(MARIE) ANGE DE FEU
Soy mucho más
Récital espagnol de Marie-Ange Todorovitch, mezzo, avec Marion Liotard, piano.
Château de Flaugergues, Montpellier, 24 mars 2017
Feu de la robe rouge de la flamboyante interprète, de la fleur dans les cheveux de la pianiste, des robes du bouquet de dames de FP, « féminin Pluriel Montpellier-Méditerranée» (The global women network), généreuse association internationale d’aide multiforme aux femmes aux besoins divers, dont Marie-Ange Todorovitch est Membre d’Honneur : elles organisent ce concert gracieux dans une salle du château.
Feu de ce concert hispanique par une fougueuse interprète habituée des grandes scènes françaises et internationales, de l’Opéra de Paris à la Scala en passant par les festivals de Glyndebourne, Aix-en-Provence, Salzbourg, des Chorégies d’Orange, mais fidèle toujours à ses attaches méditerranéennes de Montpellier, sans oublier Marseille, port d’attache aussi à en juger par l’attachement que lui porte ce public difficile. Mais une grande voix qui sait se plier aux difficultés et exigences intimistes du récital de mélodies non soutenue ou protégée par l’orchestre, se livrant dans la presque nudité de l’accompagnement d’un piano partenaire égal, sans le soutien de la trame narrative d’un opéra, passant, dans l’enchaînement rapide des morceaux, à l’intensité chaque fois variée de chaque air distinct, à la création d’un climat, d’un paysage, d’un état d’âme différent. Il est certain que Marie-Ange Todorovitch possède souverainement cette double maîtrise lyrique de la scène et du récital, où elle est scène à elle seule, habitée toujours complètement par la musique, habillée de la complicité souriante de la pianiste Marion Liotard.
Les deux premières mélodies interprétées sont de Fernando Obradors (1897-1945), tirées de ses Canciones clásicas españolas (1941), des coplas quatrains octosyllabiques du véritable trésor que sont les villancicos, ‘villanelles’ populaires des XVIe et XVIIe siècles dont texte et musique se sont transmis oralement et par les Cancioneros imprimés jusqu’à leur captation moderne par Felipe Pedrell à la fin du XIXe. Avec une touche respectueuse, Obradors les harmonise et en fait de petits joyaux lyriques et poétiques, tel ce galant madrigal « La mi sola Laurola »…, chant à saveur modale archaïsante, fervent et pur, résonant d’échos du seul nom de la Dame du serf d’amour, que la voix de Marie-Ange a cappella caresse amoureusement comme un appel au début et à la fin, avec une seule cadence en cascade vocalisée avec les perles délicates du piano. Irisée de rêverie sensuelle, « Del cabello más sutil… », autre madrigal, dans la première strophe, tresse extatiquement le cheveu de la dame, lien d’amour, toujours dans la tradition courtoise, mais le second couplet, plus populaire, charnel, exprime le désir érotique de l’amant se rêvant jarre où l’aimée viendrait boire, y posant ses lèvres comme un baiser, fièvre amoureuse d’une chaude voix sur les ondes fraîche des arpèges et trille d’un liquide piano. De Carlos Guastavino (1912-2000), le « Chopin de la pampa », La rosa y el sauce, ‘La rose et le saule’ est une délicate et poétique mélodie, onirique couleur, sur l’amour passionné de l’arbre pour une rose enlacée à son tronc, arrachée par une jeune coquette : la sensualité du timbre nimbe le sens mots de cette tragédie intime à l’échelle des fleurs.
En interlude, Marion Liotard nous donne à entendre un solo de piano du rare compositeur brésilien Ernesto Nazareth (1863-1934), Odeón, un choro tropical plein de rythme joyeux, brodé à l’aigu, sur une basse obstinée à la main gauche, dynamique et dynamisant.
