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La Folle Journée ou le Mariage de Figaro : DÉNONCER UN MONDE SANS Y RENONCER

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Théâtre de la Criée,

6 janvier 2017

 

La Folle Journée, ou le Mariage de Figaro (1785), est le volet central de la trilogie théâtrale de Beaumarchais, Le Roman de la famille Almaviva, qui comprend Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile, 1775, ce Mariage de Figaro donc et L’Autre Tartuffe ou la Mère coupable, 1792, en pleine Révolution française, située à Paris.

Dans ce Mariage de Figaro, on retrouve les mêmes personnages que dans le Barbier de Séville :  pour les secondaires, don Bazile, le professeur de musique intrigant et vénal, pour les principaux, le Comte Almaviva, grand seigneur andalou qui, grâce à l’ingéniosité du barbier Figaro, a enlevé puis épousé la pupille de Bartholo, Rosine, qui sera la Comtesse délaissée du Mariage de Figaro. Ce dernier, devenu valet de chambre du Comte, va épouser le jour même Suzanne, nouveau personnage, camérière et confidente de la triste Comtesse, la vieille Marceline, à peine nommée dans la pièce précédente, obstacle à ces noces car elle prétend épouser Figaro sur la promesse de mariage qu’il lui a faite contre un prêt d’argent qu’il ne peut rembourser. Enfin, avec Fanchette et quelques acolytes nécessaires comme Antonio, un autre personnage essentiel à l’intrigue paraît, Chérubin, un jeune page turbulent et amoureux qui sème involontairement le trouble sur son passage.

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Pièce féministe et prérévolutionnaire

         Maître contesté par femmes et domestiques

Écrite dès 1781, la pièce de Beaumarchais n’est créée que trois ans plus tard, mais censurée pendant des années, le roi intervenant en personne pour l’interdire après lecture et une fois encore pendant sa première représentation. Car c’est bien une pièce prérévolutionnaire, du moins dans l’air troublé du temps, dont les répliques contondantes, même si ces mots piquants couraient déjà les salons éclairés et les tréteaux en égratignant la noblesse, font mouche sur la caisse de résonance de la scène, sonnant telles des sentences par la puissance aphoristique de l’écriture de Beaumarchais. Ainsi le féminisme lucide de Marceline, « bel esprit », qui « a fait quelques études » aux dires mêmes de sa rivale Suzanne, s’indigne, insurgée contre la condition des femmes, asservies, dépendantes, ne pouvant même pas administrer leur fortune :

« Traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! »

 C’est déjà une préfiguration d’Olympe de Gouges, qui paiera sur l’échafaud son audace, auteure d’une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, que la Révolution avait exclue de sa Déclaration des Droits de l’Homme, interdisant le droit de vote aux femmes. Comme Marceline, gouvernante autrefois séduite, engrossée et abandonnée par Bartholo, la Comtesse est une victime de son volage époux, infidèle par système et jaloux non par amour, mais « par orgueil ». Du Comte, despote apparemment éclairé pour la forme mais, dangereux tyran domestique avéré, les témoins, tout en le flagornant, dressent peu à peu le puzzle d’un portrait peu flatteur :  « las de courtiser les beautés des environs », il cherche chair fraîche sous le même toit que sa femme, au château, « se permet de nous souffler toutes les jeunes » comme le lui lance Figaro auquel il veut imposer la vieille Marceline, telle Fanchette qu’il lutine, ou Suzanne qui avoue amèrement à la Comtesse que son mari, en fait de séduction, « n’y met pas tant de façons avec sa servante : il voulait m’acheter. » Nous apprendrons qu’il ne lui demande qu’un rendez-vous d’un quart d’heure, qui en dit long sur son érotisme expéditif.  Conscience de classe chez Suzanne, qui dira au Comte que « les vapeurs » ne sont point maladie de servante mais des dames « de conditions qu’on ne prend que dans les boudoirs. »

Figure du pouvoir incontesté ouvertement, il n’est pas étonnant que le Comte ligue contre lui ses victimes, lassées de son autoritarisme capricieux. Même Bazile, le maître de musique, pourtant entremetteur du Comte, conscient de sa dignité d’artiste, lui rétorque avec hauteur lorsque le seigneur lui donne un ordre : « Je ne suis pas entré au château pour en faire les commissions. »

La satire de la justice est un sommet comique de la pièce : « Indulgente aux grands, dure aux petits… », dénonce Figaro, en appelant à l’équité du juge, soulignant avec ironie, « quoique vous soyez de notre justice. »

