : Oui, et lui, c’est un nomade intérieur. Quand il est là-bas, on lui dit qu’il n’est pas de là-bas car il est né ici mais ici, on lui demande d’où il est.
DVDM : C’est un choix d’avoir monté ce spectacle?
A.B. : C‘est plus qu’un choix : cette pièce est viscérale, elle est née dans ma tête en 2000 avec le décès de ma mère, car c’est une branche de perdue avec l’autre rive, la branche la plus liée au pays d’origine. Je ne m’intéressais pas à ce pays, l’Algérie ; j’avais une colère de ce pays-là, qui oblige des personnes à partir pour des raisons politiques, économiques. Ce pays ne prend pas en compte ses enfants qui sont obligés de s’expatrier. Je me dis que j’ai une chance infinie de ne pas avoir grandi là-bas, d’être né ici, car j’ai pu faire un métier que j’aime. Mais, il y a toujours les origines qui sont là, et même si on peut les nier, faire semblant, elles nous interrogent. Je sentais que quelque chose commençait à bouger dans mon ventre et j’ai souhaité parler de ça. Néanmoins, il y avait un piège dans lequel je ne voulais pas tomber : c’est de raconter mon histoire ! Cela ne m’intéressait pas, déjà qu’on est dans l’égo et cabotin, qu’il faut être narcissique et un peu fou pour monter sur une scène, si, en plus, il fallait que ce soit mon histoire, c’était raté ! C’eut été difficile de la partager, il fallait mieux écrire une autobiographie… Pour moi, le théâtre, c’est dire le monde, c’est universel même s’il y a toujours quelque chose de soi mais il faut porter la parole d’un auteur qui lui-même dit le monde. Il fallait que ce texte soit celui de tout le monde : c’était le premier danger car dedans, il y a des points en lien avec un vécu réel ; par ailleurs, je ne voulais pas qu’il dise mon nom. Là, je me sens plus dans le partage parce que cette histoire peut appartenir à l’autre ! Ce qui me plait aussi dans ce texte, c’est qu’il pose des questions et n’y répond pas. Car la réponse est en chacun de nous, pour reprendre le titre d’une des pièces de Pirandello, « chacun sa vérité ». Quand l’écriture, la dramaturgie, est ouverte, le spectateur peut alors l’interpréter avec son vécu.
DVDM : La scénographie est elle aussi ouverte : elle peut symboliser un hall d’immeuble, un guichet d’administration, une gare… juste en déplaçant un élément du décor. Elle évolue aussi en fonction du voyage intérieur du personnage.
A.B. : En effet, la scénographie est composée de trois éléments avec un plexiglas en composite entouré deux panneaux en carbone. Ces éléments forment un endroit de fortune où les migrants arrivent, ils peuvent aussi former un mur ou des lignes…. Au départ, c’est un guichet avec sa lumière blafarde qui, petit à petit, devient bleue, symbole de la mer. La Méditerranée est ici omniprésente. Les lignes formées par les éléments se desserrent au fur et à mesure du voyage du personnage et le chemin escarpé et difficile qu’il a suivi s’éclaircit à la fin de la traversée, comme un espoir.
DVDM : C’est un travail collectif ?
A.B. : Oui, le plus dur, c’était le départ. Comment débuter ? Cela fait quelques monologues que je joue, et sauf si l’écriture nous le dit, la première des questions que je me pose est : à qui je parle ? Il est important de parler au spectateur et de lui donner un statut. Ici, c’est un voyageur, un migrant qui arrive quelque part pour aller chercher des papiers d’où le silence, puis les voix timides qui s’élèvent et enfin, celle d’un enfant qui s’énerve de cette attente et demande « on y va ? ». C’est à ce moment-là qu’il propose de raconter à cet enfant une comptine (la métaphore de l‘oignon) avant de repartir dans la file d’attente. Le fil conducteur du spectacle est alors le chant de sa mère qui lui dit de raconter son histoire, de son enfance à aujourd’hui : là, le spectateur a un statut, il entre en communion avec le personnage pour être ensemble dans ce guichet.
DVDM : Vous avez parlé de pédagogie, quelles types d’actions pédagogiques faites-vous avec votre compagnie ?
A.B. : On travaille avec des publics très différents, des écoles à l’université en passant par l’Hôpital ou la Prison. Ce sont des rencontres fortes à chaque fois : à l’hôpital, je travaille avec des polyhandicapés lourds, je leur raconte une histoire, on échange, un éducateur retranscrit nos entretiens puis on met en place au cours d’un atelier d’écriture les mots ainsi recueillis et on travaille sur l’improvisation. En prison, on est plus dans l’instant : je travaille sur le comment faire du théâtre sans se rendre compte qu’on fait du théâtre. C’est plus qu’un cours car beaucoup disent que le théâtre n’est pas pour eux, alors j’essaie de désacraliser le théâtre, mon rôle étant de leur faire comprendre que le théâtre, ce n’est pas forcément ce à quoi on pense. C’est l’enfance, l’imaginaire, qui permet d’aller vers ses rêves, ouvre des horizons. Par exemple, je dirais que le conservatoire s’est démocratisé il y a vingt ans : quand j’avais 12 ans, je ne pouvais pas faire autre chose que jouer au foot, je ne me posais pas la question de faire du théâtre et on ne me proposait pas autre chose que du foot ! C’est un peu comme proposer du théâtre à des personnes qui n’ont pas de quoi payer leur loyer ou comme dans les films américains sur la guerre froide où le gentil est forcément du côté de l’Ouest. On ne se posait simplement pas la question de faire ou voir du théâtre. Or, pour moi, l’artiste doit porter une parole pour dire que le théâtre, c’est pour tout le monde, ça doit être pour tout le monde. Si ce n’est pas évident et qu’on doive le dire, en tant qu’artiste on a un grand travail à faire et cela vaut pour tous les champs artistiques. C’est un espoir, il faut essayer d’avancer.
Propos recueillis par Diane Vandermolina, mai 2015
* La spectacle a été joué au Lenche (Marseille) fin Avril 2015!
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