La gentillesse de et par la compagnie Demesten Titip
Dramaturgie et mise en scène Christelle Harbonn.
Avec Adrien Guiraud, Marianne Houspie, Solenne Keravis, Blandine Madec, Gilbert Traïna
Présenté à la Criée du 8 au 15 décembre 2016
La gentillesse ou petites méchancetés en famille
Des textes de L’idiot et de La conjuration des imbéciles, Christelle Harbonn en a conservé les protagonistes principaux que sont l’idiot, le Prince (incarné par Adrien), et le misanthrope, Ignatius (incarné par Gilbert). Ces deux figures archétypales, que seule la position d’inadapté social relie, se rencontreront un soir dans le salon d’une famille bourgeoise ruinée.
Une famille composée d’une mère silencieuse s’abimant dans ses rêves pour fuir une réalité qui la révulse (Marianne), d’une fille ainée aigrie et méchante (Solène), d’une cadette handicapée mentale (Blandine), toutes trois ayant des rapports conflictuels entre elles. Ici, l’amour filial a laissé place à une haine sourde et violente. L’arrivée de Gilbert, le solitaire qui se refusait pourtant par principe anticapitaliste de sortir de chez lui et de travailler mais qui a aisément cédé à la demande de la petite dernière, ne bouleverse pas réellement l’ordre des choses familiales ; au contraire, devenu portier, il s’intègre parfaitement au tableau d’une famille bourgeoise décadente, un thème hélas galvaudé, par sa récurrence au théâtre et en littérature.
A eux quatre, ils forment une jolie petite famille au sein de laquelle chacun s’envoie méchancetés sur vacheries. Jusqu’à la venue de l’intrus, un jeune homme malade, habitué des évanouissements -son dernier lui sera par ailleurs fatal-, qui viendra quelque peu modifier la donne familiale car il faut reconnaître que le beau jeune homme attise les convoitises de chacune et chacun. Sa venue est l’élément déclencheur qui fera passer à l’acte les personnages : ces derniers deviendront alors effectivement ce qu’ils étaient en puissance. Hélas, le dénouement final de la pièce, sans parler de son déroulement, est assez prévisible et n’introduit pas ce « grand bouleversement » auquel nous nous attentions après la rencontre avec la metteur en scène une semaine plus tôt.
La violence des sentiments et ressentiments largement symbolisée par les baisers appuyés entre les personnages de la pièce est hélas atténuée par le flot ininterrompu de paroles de chacun des protagonistes : ces paroles concomitantes au geste viennent appuyer sans rien y rajouter une action qui parle d’elle-même. De plus, de nombreux discours -à l’instar de celui fait autour du sourire de la Joconde-, viennent parer les longs monologues des personnages (à noter celui du sacrifice du fils d’Abraham ordonné par Dieu de Blandine), et tendent à noyer le propos du spectacle (la gentillesse) dans un entrelacs de considérations métaphysiques et abstraites pas toujours maitrisées. D’où un sentiment d’ennui et de longueur qui viennent ternir l’appréciation de cette pièce d’inspiration contemporaine.
Du théâtre contemporain, elle en a les défauts et les qualités, que ce soit dans le jeu trop en retenu de certains des comédiens qui n’explosent pas et ne laissent que peu transparaitre l’émotion nécessaire au théâtre (Marianne, immobile et très neutre dans son dire, et Solène, qui pourtant avait les qualités et le charisme pour donner plus de chair et de relief à son personnage) ou encore dans sa scénographie léchée (à noter l’enchevêtrement de morceaux de tables, chaises, mobilier cassé, ou porcelaines blanches -rappelant la mode steam punk– qui forme le plafond du salon, symbole de la décadence de cette famille dont on apprendra par la suite qu’elle est ruinée). Sans parler de la scène du repas où tous les comédiens se retrouvent nus comme des vers, à l’exception du dispositif d’amplification des voix bien visible (et dirons-nous, inutile quand on pense à la jauge de la salle et la taille du plateau, sans parler de l’aspect inesthétique qu’il confère à la nudité).
