CAPTATION TÉLÉ : ARGUS AUX YEUX MULTIPLES
Aïda, de Guiseppe Verdi,(1871)
Chorégies d’Orange
Captation du 5 juillet 2017
Retransmission télévisuelle du mercredi 9 août sur la 5
Rien ne remplace le spectacle vivant, qui se fait —ou se défait sous nos yeux, c’est le risque— avec des acteurs vivants, leur grandeur mais aussi, éventuellement, leurs faiblesses, bien humaines. Une captation filmique, une retransmission télévisée, unit le paradoxe magnifique de voir, de revoir, mais avec un autre regard que le nôtre, avec des yeux démultipliés par les caméras, un spectacle passé, dont nous fûmes témoin en spectateur d’une place fixe, redevenu présent, et présent à volonté si on l’a enregistré. Focalisé de sa place fixe, le regard à l’évidence partiel que l’on y a, sans être forcément partial mais tout de même inévitablement subjectif, devient multifocal sous l’objectif mouvant de la caméra.
Un spectacle est toujours spatialisé, on en reçoit les images, on en perçoit la musique selon l’endroit où l’on est situé : la proximité peut incliner en faveur d’un acteur selon qu’on en soit plus près ou non, à cour ou à jardin, et il est certain que, placé près des cordes ou des percussions on n’a pas la même sensation musicale. C’est donc aussi la magie, l’illusion de la captation radiophonique, microphonique, d’homogénéiser l’écoute générale, l’amplifiant sans doute, tout en particularisant des détails en gros plans, le chef, les musiciens solistes, les chanteurs ou les fondant dans des plans généraux de l’orchestre, des chœurs.
Ainsi, sans renverser absolument le jugement critique que j’ai exprimé dans mon article ci-dessus sur la première d’Aïda le 2 juillet, avec la grande distance du dixième rang de gradins sur les trente-quatre de l’immense théâtre, dont il faut rappeler que même les chanteurs, à l’avant-scène, sont à plus de trente mètres du chef pour en dire l’échelle, cette remarquable captation, abolissant ou accusant les distances, plans panoramiques ou serrés, m’a permis de revivre au plus près un spectacle, malgré mes réserves, et d’en nuancer certaines critiques.
Je rappelle simplement l’indiscutable réussite orchestrale et chorale, succès justifié d’Anita Rachvelishvili en impérieuse et humaine Amnéris, expressive autant dans son jeu qu’explosive dans la voix, Nicolas Courjal en Ramfis jeune grand prêtre glacial, à la voix d’ombre contrastant sur la blancheur de sa robe, Quinn Kelsey en Amonasro belliqueux et vigoureux, Ludivine Gombert en prêtresse éthérée, en nuances d’azur ou de Nil : la proximité sonore plus grande que leur offre le micro permet d’en goûter davantage la qualité vocale. En revanche l’Aïda d’Elena O’Connor, favorisée par ses talents de comédienne à l’image,bénéficie d’un gain de volume appréciable mais le micro accuse son excessif vibrato. En Pharaon, le flou José Antonio García gagne en présence et en projection. Quant au Radamès de Marcelo Álvarez, malgré la beauté d’un timbre souple et chaud, il accuse de près les défauts perceptibles de loin : phrases hachées en dépit de la syntaxe dans son premier air, si bémol tendu et peu tenu, sans le double pp, repris à l’octave.
Le générique est une belle création. Comme des souvenirs surgis du passé d’une mémoire très ancienne trouée d’incrustations de visages, ceux des chanteurs, des images classiques d’un art égyptien à son plus haut niveau : tête de la belle Néfertiti, de Toutankhamon ; sur son socle élégant de marbre, le hiératique chien noir Anubis sur ses pattes, longues oreilles dressées aux rehauts d’or à l’intérieur comme son collier et rubans, qui trône, veillera, marmoréen, sur tout le drame.
