Ecuba, par la Cie Laminarie (Italie), en escale à Marseille
Mise en scène : Febo Del Zozzo, assisté de Valéria La Corte
Avec : Francine Eymery (Hécube), Thomas Carroger, Audrey Despagne, Laura Ghnassia, Paola Lentini et Nancy Robert (le chœur)
Présenté au théâtre des Argonautes le 14 décembre à 20h30
Durée : 45min
Vibrante Traversée Théâtrale au cœur de notre Humanité errante
Une fois n’est pas coutume, nous avons apprécié en tous points le travail artistique original et profondément engagé d’une compagnie de théâtre contemporain. La compagnie Laminarie, originaire de Bologne, fondée en 1999, avec à sa tête Febo Del Zozzo, a posé ses valises pour une bonne semaine en notre ville afin d’y offrir un workshop dont le rendu a été montré au public, mi-décembre, pour une représentation unique en tout point de vue, aux Argonautes.
A découvrir Febo sur scène, tirant sèchement et fermement sur les cordes d’un bateau voguant contre vents et marées avant de trouver refuge dans une rade, les faisant bruisser entre elles avec le claquement crépitant du bois auquel elles sont solidement accrochées, soumises aux éléments, on penserait, avec sa carrure athlétique et ses bras musclés, son pas alerte et sûr, à un de ces gars qui travaillent durement dans les chantiers navales, ou encore, avec son regard perçant imperturbable qui ne laisse rien transparaitre et sa rudesse affichée, à un marin à la barbe hirsute, revenu au port après une longue traversée périlleuse. Une image forte et belle, pleine de sens, qui plonge le spectateur dans la noirceur océanique d’une traversée étonnante. Le public, saisi, retient son souffle, respirant au rythme cadencé des mouvements de bras du metteur en scène.
Puis se distinguent des personnages, tous vêtus de noir, presque invisibles, qui marchent, allant et venant, sur le pont, à une allure de plus en plus vive, entre les deux rebords du navire qui tremble sous les pas de ces six hommes et femmes, jusqu’à ce que les corps en mouvement se heurtent les uns aux autres pour former ensuite un chœur tourbillonnant duquel émergera Hécube. Ils disent Ecuba et elle apparait, à l’instar de la lumière dans la Bible, toute de rouge vêtue, telle une reine déchue hantée par la mort. Mort de son époux et de ses 19 enfants dont seront cités les noms, anéantissement de son être entier écartelé par le désespoir, faiblesse de son corps qui tente de s’agripper à des mats de secours pour ne pas se noyer, pesants morceaux de bois effilés en forme de battes, tendus affectueusement par le chœur, quatre femmes et un homme qui soutiennent comme un seul homme l’héroïne en partance vers son destin.
Elle a chuté déjà, s’est relevée puis rechutera encore et encore jusqu’à éructer sa malédiction à la face du public, un public hypnotisé par l’intensité du jeu de Francine Eymery, l’interprète saisissante d’Hécube. Avec sa gestuelle précise, délicate et subtile où le seul lent mouvement d’un muscle de la main concourt à exprimer l’émotion. Porteuse d’une émotion intériorisée qui surgit et advient avec une intensité rare. Vibrante d’une tension émotionnelle qui monte en crescendo, prête à exploser. Ses gestes et ses mouvements, proches et même pour certains issus du Butô qu’elle pratique avec art, impriment le rythme à ses mots, paroles scandées d’une voix de basse, sans contrefaçon ni artifice. Evocation du pillage de Troie, la ville de Priam, son époux, extrait de l’Iliade d’Homère, qu’Euripide prendra comme point de départ dans sa pièce Hécube. Egalement convoquée ici.