Ici, la nudité présentée comme une mise à nue des artistes ne paraît pas complètement assumée par ces mêmes artistes (à l’exception de la benjamine du groupe) : après avoir ôté les habits du jeune intrus avant de l’allonger sur le canapé en bois recouvert d’une couverture, drapé d’un tissus rouge, à la façon du Christ, ou encore d’un invité de marque d’un banquet antique, les quatre comédiens plongent vers le fond de la salle pour se dévêtir dans le noir. Ce déplacement nous a semblé incongru dans la mesure où il aurait été plus judicieux de les faire reculer d’un pas ou deux derrière le canapé pour exécuter cette action de groupe avant de revenir un à un vers l’invité. C’eut été mieux assumer la nudité, et prendre un risque réel, sachant qu’en dehors de Blandine qui jette des regards gourmands à la toison d’Adrien, chacun tente avec quelque gêne de masquer sa nudité, notamment Gilbert lorsqu’il s’approche du canapé rafistolé.
Ce détail nuit au propos énoncé par Christelle sur la mise à nue et les débris de plâtre tombant du plafond de façon un peu anarchique n’arrangent rien : Adrien, presque sous les plâtres, n’est guère à l’aise et jette des regards inquiets aux autres. Par ailleurs, cette scène dure extrêmement longtemps et une image symbolique forte eut été plus adéquate. Cela aurait évité d’avoir recours à la diffusion sonore de paroles inaudibles, oscillant entre futilités et autres réflexions typiques d’un repas de famille qui n’apportent pas grand-chose à la pièce.
Il est dommageable ici d’assister à un spectacle pas assez resserré sur son objet : dans sa réalisation, le sujet de la gentillesse n’est pas complètement traité et apparait plutôt comme un prétexte pour parler des travers et petites mesquineries d’une famille, un thème de cinéma (pensons à Sitcom de Ozon). De plus, les personnages ne témoignent que peu d’une réelle perversité ou de cynisme et leurs actes s’apparentent plutôt à des actions provoquées par la bassesse et petitesse de leur égo. La gentillesse en ce qu’elle a de complexe ne se dévoile que par touches au travers du personnage de Blandine, voire d’Adrien.
In fine, une phrase retient l’attention : « et si on s’essayait à la gentillesse ? » dixit Solène et Blandine, les deux sœurs, restées seules après le départ (enfin) vers un ailleurs meilleur de leur mère libérée de son immobilisme et de Gilbert. Cette question résume à elle seule le spectacle qui pèche par excès d’hésitations dans les déplacements des comédiens. Pourtant, cette création soutenue par plusieurs coproducteurs a bénéficié d’un temps de préparation et de répétions aujourd’hui rarement concédé aux compagnies (un mois minimum de travail !!!) là où d’autres n’ont eu que quelques jours de répétitions (nous pensons à l’opéra de Kurt Weil, Marie Galante, présentée à la Criée aux mêmes dates et dont le projet ambitieux et complexe à monter, avec son orchestre d’une quinzaine de musiciens, ses solistes lyriques et sa récitante, n’a pu être totalement abouti, faute de temps et de moyens).
Fort heureusement, Gilbert et Blandine nous ont offert de bien jolies prestations : Gilbert incarne à merveille son personnage de misanthrope dès les premiers mots qu’il prononce lorsqu’en début de spectacle il débrouille de nombreux câbles entremêlés. Quant à Blandine, même si elle a du mal à rentrer et prendre possession de son personnage de handicapée (à la première scène, elle a tendance à sur jouer dans le dire le handicap mental, ce qui est irritant), elle nous offrira une interprétation vibrante et convaincante de son personnage : son jeu se transforme au fil de la prise de confiance de son personnage pour devenir plus fin et nuancé. Dans son monologue, le regard brillant, le geste sûr et juste, la voix posée, elle nous crache sa faiblesse au visage, « incapable d’aller au bout de cette méchanceté et haine, même si elle souhaite la mort de sa famille ». Nous saluons ici la jeune comédienne qui nous a agréablement surpris!
Au final, cette création dont nous attendions qu’elle nous émerveille nous a d’autant plus déçu que de nombreuses choses qui avaient été dites et paraissaient alléchantes en conférence de presse n’ont hélas pas été portées sur le plateau, et ce en dépit de ses quelques qualités. DVDM
(c) photo: Mara Teboul