Alors que la réalité de la présence physique au spectacle nous cloue, prisonnier de notre place, nous impose une même optique sur l’immensité de la scène lointaine, la retransmission télévisée, comme effaçant les limites du petit écran, nous offrira la magie de l’ubiquité du regard d’une infatigable caméra agile, ailée dirait-on, survolant, surplombant l’immense théâtre antique, avec des plongées saisissantes sur l’ovale lumineux de la fosse d’orchestre, éclairant soudain en gros plan, papillons de nuit, quelques partitions sur les pupitres des musiciens, quelques instrumentistes. Inversant diamétralement son optique, elle nous révèle, de la scène, la vision frontale, grandiose, effrayante, qu’ont les chanteurs de tout le théâtre bondé, nous donne à voir le chef de face, passant une main rapide sur ses cheveux ébouriffés par le vent, puis s’envole par des panoramiques offrant une vision idéale, la nette épure au sol de ce long tapis souligné du plateau relevé symétriquement sur ses deux bouts par les gradins, imperceptible dans sa globalité de notre place de fourmi. La parfaite symétrie à trois côtés de rectangle, le quatrième étant le trait de l’avant-scène, l’alignement blanc des prêtres, devient ici sensible et le cercle, la ronde des premières danseuses vraiment à l’ancienne qui s’y circonscrit prend alors un sens plastique, géométrique qui nous échappait.
Les encombrants éléments de décor, Anubis, trois pyramides, le temple de Memphis ou Thèbes, celui de Philae, l’obélisque, le buste de Toutankhamon, écrasés par la perspective presque horizontale de notre dixième rang, s’aèrent dans l’espace de plans larges, semblent prendre une juste proportion par rapport au gigantesque mur antique, du moins perçus individuellement, quand la caméra les singularise, soulignant leur intrinsèque beauté.
Le temple, perçu en fond central d’un symétrique déploiement latéral de prêtres blancs, le Grand Prêtre puis la Prêtresse au milieu, donne une étonnante illusion de vérité ; quand les personnages sont habilement captés au pied des socles, l’échelle réduite de ces maquettes de monuments paraît alors justifiée.
Sans doute pensés pour la proximité intimiste de la caméra, on découvre certains détails raffinés, invisibles à l’œil nu : coiffes, coiffures luxueuses, mèches emperlées d’Amnéris, son maquillage, son fauteuil historié, fleur de lotus des colonnettes du délicat métier à tisser, harpes de ses femmes ; nuances des costumes sombres imperceptibles à la distance ; le danseur soliste, ses sauts de biche et entrechats, etc. On perçoit de la sorte la cohérence des ensembles et du détail dans la fluidité du flot continu de la musique qui, par le choix judicieux des angles et des images, n’est pas parasitée ici par l’accumulation mouvante, trop voyante des blocs de décors.
Comme celle du spectacle, il y a une mise en scène des images : on saluera donc l’intelligente dramaturgie d’une sorte de découpage des plans d’ensemble des situations aux gros plans des visages expressifs des personnages qui la subissent : c’est une véritable lecture qui se surimpose à celle de la mise en scène en captant au plus près les émotions violentes des héros. Loin de l’outrance lyrique qui affligeait parfois le jeu pour compenser la distance du dernier rang, ces chanteurs d’aujourd’hui, ne déméritaient pas dans les gros plans, autrefois éprouvants pour le spectateur, émouvants ici par une vérité humaine rendue sensible et proche par une caméra pleine de douce empathie : Elena O’ Connor, profil digne d’un pur dessin ou bas-relief égyptien, biche effarouchée, effrayée, terrorisée au fil ascendant de l’action, crédible et touchante Aïda par son jeu retenu ; Anita Rachvelishvili, dans la plénitude d’une féminité heureuse, a la morgue de la princesse aux fausses douceurs maternelles envers son esclave favorite, puis rebutée en amour, elle est en bute aux fureurs de la jalousie sans sombrer dans la caricature, âme souffrante enfin de la douleur d’autrui, visage tragique, fondu enchaîné dans une ingénieuse condensation de deux plans, surimposé sur le fond effrayant des prêtres condamnant à mort son bienaimé ; de Nicolas Courjal, inflexible Grand Prêtre vêtu de lin blanc candide comme dirait Hugo, on distingue le clair regard pour des pensées sûrement aussi sombres que sa voix, aussi agitées qu’il est raide et roide à tenir sa crosse, symbole de son pouvoir religieux ; Quinn Kelsey, tempétueux dans sa voix, est orageux dans son attitude, crédible en roi éthiopien coiffé à la rasta. Voix mystique et mystérieuse des coulisses du temple, en Prêtresse issue de l’ombre, Ludovine Gombert, immobile statue aux voiles ailés de vent, est une éloquente muette divinité. On a le plaisir de trouver un visage au clair Messager de Rémy Mathieu, et même le Pharaon José Antonio García, avec le bénéfice du micro amplificateur et de la caméra scrutant son visage, gagne à être vu de près. Seul Álvarez déçoit, la caméra, impitoyable, rendant trop manifestes ses tics de ténor à l’ancienne, avec des coups de menton trop visibles pour donner le moindre aigu.
