L’OMBRE DE VENCESLAO (Opéra, Avignon, mars 2017)
OPÉRA EN DEUX ACTES DE MARTÍN MATALÓN
D’APRÈS LA PIÈCE DE COPI (1977), Opéra Grand Avignon, 12 MARS 2017
L’OMBRE DE COPI ?
On ne se réjouira jamais trop de l’action du CFPL, Centre français de promotion lyrique, qui produit des opéras avec le concours de diverses maisons qui les accueillent en vue de favoriser la professionnalisation de jeunes chanteurs lyriques grâce à des tournées assez longues pour leur permettre de se rôder sur diverses scènes. Il y eut d’abord Le Voyage à Reims de Rossini (2008-2010) puis Les Caprices de Marianne de Sauguet (2014-2016). Cette fois-ci, il faut saluer de plus que cette fructueuse coopération prenne le risque nécessaire de la création d’un opéra contemporain, L’Ombre de Venceslao de Martín Matalón d’après la pièce de Copi (1977), réalisation scénique remarquable de Jorge Lavelli. Après sa création à Rennes en octobre 2015, la tournée, bénéficiant de vingt et une dates, se poursuivra et achèvera en janvier 2018 (à Montpellier) et aura bénéficié en tout de huit lieux d’accueil coproducteurs (Rennes, Toulon, Reims, Avignon, Clermont, Toulouse, Bordeaux et Montpellier).
L’ŒUVRE
Raúl Damonte Botana, dit Copi (1939-1987) est un romancier, dramaturge argentin qui eut son heure de gloire en France dans les tumultueuses années 70 comme dessinateur satiriste dans divers magazines, dont le Nouvel Observateur, avec sa fameuse dame assise, rogue et roide sur sa chaise, pif énorme sous cheveux raides, qui dialogue ou plutôt monologue avec un volatile informe. Il se lance dans le théâtre et Jérôme Savary, autre Argentin, est le premier à monter ses pièces burlesques et aussi provocantes que le personnage ostensiblement scandaleux qu’il campe volontiers à la ville, suivi du compatriote Jorge Lavelli.
C’est avec ce dernier que Martín Matalón, compositeur argentin vivant aussi en France, se lance dans l’écriture musicale de L’Ombre de Venceslao, pièce de 1977 de Copi, montée d’abord en 1978 par Jérôme Savary au Festival de La Rochelle, puis en 1999 au Théâtre de la Tempête, par Lavelli dans une traduction française avec Dominique Poulange, dont le metteur en scène tire le livret de l’opéra.
Le texte
Ne connaissant pas le texte espagnol de la pièce originale, je n’en puis guère juger mais, à jauger par la traduction et l’adaptation de Lavelli, on en conclut aisément qu’il n’est pas d’une grande tenue littéraire, même dans un désir de style sans style, de prosaïsme dont on peut pourtant faire de la belle prose : ce texte semble aussi plat sinon que « Waterloo, morne plaine », sans doute que la pampa infinie, sans relief, sans saillie (autre que le coït visuellement réussi non sur mais derrière le drap), sans couleur, et ce ne sont pas les termes orduriers gras et crus (« bite, couilles, chatte, baiser, chier, chiasse, merde », etc) qui en feront une tonique langue verte, comme ces « putain », juron aujourd’hui si lexicalisé, si banalisé et édulcoré que, même chez les écolières du Couvent des Oiseaux, ce n’est plus qu’une simple et courante ponctuation banale des phrases : ce qui, dans les années 70 post le choc heureux de 68, pouvait être transgression et agression contre la société bourgeoise est de nos jours éculé (même dans la sonorité ambiguë du terme) : daté.
Situation et personnages : narration et non action
On découvre, au lever de rideau, Venceslao, patriarche despotique à l’ancienne, tyran domestique dont la femme vient de mourir, régnant sur sa maîtresse Mechita escortée de son soupirant, le vieux Largui, son fils Rogelio du premier lit qui désire épouser China sa demi-sœur. Animée d’aspirations diverses, scindée en deux groupes, la famille va se perdre aussitôt dans des voyages opposés, les parents et l’amant vers les chutes d’Iguazú, les enfants incestueux à Buenos Aires.