Si, dans le Barbier, Figaro avait deux sentences d’une spirituelle impertinence contre les nobles : « un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal » et déclare impunément à Lindor : « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? », dans le Mariage, toujours dans la même veine impertinente, au Comte qui se plaint que les « domestiques […] sont plus longs à s’habiller que les maîtres », son domestique réplique : « C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider. »  Mais on trouve, degré de plus dans l’audace, comme un manifeste de la liberté de critique, la fameuse phrase de Figaro devenue la devise du journal éponyme : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. »

Il y a, surtout, dans le second volet du triptyque, la révolte argumentée du valet Figaro, parfait et loyal serviteur du Comte, qu’il aida à séduire et enlever Rosine : Suzanne lui découvre que son maître ingrat le trahit, veut rétablir le « droit de cuissage » qu’il avait aboli, droit du seigneur de posséder avant lui la fiancée de son serviteur, veut coucher avec celle qu’il doit épouser le jour même. Car, tout comme Le Barbier de Séville précédent, c’est aussi une comédie à l’espagnole avec des parallélismes entre les maîtres et les valets. Mais ces derniers deviennent aussi premiers, les valets disputent la première place aux maîtres et donnent même le titre de la pièce. Ils entrent en conflit avec eux, pour le moment en secret, avec la ruse, force des faibles. Et c’est la fameuse tirade, le monologue de Figaro, déjà couplet de la Révolution dénonçant la noblesse :

« Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie !… Noblesse, fortune, un rang, des places […] Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus… »

Indiscutable constat sur l’injustice de classe, qui devient terrible réquisitoire d’un plébéien, d’un proche Tiers état, qui rue dans les brancards et demandera bientôt l’abolition des privilèges indus de la noblesse.

 

RÉALISATION ET INTERPRÉTATION 

Donc, sous couleur d’humour, la politique : lourd enjeu dont le jeu léger de Rémy Barché à la gamme ludique gomme les violences dans une mise en scène virtuose et versicolore, étourdissante, souvent assourdissante, micro, mégaphone, sono, tambour et ballons battant. Beaumarchais, dans l’épigraphe de sa pièce, deux vers du vaudeville final, « En faveur du badinage, / Faites grâces à la raison », dans la tradition rhétorique canonique institutionnalisée par le Concile de Trente, imposée à l’œuvre d’art (Docere, movere, placere, ‘instruire, émouvoir, plaire’) prétendait faire de la sorte œuvre utili dulci, ‘utile et agréable’ : faire réfléchir, faire passer un message. Ici, à trop de son, on en perd un peu le sens.

Certes, le texte énonce et dénonce avec une force verbale si prégnante qu’il résiste de toute son évidence à ce traitement juvénile de Barché, frais et plaisant, souvent franchement comique. Comme une mauvaise conscience, le climat heureux de cette salle de fête rock et pop avec micros, violoncelle et guitare électrique,  est troublé, du moins ces préparatifs de réjouissances, par les infos en continu de la radio qui, distillant la terrible actualité du jour, migrants, chômage, instillent une angoisse, font planer d’en haut un nuage sombre sur ce rose festif généralisé : personnages déjà sur scène avant de se mêler au public, agitation fébrile, Figaro réglant le vaudeville, le madrigal en l’honneur de sa promise, pestant contre Bazile, maître de musique. La vue court derrière ces personnages mouvant du parterre au plateau mais l’oreille s’égare à capter les infos dont on ne sait la source : volonté du metteur en scène jouant à créer une distance entre un texte marqué par la langue de son époque, de beaux costumes en gros XVIIIe siècle (Marie La Rocca assistée de Gwendoline Bouget), avec des signes de la nôtre, lunettes de soleil, redingote, cigarette, mégaphone ? Tempérer la mise délibérément comique et colorée de la scène par ces notes dramatiques et noires de notre actualité ? On hésite à qualifier le procédé de brouillage brouillon du bouffon du texte par le drame anachronique extérieur ou de distanciation brechtienne.

Cette première scène, écrit Barché, était une apostille finale à la pièce supprimée par Beaumarchais. On se souvient que ce dernier, après l’insuccès de sa première version trop longue de son Barbier de Séville en cinq actes avait écrit, annonçant celle en quatre triomphale : Figaro « s’est mis en quatre pour vous plaire. » Bref, alors qu’aujourd’hui on supprime pour diverses raisons, Barché fait long, en rajoute pour rallonger une pièce qui fait un spectacle de quatre heures ! Mais on doit convenir honnêtement que le tempo de sa production est si vif qu’on ne trouve pas le temps long. Beaumarchais fut d’abord horloger, inventeur génial : c’est dans l’implacable mécanique des situations, la vivacité presque musicale des répliques que se manifeste cette précision, mise à vif par la mise en scène.