Retour à l’hispanité péninsulaire avec les Siete canciones populares españolas (1915) de Manuel de Falla (1876-1946), qu’on ne présente pas, bonheur du piano virtuose et de la voix véloce. Écrites sur des coplas, quatrains octosyllabiques assonancés aux vers pairs, héritage du romancero, sur lesquels s’est bâti pratiquement tout le folklore hispanique, de la Péninsule à l’Amérique latine, c’est un parcours musical synthétique de l’Espagne, qu’on réduit abusivement à l’Andalousie. « El paño moruno », réécriture d’un thème populaire andalou, cruelle métaphore de la femme déshonorée tel un châle taché, en solde, avec un piano ostinato, syncopé, staccato, imitant le rasgueado et le punteado de la guitare, arpégé et pointé du flamenco, et la « Seguidilla murciana », vivace séguedille de Murcie, implacable rythmique à l’impeccable rendu dans ses mélismes, cadences en triolets, d’une voix précise qui chante « limpio » comme on dit pour le flamenco, propre, nette dans les appogiatures, les fioritures, sans bavure, jamais savonnées.
Sortant de l’ensorcelante hésitation mineur/majeur des autres chansons et de leurs modulations enharmoniques, la solaire « Jota » en majeur a l’arrogance drue et drôle de l’Aragon. Mais, encore que sans doute trop rapide dans les longues tenues, la voix de l’interprète se fait tendrement confidentielle dans la cantilène mélancolique de l’«Asturiana», des Asturies, d’une région à la musique plus mélodique que rythmique, où les nets contours ibériques se teintent de brume celte, et Falla fait passer en finesse, dans le piano plaintif, l’évocation bleutée de la gaita, la cornemuse du nord-ouest de l’Espagne, horizon vaporeux de nostalgie. Bien que Todorovitch ait invité le public à ne pas applaudir entre les morceaux de cette suite, son interprétation murmurée de la « Nana », est d’une telle émouvante tendresse, dans le balancement berceur du piano, que le public explose en applaudissements et qu’elle en profite pour dédier cette berceuse, à Marion Liotard, mère récente. La « Canción » est chantée avec le dédain qui convient, le piano semblant hausser les épaules avec une gracieuse désinvolture. Mais dans le « Polo » rageur final, aux vertigineux mélismes flamencos, jouant contre le texte qui exprime une inavouable douleur cachée, Marie-Ange, diabolique de passion, la publie avec une telle expression qu’une spectatrice du premier rang, étrangère à nos chauds climats, s’en émeut expressivement et la cantatrice lance le cri Ay final sur un mi éclatant et un éclat de rire.
Extrait du Poema en forma de canciones, de Joaquín Turina (1882-1949), sur un poème de Campoamor, « Nunca olvida », d’une cruauté mordant tranquillement les paroles, à l’heure de la mort, débite paisiblement le pardon aux êtres haïs et l’impossible pardon à la personne la plus aimée. Puis ce seront les deux mélodies extraites de Cinco canciones negras de Xavier Montsalvatje (1912-2002), la célèbre « Canción de cuna para dormir a un negrito », la délicate berceuse à un négrillon de sa mère et, en contraste exaltant, le jubilant Canto negro, ivresse dansante et chantante en onomatopées rythmiques.
Autres interludes, Marion Liotard, aura encore proposé, en accord avec l’hispanité du programme et hommage à la poétesse cubaine Eyda Machín, deux pièces de piano du polymorphe grand compositeur cubain Ernesto Lecuona (1895-1963), Rapsodia negra, morceau qui intègre dans la musique classique des rythmes afro-cubains qui sont la caractéristique des Caraïbes, une sorte de signature de Cuba universalisée, avec des cadences qui font la part belle à l’inventivité de l’interprète qui s’en donne à cœur joie et, ensuite, tirée de la suite espagnole, cette « Aragonesa », ‘Aragonaise ‘, pimpante de la franchise gaillarde de la jota, très orchestrale.
