Sur la mise en scène aujourd’hui
TAILLER DES VESTES[1]
Sur la mise en scène aujourd’hui
Du costume de scène aujourd’hui
Suprême élégance : être à l’aise partout, en smoking ou costume d’Adam. Si le débraillé règne aujourd’hui en maître parmi les spectateurs d’un théâtre qui a perdu sa valeur sacrale de célébration rituelle d’une société qui n’a plus le sens du sacré mais celui du consacré, on éprouve cependant une certaine lassitude à le voir installé sur scène. Si l’ennui naquit un jour de l’uniformité, que peut naître de l’uniforme qui règne depuis des décennies sur la scène en matière de costume ? Voilà près de cinquante ans que, sous prétexte de nous les rapprocher, de les moderniser, on nous joue les œuvres d’hier en vêtement d’aujourd’hui.
Petite panoplie vestimentaire
La surprise anti-conformiste de l’anti-culture des années 68 put faire en son temps son nécessaire choc au théâtre. Mais l’effet se défait, et ce qui est révolutionnaire au départ, installé, répété comme un pieux devoir de musée, devient une routine d’un illusoire épate-bourgeois : un académisme. Et le singulier d’une forme, généralisé, n’est plus qu’un uniforme. Avec dix ans de retard, la tendance s’emparait de l’opéra.
En 1976, Patrice Chéreau se faisait huer à Bayreuth pour une Tétralogie habillée en années 30 avant de devenir un « must » acclamé pendant vingt-cinq ans dans le même lieu. Les metteurs en scène germaniques, suisses ou belges, comme s’ils avaient mis trente ans à digérer Chéreau, nous resservent depuis le plat rance et réchauffé d’opéras habillés en tout sauf à l’époque du sujet, ce qui est d’une bien étrange pédagogie quand on veut initier des jeunes à la scène lyrique qui risquent d’égarer leurs repères chronologiques en découvrant le mythique Orphée de Monteverdi en smoking 1900, Agamemnon en débardeur et chapeau melon, Phèdre en tee-shirt, Hercules de Hændel en tee-shirt de marine et chemisettes multicolores par la grâce disgracieuse du metteur en scène ; ils peuvent en perdre leur latin en voyant les Romains de Poppée habillés de pyjamas orientaux, Jules César, en explorateur africain entouré d’officiers de la Wehrmacht, les chevaliers médiévaux de Rinaldo, en terroristes palestiniens. On a vu Tristan en complet veston ; pour Mozart, on a eu Cosí dans un Mac Do, La Clémence de Titus en habits Louis XIII et années 30 ailleurs ; un frigorifique Don Giovanni « Ikea » et « Findus » jouant à saute-moutons sur des caisses. Don Juan a été noir à Harlem, « golden boy » dans les françaises tours de la Défense, avec un Commandeur « manager » en fauteuil à roulettes, géniale idée reprise pour le Scarpia de Tosca ; des Noces de Figaro se situent dans un hall d’hôtel lugubre de Berlin-est et s’habillent en tendance « Tati » tandis que Suzanne accompagne le poétique duo sur la brise avec la Comtesse à la machine à écrire et que les récitatifs sont soutenus au synthé ou en tapotant sur des verres par un personnage nouvel inventé, « le récitativiste », qui commente l’action. La Princesse Eboli chantait joyeusement sa chanson sarrasine en repassant dévotement les catholiques calçons de Philippe II dans Don Carlo, rêvant sans doute de ravager ceux de l’Infant qu’elle aime.
On a eu le « tout à l’époque de la création de l’œuvre » à la mode Ponnelle (réussie) des années 70. Mais pour quelques réussites, rares, des initiateurs, on se perdrait à énumérer la longue série de spectacles, imités, copiés, plagiés jusqu’à la nausée, affligés de ces tics devenus du toc. Ce qui pouvait passer pour novateur à l’époque est devenu, quarante et plus après ans après, un conformisme, un académisme affligeant. C’est devenu la solderie permanente, l’interminable fin de série des vieux modèles sempiternellement repris sous prétexte de neuf depuis 68. Ce n’est plus de la mode, c’est du copié/collé dont on rougit pour les auteurs, guère embarrassés apparemment de répéter la répétition de la répétition.
L’imagination contre la répétition
Il ne s’agit pas de dénigrer la recherche en art qui, s‘il n’avance pas, recule. Les travaux de laboratoire, en ce domaine sont nécessaires, du moins quand le public n’est pas le cobaye général d’expériences singulières de nombriliques metteurs en scène à la mode.