Plongées, contreplongées sur les personnages, interrogeant, scrutant, caressant le visage des héros, nous rendant plus sensible leur proche humanité, la caméra, sans s’attarder de façon pesante, capte en passant des groupes qu’on dirait sculpturaux s’ils n’étaient en mouvement, tels les prêtres solennels aux plis des robes balayés de vent, adagio pour les musiciennes, allegro agité pour la sombre houle de la folle foule de dames balzaciennes avec l’écume blanche de leur col, contrepoint aux déchirements d’Amnéris, la prière suppliante et dansante de ses femmes en blanc, agenouillées.
Mais ce regard objectif souligne cruellement le ridicule des anachronismes en fond de scène XIXe aux antiques Égyptiens, ces bourgeois repus faisant de l’art repos dominical et ces prêtres, peut-être des jésuites ou d’autres congrégations, célébrant l’érection du phallique obélisque, chantant en chœur la gloire de Pharaon et les divinités païennes du panthéon égyptien. Après avoir personnalisé à coup sûr Vivant Denon que j’ai identifié dans mon précédent article, premier importateur d’antiquités égyptiennes pour le Louvre du futur empereur Napoléon, sans doute Paul-Emile Fourny a-t-il voulu, par cette indiscrète inclusion anachronique, rappeler (mais à quel savant spectateur s’adresse-t-il en l’absence, à ma connaissance, de toute explicite « Note d’intention »?) que le premier fonds important d’antiquités égyptiennes, est acquis par le roi Charles X en 1826, ou que, dix ans après, sous Louis Philippe, Paris reçut en cadeau cet obélisque en hommage à Champollion, mort, qui avait réussi à traduire la Pierre de Rosette. À ce compte, les cryptiques intentions des metteurs en scène, aussi indéchiffrables que les hiéroglyphes pour le profane, auraient besoin d’un autre Champollion, nommé par Charles X, en 1826 conservateur de la division des monuments égyptiens du Louvre. Ainsi, vue de loin ou de près, on est informé et confirmé de la richesse culturelle indubitable d’un spectacle, gommée par la distance et, au contraire, démultipliée par sa proximité télévisuelle, mais qui, sans annonce subtile, se dénonce à l’œil, proche ou lointain, comme une arbitraire imposition, superposition et non cohérente fusion avec l’œuvre.
Mais il est vrai aussi que la multiplication, le morcellement avide des plans par les yeux multiples des caméras, jonglant avec virtuosité avec les images, nous permet de les savourer dans leur diverse et singulière beauté même si elles ne sont pas assujetties à une homogène et cohérente globalité historique : les trompettes à l’ancienne affrontées du haut des deux plateaux face à face, sont belles en soi, le plan fixe sur les grenadiers de la Garde nous épargnant de les confronter à la foule en liesse des guerriers égyptiens. On ne boude pas non plus à la machinerie de l’érection de la pyramide de Louxor (de la Concorde !)
On parle aujourd’hui d’un proche futur de « l’homme augmenté », aux moyens et facultés accrus parl’informatique et la techno-médecine, par des implants scientifiques, relayant les vieux mythes d’Icare, d’Argus. Mais n’y sommes-nous pas, depuis longtemps, avec des lunettes qui augmentent notre vue, des appareils auditifs qui corrigent notre audition, entre autres, avec ces téléphones qui prolongent désormais naturellement nos bras, nous donnant accès, connexion immédiate au monde ? Et que dire de ces caméras, tel l’Argus du mythe aux cent yeux, qui démultiplient les points de vue, la vision, nous offrant avec ces projections qui font présent d’un événement passé, le rêve fou, faustien, d’un regard total.
Benito Pelegrín
Aïda, de Guiseppe Verdi,
(1871)
Chorégies d’Orange
Pour la distribution, voir ma critique de la première du 2 août.
Captation du 5 juillet 2017
Retransmission télévisuelle du mercredi 9 août sur la 5
A voir ou revoir sur France télévision, Culture box
Une coproduction
ACTE4 productions, Radio France
En association avec les Chorégies d’Orange,
Avec la participation de France télévisions,
Le soutien du Centre national de l’image animée,
Producteurs délégués Alexandra Clément et Jacques Clément,
Réalisateur : ANDY SOMMER ;
Prise de son et mixage : Radio France ;
Musicien metteur en onde : Daniel Zalay ;
Directeur du son : Yves Baudry.
Génériques : Emmanuel Duchemin.
Photos : Philippe Gromelle
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