Beaumarchais était musicien, maître de harpe de rien moins que de Mesdames, les filles du roi, auteur d’un livret d’opéra, Tarare (1787) ; son texte, avec ses  claquantes répliques en écho se prête à la mise en musique en récitatifs que n’oubliera pas da Ponte pour Mozart ; il était même compositeur semant sa pièce d’airs, dont une séguedille qu’il avait ramenée d’Espagne. Ici, micro en main, nous aurons des morceaux en anglais (n’est-il pas question de la langue anglaise et de Londres où le Comte ira en ambassade, avec le couple Figaro/Suzanne ?) ajustés à la situation affective des personnages, mais avec la fonction peut-être encore des fameux songs de Brecht/Weill créant un décalage, la distanciation, pour éviter que le spectateur ne cède complètement à l’illusion théâtrale. Pourtant, c’est si drôle et si bien interprété par Paulette Wright (Fanchette et un huissier), punkette en jupette et blouson, irrésistible dans le tube de Madona Like a virgin, le Bazile de Samuel Réhault, est si bon musicien et chanteur, inénarrable juge Brid’oison, qu’au milieu des bruitages, ces jolis et jouissifs moments musicaux renforcent plus la théâtralité  du spectacle qu’ils ne la distancient (son : Michaël Schaller ; 
musique : Samuel Réhault et Paulette Wright). La romance de Cherubino de Mozart, « Voi che sapete » des Nozze di Figaro, deux fois, apparaît alors insolite mais nous berce dooucement.

C’est dire qu’à la qualité du traitement de ces personnages pourtant secondaires, sans oublier les épisodiques, Grippe-Soleil et une jeune bergère incarnés par Alix Fournier-Pittaluga et les contrastés et bien dessinés Antonio et Bartholo par Fabien Joubert, on peut mesurer celle du reste de la troupe si solidairement soudée de cette remarquable production. Marceline, prenant place parmi le public pour le jugement dans sa belle robe d’époque, est campée, dans toutes les facettes d’un personnage, celui qui évolue sans doute le plus de tous, avec une digne autorité par la remarquable Gisèle Torterolo. Autre femme blessée, entre révolte et nostalgie, plus au bord de la neurasthénie que de l’explosive crise de nerfs, ruminant son abandon par son mari trois ans à peine après son mariage, la Comtesse de Marion Barché, dans sa bonbonnière d’un rose hardi comme auraient dit les précieuses et son peignoir japonais, arrive à être touchante mais sa réserve de grande dame la laisse forcément un peu en retrait entre la brune, piquante, virevoltante, agissante et ravissante Suzanne de Myrtille Bordier, digne amante de l’actif Figaro, et le vibrionnant Chérubin de Suzanne Aubert (plus comique Double-Main), Cupidon ailé, perché sur le baldaquin, le ciel du lit, lieu du septième attendu par les couples, s’élevant dans les airs au lieu de sauter de la fenêtre, grain de sable, lutin follet perturbateur de tous les plans de son maître. Au détriment de la vérité adolescente et du trouble de la découverte de la sexualité, il est traité de façon excessivement bouffonne avec des cris surajoutés et superfétatoires à la simple évocation du mot femme qui le déréalisent et lissent un peu le trouble érotique réel de la Comtesse et de Suzanne en le déshabillant dont on ne sait plus s’il est causé par son potentiel viril de jeune mâle ou sa sexualité encore androgyne d’un gamin à peau de fille. Il se jette dans les fauteuils sur les spectatrices, ressort de farce, on rit beaucoup au personnage mais on y perd la personne.

Le Comte, en fin de compte le héros central autour duquel tout tourne même si on le fait tourner en bourrique, apparaît, d’entrée, non en commun prêt à porter mais en coquet kimono japonais prêt à consommer, nu, sexe indolemment branlant sinon triomphant, non apparemment avec indécence exhibitionniste face à Suzanne mais avec l’indifférence des grands pour les petits, leurs domestiques, guère plus que des meubles, en une époque où le monarque recevait encore royalement sur sa chaise percée. Alexandre Pallu en fait un grand dadais dégingandé mais élégant, indolent, maniéré, jouant de tout son corps, des yeux d’un visage d’une fausse innocence, qui sait être inquiétant. Face à lui, Tom Politano est un Figaro de grande classe : de celle dont on apprendra qu’il est issu, noble, par son allure, sa figure. Son élégance ne le cède en rien à celle du Comte. Il sait passer, sans outrepasser ni appuyer, par toutes les gammes du sentiment du personnage, enjouement, amour, ironie, révolte, amertume se croyant trahi. Sa longue tirade, monument du théâtre, avec une clarté et une élocution impeccables, est détaillée dans la moindre intention. Parcours de vie rétrospectif hérité des héros des romans picaresques espagnols dont j’ai montré ailleurs qu’il portait le nom, ligne de vie hachée, qui amène l’interrogation existentielle venue de Fénelon sur le mystère du Moi d’une vie faite de moments et de visages si différents : « sans savoir quel est ce moi dont je m’occupe. » Il est bouleversant.