Transposer une œuvre d’hier à une prétendue modernité d’aujourd’hui suppose beaucoup de méfiance quant à son pouvoir : une œuvre ancienne peut m’être aussi contemporaine qu’une contemporaine peut m’être lointaine et étrangère. Mettre en relief excessif sur scène la modernité d’une pièce implique qu’elle ne parle pas d’elle-même ; si sa modernité va de soi, la souligner, est un pléonasme. C’est un frein à l’imagination qui n’a même pas à aller chercher l’universel, l’intemporel, le contemporain dans la Rome antique puisque, appuyés, surlignés, tout mâchés, prédigérés, on les lui offre sur un plateau débordant d’intentions, si totales qu’elles en deviennent totalitaires. Le spectateur est ainsi traité avec le mépris ou la condescendance paternaliste qu’on a pour un enfant ignorant auquel on sert la becquée mâchouillée qu’on l’estime incapable de comprendre et de déguster tout seul.
Le physique nous est imposé par la nature ; le costume relève d’un choix, d’un goût, dit autre chose : ce que je suis vraiment, non ce que je parais malgré moi. L’Un se dissout dans l’uniforme. C’est donc l’imagination qu’il faut raviver : un Bakst, un Picasso, un Dufy, une Sonia Delaunay, Léonor Fini, Bernard Buffet pour Carmen, etc, inventèrent des décors et des costumes : d’authentiques créations, des œuvres d’art en soi. Ils ne se contentèrent pas de se fournir au fripier du coin.
Etrange paradoxe : une époque qui se gargarise de cultiver la différence, qui apparemment respecte l’Autre, n’a de cesse, sur scène, de l’assimiler au Même en ramenant platement l’hier singulier à l’aujourd’hui le plus quotidien.
De qui est cette phrase :
« Si au costume de l’époque, qui s’impose nécessairement, vous en substituez un autre, vous faites un contresens qui ne peut avoir d’excuse que dans le cas d’une mascarade voulue par la mode. » De qui sont ces lignes ? De Baudelaire.
De la mise en scène comme placage
Ainsi font-ils tous
On se perdrait à faire la liste des « mises en scène » où, faute de fouiller la signification de l’œuvre, d’analyser son tréfonds, fond et forme, on se contente d’en habiller, d’en déguiser arbitrairement le sens pour faire du sensationnel.
Un seul exemple, cette Despina, soubrette frondeuse des deux belles oisives de Cosi fan tutte, pestant contre sa condition de domestique en une époque tout de même révolutionnaire, annoncée dans telle production comme leur cousine : si elle est de la même famille, de la même classe, de la même caste, où est sa révolte ? Ignorance historique et culturelle des metteurs en scène ? Je me suis étonné, dans diverses critiques sur divers Cosí, ramenés à une soi-disant modernité ou actualité, même à l’époque mussolinienne, de n’avoir jamais vu cet opéra interrogé dans sa même époque, son contexte, si riche : la Révolution française qui secoue un monde ancien face au frivole échange, à la libertine partie carrée des fiancés, à toute l’insouciance et l’inconscience d’une société aristocratique qui danse, en 1790, sur un volcan (littéralement, le Vésuve du texte) dans une Naples agitée aussi de convulsions révolutionnaires, où règne Marie-Caroline sœur de l’empereur Joseph II, commanditaire de l’opéra, et de Marie-Antoinette qui court vers la guillotine. La cruauté froidement expérimentale de l’épreuve et ses déguisements révélateurs, très Marivaux, le cynisme assez Laclos (Les Liaisons dangereuses), digne du libertin à l’œil froid de Sade, disparaît pratiquement toujours sous le déguisement moderniste imposé à l’œuvre. Et ne parlons pas de la généalogie commune absurdement imposée naguère à Aix aux personnages de Don Giovanni.
Pourtant, à Aix même, on a vu ce qu’apportait une étude subtile de l’Alcina d’hier de Hændel à une belle et profonde vision d’aujourd’hui : deux femmes hantées par le vieillissement, désir de réparer des ans l’irréparable outrage, recherche éperdue, perdue d’avance, de l’éternelle jeunesse et de l’amour.