« L’Ombre de Venceslao est une histoire d’errance et de famille », dit l’argument, « Dispersion et voyage », insiste Lavelli et c’est là où le bât blesse dramatiquement parlant : nous resterons dans l’histoire, la narration plus que dans l’action nécessaire au théâtre. Nous avons bien, dans le premier tableau, théâtralement parlant, une exposition riche en potentialité de conflits entre les personnages (un amoureux rival du héros ; un couple incestueux face au père autoritaire) mais justement la « dispersion » immédiate du groupe ne laisse pas le temps pour créer un nœud de l’action appelant péripéties et conduisant au dénouement ou catastrophe et cet inceste, pouvant relever d’un œdipe tragique, évoqué d’entrée, n’est plus convoqué du tout ensuite. Tout se résout donc en scènes sans véritable enjeu théâtral dramatique car, même dans celle, dansante, où le compadrito danseur de tango souffle la femme de Rogelio, tout se dissout dans la grotesque diarrhée dont est pris le mari jaloux. Dès lors, non annoncé ni préparé (si on peut dire) le coup d’état et la fusillade qui les exterminent tous trois viennent comme un cheveu sur la soupe, et, comme les affiches du mur, apparaissent comme un placage artificiel.
Par ailleurs, à l’inverse d’un théâtre de Tchékov donnant du temps au Temps de ses anti-héros, les trente-quatre scènes rapides, semées de répliques sèches qui hachent l’histoire, trop courtes, rarement liées, ne laissent pas aux personnages le temps de s’incarner en personnes auxquelles on pourrait s’identifier ou s’opposer, s’attacher ; le seul ayant quelque densité, Venceslao, sitôt planté, disparaît et ne revient, à la fin, que comme un fantôme, cette ombre du titre, qui semble bien celle de Copi planant plus amicalement que théâtralement sur cet hommage sentimental et amical argentin.
Si l’on est sensible à la sensibilité manifestée aux animaux, perroquet, cheval, singe, les seuls moments d’émotion sont encore extérieurs au texte et à la musique de l’opéra : les voix gouailleuses et dramatiques de Tita Merello, Libertad Lamarque et Carlos Gardel, comme une concession obligée à la couleur locale porteña. De même, sans nécessité dramatique, les quatre joueurs de bandonéon montés sur scène en interlude, cependant un moment de grâce musicale, ces éventails d’instruments s’ouvrant et se fermant avec une finesse chromatique d’auréole lumineuse diaprée par le soleil au-dessus d’une cascade.
RÉALISATION, MUSIQUE, INTERPRÉTATION
Éclairée de lumière diverses dramatiques (Jean Lapeyre ) la scénographie de l’Espagnol Ricardo Sanchez-Cuerda est remarquable d’intelligence et donne une grande unité à l’ensemble, permettant de rapides changement de lieux sans solution de continuité. Lavelli l’utilise au mieux, faisant habilement se succéder les scènes avec une grande fluidité et l’on voit descendre des cintres cet immense lampadaire, à défaut de farolito, réverbère urbain qui éclaire les tangos, qui est comme sa signature.
Mais peut-être un décor moins abstrait eût-il permis de mettre en lumière, à mon sens, une problématique qui hante la littérature et la culture latino-américaines : la dialectique barbarie/civilisation, l’antithèse nature/culture, dans un continent où l’homme ne s’est pas encore fait totalement « maître et possesseur de la nature » selon le vœu de Descartes. Cette problématique se résout, littérairement, en opposition entre la nature, sauvage, inculte, et la ville, cultivée : on aurait alors pu voir (du moins je le vois) que, loin d’être barbare, la nature des chutes d’Iguazú nous révèlent le brutal Venceslao attendri humainement par un singe, un cheval, sans oublier le perroquet ami, alors que la ville est le lieu de la sauvagerie du coup d’état sous couvert d’urbanité mondaine de la danse.