Le musicien cubain était transition appropriée pour le gros du programme, deux créations du compositeur Lionel Ginoux, présent dans la salle, sur deux poèmes en espagnol d’Eyda Machín présente aussi, deux commandes de Marie-Ange Todorovitch, toujours soucieuse de défendre la musique d’aujourd’hui, que ce soit des opéras contemporains de Marseille à l’Opéra du Rhin (L’Amour de loin, Colomba, Quai ouest) en passant par Salzbourg.
Lionel Ginoux, vit et travaille à Marseille. Jeune encore, il a déjà une œuvre abondante derrière lui jouée en France et à l’étranger, pour orchestre (symphonies, concertos), chœur, ensemble instrumental, opéras de chambre (Vanda, Médée Kali, dont la créatrice de ce dernier, Bénédicte Roussenq, somptueux soprano, assiste au concert) et de très nombreuses mélodies et, entre autres, un disque récent de son Brasier d’étoiles par la soprano Jennifer Michel avec Marion Liotard au piano Sans être inféodée à aucune école, son œuvre, aux formes très diverses, se caractérise par une liberté d’écriture où prime un lyrisme à la fois rythmique et sensible.
Le premier texte d’Eyda Machín, Soy mucho más, ‘Je suis beaucoup plus’, donnait son titre au récital et développe cette phrase reprise à chaque début de vers, en anaphore. C’est une longue plainte ou complainte qu’au XVIe siècle, on eût qualifiée de blason du corps féminin divisé, décliné en « bouche, yeux, seins, jambes, mains, langue », que le poème reprendra en résumé vers sa fin, avec cette différence que tout ce qui valorise par parties le corps, non de la Dame de l’amant courtois mais la femme physique concrète, est ici défendu par la narratrice en protestation contre les « sales désirs » de l’homme profanateur qui la dévalorise et semble la réduire à l’objet, contre quoi, révoltée, elle affirme « Je suis beaucoup plus que… » (mais on se demande alors pourquoi elle le tolère…). Une autre anaphore plus courte de quelque vers, « Je suis… », sera l’affirmation presque panthéiste, cosmique, de ce qu’elle estime être. Poème d’un grand souffle, avec des jeux de sons et de rythmes.
Sans connaître l’espagnol (mais en connaissance et de son amie poétesse qui lui en fait lecture et traduction), Ginoux part donc du mot, du matériau sonore, plus du son que du sens, approche sensuelle, séduit et conduit par la rythmique et la musique de cette langue qu’il exalte sans aucune faute d’accent. Comme il nous le confiera, il tisse d’abord au piano un tapis d’accords à trois sons aux deux mains, consonants ou dissonants, en fort contrastes souvent. Dans un ostinato d’abord endiablé, très fièvreusement dansant, cubain finalement, il pose une mélodie polymodale et la voix, dans un ambitus naturel, élève ses protestations véhémentes dans une sorte de combat contre l’effervescence adverse du piano avant de le vaincre dans la seconde partie affirmative, de le réduire presque au silence, à des nappes harmoniques, à des cadences largement arpégées, trouées de vides, qui semblent acquiescer en douceur au triomphe final absolu de la femme.
Bien plus bref, le second poème, Amo en ti, ‘J’aime en toi…’, toujours construit sur l’anaphore de ces premiers mots, après cette verve vibrante de révolte, est une plage de paix où la voix de Marie-Ange fait miroiter en finesse les facettes fruitées de son timbre velouté dans le médium, soyeux dans l’aigu, moiré, dans une sensible volupté de l’art du chant et du mot, du phrasé, dans une diction remarquable.
Les bis seront encore un hommage à l’hispanité, deux boléros célèbres, Bésame mucho et Dos gardenias, plus un tango, El día que me quieras, des airs qui requièrent autant la confidence que la vocalité.
Beau tribut que ce programme par ce duo de grandes dames, piano et chant, à Féminin/pluriel.
Benito Pelegrín
Photos Lionel Ginoux :
- Final ;
- Eyda Machín et Marion Liotard ;
- La poétesse et l’interprète.