Les cas Carmen : cacophonie coruscante
Deux exemples récents : la Carmen itinérante « de » Calixto Bleito, puisqu’on remarquera qu’on ne semble plus guère attribuer un opéra à son compositeur mais à son metteur en scène qui occulte le musicien et ne parlons pas des librettistes qui, finalement, passent au second plan par le premier conféré à celui qui n’est, après tout, qu’un simple régisseur qui n’a pas à usurper le premier rôle. Un accordera au moins, à Bleito, une interrogation intime de l’œuvre : le contexte de cette soldatesque de légionnaires, ici franquistes, hommes entre hommes, sans femme, et taraudés de désirs violents, est bien issue du texte, comme le danger des femmes guettées par des vautours, symbolisées par la fragile petite fille au risque des prédateurs. Mais, pour le reste, avec son apparente modernité, le traitement de l’héroïne en vulgaire allumeuse, qui joue le jeu des hommes et guère celui des femmes, enlevant d’emblée sa culotte et chevauchant et violant Don José, avec son outrancière modernité, balayant cinquante ans d’interprétations affinées, dignes et nobles des Berganza puis Uria-Monzon, renvoie à l’époque bourgeoise de la création où la critique vomissait Carmen et ses « fureurs utérines ». Quant à la scène, on aura apprécié : voie de garage pour Mercedes, non l’amie de Frasquita, mais les berlines Benz en plein et peine sur scène. Heureusement, il y a une cabine téléphonique sans doute pour appeler un garagiste. Ou un taxi. Où l’esprit, à défaut de la lettre, de Mérimée et Bizet.
En revanche, on chercherait en vain, dans la Carmen « de » Dmitri Tcherniakov, à Aix 2017, la moindre interrogation du livret ou de la musique qui justifierait sa proposition scénique. Encore une fois, dans l’incapacité de citer ou solliciter le vrai texte, il lui en substitue un autre, d’une rare platitude, et son traitement n’en est qu’un mauvais : la frondeuse tragédie d’une femme libre devient le vaudeville mou d’un homme impuissant. Aveu du metteur en scène ? De Bizet, on passe à Offenbach. La force anarchiste, féministe, de Carmen, réduite à n’être qu’une image de piquante pin-up pour stimuler une virilité défaillante, est ramenée à la thérapie bourgeoisement, socialement balisée, médicalement contrôlée, sans doute remboursée par la Sécurité Sociale dans une sorte de talk-show aux invités heureux de se vautrer publiquement sur scène.
Je concède à un artiste metteur en scène tous les droits sur une œuvre : c’est sa liberté. Mais à la liberté correspond la responsabilité et on attend de l’intelligence, celle de l’œuvre ; dans ce cas, on la cherche encore, malgré les extraordinaires chanteurs acteurs. Le « renouvellement » ne peut se faire que par une lecture nouvelle interne, intrinsèque, de l’œuvre qui, elle, demeure immuable si c’est un chef-d’œuvre, parlant à tout le monde et à tous les temps, sans ces artifices étrangers au fond et à la forme. Un metteur en scène cultivé peut et doit poser, apposer une grille de lecture à une œuvre pour en faire surgir des sens nouveaux, non imposer ces grillages externes superficiels qui n’en concernent pas le fond, pour cultiver une infantile originalité.
Or, ces types de mise en scène, fuyant la profondeur intime de l’œuvre, dans l’incapacité de l’analyser sérieusement, ne sont qu’un placage arbitraire, extérieur. Bref, un déguisement épisodique, épidermique, et non une réelle étude nouvelle. C’est un triste symptôme de la pauvreté superficielle du temps : on prend l’écorce pour la substance.
Cependant, à entendre les applaudissements moutonniers par lesquels ces propositions sont accueillies, on se dit que, finalement, nombre de spectateur prisent ces « mises en scène » sans doute parce qu’elles ont le mérite de leur faire supporter et de les distraire de l’œuvre qu’ils étaient apparemment venus voir, sinon entendre.[2]
Benito Pelegrín
[1] Article paru dans la revue culture du CNRS en 1992, CAES Magazine, N°65, simplement rafraîchi de quelques références nouvelles.
[2] Bien sûr, juge et partie dira-t-on ? Non : légitimité critique de parler d’une œuvre sur laquelle on a réfléchi, longuement. Je me souviens du numéro de la Revue Autrement, Carmen, « Figures mythiques » dirigé par Élisabeth Ravoux Rallo, Paris, 1986 dans lequel j’ai publié un essai, fondé sur le texte et la musique, sur l’ambiguïté sexuelle de Carmen que j’avais intitulé : « Entre chien et loup de la sexualité », p. 50-75.