Alors que les autres sont habillés à la mode 50 (Francesco Zito), chapeau de feutre et poncho sur l’épaule, Venceslao est une lointaine réplique du Martín Fierro du roman en vers fondateur de José Hernández (1872) et, quand il part avec sa carriole de Père Courage finalement avec son attirail et sa poule, on l’entendrait presque dire :
Cada gaucho con su china / y te agarras Catalina
(‘Tout gaucho avec sa belle / Et t’emballes l’Isabelle’)
Il serait sans doute hardi et hasardeux de formuler un jugement péremptoire et définitif sur une musique entendue une seule fois avec, de plus, une attention dispersée entre scène, jeu, orchestre et prise de notes. Il reste que, avec une seule scène complètement musicale sur trente-quatre, tant de passages parlés, la musique semble pâtir de cette même dispersion du temps sans réussir à imposer son propre tempo, d’autant que Matalón joue aux collages hétérogènes, même hétéroclites, plus au moins fondus dans sa trame et l’on perçoit de vagues rythmes de milongas, voire de zambas, en dehors des inclusions de vrais tangos mythiques. Avec des moyens divers, même une participation acousmatique, elle colle certes bien aux scènes (tempête), sert les paroles mais s’asservit au texte qu’elle semble redoubler souvent, non sans pléonasme, n’arrivant pas à s’ériger en discours de la fosse autonome par rapport à la scène qu’elle se contente d’illustrer plus que de commenter ou même contredire, contrechamp et contrechant peut-être nécessaires à sa propre voix. Le compositeur a heureusement le talent d’exploiter le son du bandonéon sans céder au pittoresque facile de la couleur locale : il donne des lettres de noblesse à l’instrument intégré à l’orchestre.
Vocalement, ce n’est pas facile pour les interprètes, qui s’en tirent en remarquables musiciens et chanteurs, China ayant la part ardue d’aigus terribles sans préparation, réussis avec grâce par la soprano Estelle Poscio. En opposition de timbre et de voix, l’accorte Mechita est campée avec un charme voluptueux par la mezzo Sarah Laulan qu’on aurait aimé plus entendre. Côté hommes, on ne démérite pas, le Largui de Mathieu Gardon, le Rogelio lumineux de Ziad Nehme, opposés au superbe baryton de Thibaut Desplantes, un Venceslao puissant. Le remarquable danseur de tango, Jorge Rodríguez a la souplesse et pose avantageuse prêtées au compadrito, mais son élégant smoking relève plus du dancing mondain que de la milonga populaire, sans doute parure du geai avec les plumes du paon faisant la roue devant la femme naïve. Tous sont remarquablement dirigés par Lavelli et se tirent avec honneur d’une œuvre ambitieuse dans sa difficulté. Ils sont dirigés de main de maître par Ernest Martinez-Izquierdo en cette délicate affaire, où il fallait coudre le patchwork musical délibéré du compositeur sans qu’on en vît trop les coutures sinon les ficelles. L’Orchestre régional Avignon-Provence relève avec panache ce défi et tient solidement la route de ce déroutant parcours musical.
Benito Pelegrín
Opéra Grand Avignon
10 et 12 mars
L’Ombre de Venceslao,
Opéra de Martín Matalón,
livret de Jorge Lavelli.
L’Orchestre régional Avignon-Provence
Direction musicale :
Ernest Martinez-Izquierdo
Mise en scène et adaptation du livret :
Jorge Lavelli
Collaboration artistique :
Dominique Poulange
Décors : Ricardo Sanchez-Cuerda
Costumes : Francesco Zito
Lumières : Jean Lapeyre
China : Estelle Poscio
Mechita : Sarah Laulan
Venceslao : Thibaut Desplantes
Rogelio : Ziad Nehme
Largui : Mathieu Gardon
Coco Pellegrini : Jorge Rodriguez
Le Perroquet : David Maisse
Le Singe : Ismaël Ruggiero
Gueule de Rat : Germain Nayl
Bandonéonistes : Anthony Millet, Max Bonnay
Guillaume Hodeau, Victor Villena
Copyright photos: studio Cédric Delestrade
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