Avec un grand sens du rythme, imprimé par le mouvement, et une précision rigoureuse, dans la gestuelle, le metteur en scène offre à découvrir un théâtre qui n’est pas sans rappeler le théâtre de Grotowski, théâtre pauvre basé sur le jeu physique de l’acteur, ou encore l’Opéra Chinois, dans lequel les chanteurs-acrobates exercent leur talent avec finesse, élégance et puissance. L’émotion dégagée par l’énergie de ces corps mouvants sur la scène est d’autant plus puissante que rares sont les mots, intégrés à la dramaturgie avec une grande parcimonie. Des mots dont semble se défier Febo. En effet, à l’instar de la culture, le livre, cet instrument du savoir mis en mots, peut libérer mais également enfermer selon l’usage qu’en fait le politique : il peut devenir un instrument d’oppression dans un monde en dégénérescence. « Ce monde de vainqueurs vulgaires et malhonnêtes, de prévaricateurs faux et opportunistes, de gens qui comptent, qui occupent le pouvoir, qui volent le présent, et encore plus l’avenir, à tous les névrotiques du succès, du paraître, du devenir » dirait Pasolini.
Ce dernier dans LA VALEUR DES VAINCUS (issu d’une interview pour l’hebdomadaire New Ways « NR » 42-28 – du 21 Octobre 1961) s’exprime ainsi avec justesse : « Je pense qu’il est nécessaire d’éduquer les nouvelles générations à la valeur de la défaite. A sa gestion. A l’humanité qui en dérive. A construire une identité capable d’envisager une communauté de destin, où on peut échouer et recommencer sans que la valeur et la dignité en soient affectées. A ne pas devenir un dominant, à ne pas passer sur le corps de l’autre pour arriver premier. [… ] Moi je suis un homme qui préfère perdre plutôt que gagner avec des moyens injustes et impitoyables. Grave faute que la mienne, je le sais! Et ce qui est encore mieux, c’est que j’ai l’insolence de défendre cette faute, de la considérer presque comme une vertu… » Un magnifique texte qui résonne avec le propos philosophique de cette création, lu en voix off par Jean Pierre Girard.
Car, oui, dans cette tragédie qui se joue sous nos yeux, celle-là même d’Hécube, il est question de perte et de défaite, d’exil et de migration, mais également de libération et de résilience. Ici, le metteur en scène explore les infinis continuums du mythe d’Hécube, venue de Phrygie, reine déchue de Troie, vengeresse du meurtre d’un de ses fils, exilée en Thrace, devenue chienne errante, ayant ému de son cri de douleur jusqu’à Héra: de son enferment dans le malheur (que peuvent symboliser ces cordes de couleur claire s’érigeant telles deux murs infranchissables) à sa libération (que peut signifier l’accumulation de livres sur des fils rouges entremêlés et ordonnés de façon à former un métier à tisser).
Hécube représente un visage de notre humanité aux prises avec l’oppression politique, une figure de son errance et de son espoir. Et, en ce qu’Ecuba cristallise ainsi les enjeux de notre humanité, au travers d’un mythe toujours actuel, le parallèle avec l’exil des migrants devient aisé à imaginer. Migrer dans de terribles conditions où la mort les guette sans discontinuer au cours de leur traversée périlleuse dans leur frêle embarcation pour fuir les persécutions, la guerre, le terrorisme et le malheur engendré par ces fléaux, avec l’espoir d’un avenir meilleur.
Proposé d’une rive à l’autre de la Méditerranée, ce projet ambitieux est risqué dans la mesure où si la scénographie reste la même, le choix des comédiens participants se fait dans le port qui accueille le projet : le résultat n’est jamais connu d’avance, ni même le nombre de participants. Un défi renouvelé à chaque étape d’un projet qui fera escale au Maghreb et bien entendu dans la patrie d’Hécube, à Athènes au printemps. Avec ce risque assumé de construire un espace nouveau de réflexion, la difficulté de se renouveler à chaque étape, la complexité de l’intégration en un temps limité de personnes inconnues.
Porteur d’une parole politique forte, créée avec l’exigence intransigeante d’un metteur en scène au grand cœur, cette création poétique forte d’une pensée juste mais point désenchantée sur le monde contemporain et ses enjeux, a ravi le public marseillais venu en nombre la découvrir. Et nous ne pouvons que saluer cette présentation tant elle est aboutie et porteuse d’espoir. Tout simplement bravo à tous les participants et à son créateur, Febo. Un enchantement théâtral! Merci aux Argonautes d’avoir accueilli Ecuba, un si beau et généreux projet auquel nous souhaitons bon vent ! Diane Vandermolina
Plus d’infos sur la compagnie http://www.laminarie.com/
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