 

Dramaturgie et drame

La beauté visuelle et plastique du spectacle (dramaturgie : Adèle Chaniolleau ; scénographie et lumières : Nicolas Marie) participe au plaisir de cette réalisation homogène dans sa conception, même si on peut en interroger des détails. De la sorte de salle de fête populaire, prolétaire, dont on trouvera des tables à la fin, qui sera l’appartement dévolu au couple de serviteurs, par des changements à vue, élévation des projecteurs, des magnifiques lustres à pendeloques, on passe à la chambre de la Comtesse, cage rose pour oiseau captif, immenses rideaux, et une banale armoire pour cabinet de l’intrigue avec Chérubin. Une immense boule de dancing à facettes balayant la salle de ses éclats accentuera ce côté popu du monde domestique en fête.

Mais, ce qui capte et ne lâche plus l’attention dès le début, c’est l’amas, la masse, le massif de ballons gonflés moutonnant d’abord sagement en fond de scène mais qui gagneront peu à peu tout le plateau, envahissant même la salle. C’est, assurément, la fête, si joliment surlignée qu’elle en efface toute autre ligne du texte. Bref, un monde joyeux de bulles de savon irisées ou multicolores matérialisées par les ballons, mais prêt à éclater et éclatant souvent : apparence hypocrite de baudruches infatuées qui se dégonflent, air de la parole vide, souffle de sa vanité, vacuité, ou éclats encore ponctuels, dispersés des révoltes minuscules, personnelles, coups d’épingle dérisoires contre un monde gonflé de sa propre suffisance ? L’addition ou la concentration de tous ces ballons, les petits et les gros, en un seul, énorme, préfigurerait peut-être non l’envol idéel ou l’élévation idéale de montgolfière contemporaine, mais, qui sait, le proche éclatement, l’explosion à venir de la bombe sociale. On se plaît à l’imaginer, ou craint de le penser. Mais cet enfantin et généreux lancer final de ballons vers le public qui les fait joyeusement s’envoler des premiers aux derniers rangs, comme d’euphoriques bulles de champagne, dégonfle justement la bulle d’un message évanoui d’un monde finissant, charmant, qui menace d’éclater mais n’éclatera pas.

Ici, on égratigne plus qu’on ne mord un monde que l’on dénonce sans vouloir y renoncer.Benito Pelegrin.

 

La folle journée ou le Mariage de Figaro

De Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais

Marseille Théâtre de la Criée,

Du 4 au 7 janvier 2017

 

Mise en scène : Rémy Barché ; dramaturgie : Adèle Chaniolleau ;

scénographie et lumières : Nicolas Marie ;  costumes Marie La Rocca assistée de Gwendoline Bouget ; son : Michaël Schaller ;musique : Samuel Réhault et Paulette Wright.

 

Distribution :

Alexandre Pallu : le Comte ;

Marion Barché : la Comtesse ;

Tom Politano, Figaro ;

Myrtille Bordier : Suzanne ;

Suzanne Aubert : Chérubin et Double-Main ;

Gisèle Torterolo : Marceline ;

Fabien Joubert : Antonio et Bartholo

Paulette Wright : Fanchette et un huissier ;

Samuel Réhault : Bazile et Brid’oison ;

Alix Fournier-Pittaluga : Grippe-Soleil et une jeune bergère.

 

Régie générale : Yann Duclos ; vidéo : Loïc Barché avec Michaël Mitz.Réalisation costumes : Ateliers du Théâtre National de Strasbourg ;construction : décor Jean-Luc Toussaint, Guerriets, Artech Déco. Coproduction : La Comédie de Reims–CDN / Compagnie Moon Palace,

avec le soutien du FIJAD DRAC et Région PACA.

 

Photos : Elizabeth Carecchio

 

 

 

 

Rmt News Int • 17 janvier 2017


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