La Favorite de Gaetano Donizetti (Opéra de Marseille, octobre 2017)
MORCEAU DE ROI MAIS FEMME AU RABAIS, AU REBUT
Opéra en 4 actes
Version originale en français,
Livret d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz
d’après le drame de François-Thomas-Marie De Baculard d’Arnaud,
Les Amants malheureux ou le comte de Comminges
Création à Paris, Opéra, le 2 décembre 1840
Opéra de Marseille le 21 octobre 2017
La Favorite n’aurait-elle plus les faveurs du public ? On aurait pu le croire à juger des trous dans les places à cette dernière de la version de concert qui prive les spectateurs du faste d’une mise en scène, néfaste parfois pour l’écoute, mais exalte les voix : un plateau exceptionnel qui souleva l’enthousiasme justifié du public. Une œuvre disparue de la scène marseillaise depuis 1968 revenue avec les honneurs.
Mettre en scène ?
Mais quoi de cet opéra français commandé à Donizetti qui joue le jeu de l’opéra à la française, élaguant, au profit d’une élégante déclamation lyrique, les grandes fioritures à l’italienne, se bornant à quelques traits d’agilité et, plus que des da capo, multipliant des répétitions de phrases facilitant la compréhension du texte ? Certes, passant de Saint-Jacques de Compostelle au fastueux Alcazar de Séville récemment conquise sur les maures, et cette île de León au large de Cadix où se retrouvent, on ne sait comment ni depuis combien de temps les amants, charnels ou platoniques, on ne sait non plus, cela prêtait à rêves exotiques pittoresques pour le public d’alors.
L’Histoire réduite à l’historiette
L’opéra romantique, à puiser des sujets dans l’Histoire, en épuise le romanesque, qui dépasse souvent la fiction, en le réduisant à l’historiette d’amour convenue où le grand méchant baryton est l’empêcheur de tourner en rond le couple d’amoureux.
Un angélique jeune novice, Fernand, dans un couvent de Compostelle, au fin fond du nord de l’Espagne, avoue au roc religieux de son supérieur un amour pour un ange de femme et jette son froc par-dessus les moulins, pour retrouver apparemment la belle, yeux bandés, aux confins sud de la Péninsule encore en partie occupée par les maures. Il ignore qu’elle est Leonor de Guzmán, la maîtresse officielle du roi Alphonse XI. Privilège de l’emploi, la favorite, lui obtient un brevet de capitaine, il combat, sauve son suzerain, éperdu de reconnaissance pour ce héros. Hélas, une lettre d’amour malencontreusement perdue par la distraite suivante de la dame, et récupérée par le traître, dévoile au roi ces amours parallèles. Pour se venger perversement du couple amoureux, en en guise de récompense à son sauveur, le roi accorde en mariage sa favorite au jeune innocent aveugle pour de bon. Le pauvre marié ne découvre l’identité de sa femme, qui n’a pu la lui révéler par l’action encore du méchant Félix ayant intercepté la messagère Inés, qu’après la cérémonie nuptiale, ponctuée par les sarcasmes cruels des nobles riant de son déshonneur : épouser la maîtresse du roi ! Honneur en France, infamie au-delà des Pyrénées. Désespéré, le jeune homme drape sa dignité bafouée dans son froc retrouvé et prononce ses vœux perpétuels au couvent de Compostelle, où le retrouve Leonor expirante pour implorer son pardon.
Sacrifiée sur l’autel du mâle
Mais pardon de quoi ? Au fond, à y bien regarder, cette anecdote romantique n’est pas si révolue que ça et a même une étrange actualité. Passionnément aimée par le roi, qui songe même, bravant l’église, à répudier sa femme légitime Marie de Portugal —victime collatérale passée sous silence dans cette version réduite de La Favorite— pour couronner sa maîtresse, Leonor est bien une victime sacrifiée sur l’autel de l’amour-propre, pas très en fait, du roi et du jeune novice héros, religieux au pardon bien dur à sortir.
Certes, la pieuse Espagne n’est pas la frivole et libertine France où les favorites ont un statut et même des statues. On y connaît peu de monarques aux maîtresses avouées, encore moins officielles. Dans l’opéra, favorite malgré elle, Leonor rue dans les brancards et réprouve sa cage dorée : elle se sent déshonorée par la situation. Elle la reproche au roi : elle a « été abusée », « trompée », elle a cru suivre un époux et s’est retrouvée dans ce rôle de second plan, infâmant, un simple « trophée ». Le roi infidèle, qui ne lui pardonne pas son infidélité, la donne en mariage comme rebut à l’amoureux éperdu, mais qui ne veut pas d’une femme au rabais, perdue.
Dans les deux cas, la femme est la victime sacrifiée sur l’autel d’un honneur érigé par les hommes eux-mêmes, reposant sur la vertu féminine. Et la pauvre favorite à son corps défendant et défendu malgré l’amour, intériorise même les valeurs qui la sacrifient, mourant en mendiant un pardon pour une faute dont elle n’est pas coupable : sans doute harcelée, abusée, trompée, trophée pour le roi puis butin de guerre et repos du guerrier pour Fernand, pour tout ça même, rejetée.
L’Histoire : la vraie Leonor de Guzmán
Alphonse XI de Castille est l’arrière-petit-fils du grand roi Alphonse X le Savant ou le Sage, poète (on lui doit le recueil des fameuses Cantigas de Santa María, monument de la musique médiévale), juriste, historien, astronome (ses Tables alphonsines des éclipses seront utilisées jusqu’au XVIIIe siècle), qui se proclame « Roi des trois Religions du Livre », la chrétienne, la juive, la musulmane, faisant coexister pacifiquement église, synagogue et mosquée dans une Tolède vouée à la science et à la culture où il réunit savants maures, juifs et chrétiens pour traduire les monuments littéraires et scientifiques anciens, prémisses de la Renaissance européenne. Grand homme mais piètre politique : le nez vers ses étoiles, il voyait mal ce qui se passait sur terre. Il laisse en héritage une Espagne déchirée de querelles dynastiques, de révoltes nobiliaires.
Alphonse XI en héritera et pâtira plus tard, contraint de lutter contre les nobles à l’intérieur et les maures à l’extérieur. En 1328, il épouse Marie de Portugal, mais deux ans plus tard, il fait la connaissance à Séville de la belle veuve Leonor de Guzmán. C’est le coup de foudre réciproque. Ils ont pratiquement le même âge et mourront aussi à un an près : il a dix-neuf ans (1311-1350), elle, vingt (1310–1351). Il délaisse sa femme pour vivre publiquement avec sa maîtresse. Soulevant l’indignation des nobles castillans envers la favorite andalouse, la réprobation du pape et la fureur de son bureau-père roi du Portugal, il veut même répudier sa femme légitime et couronner sa maîtresse. Mais Leonor, aussi belle qu’intelligence, refuse pour éviter une guerre avec le Portugal, qui aura lieu malgré tout. Grande politique, de bon conseil, ses alliances andalouses permettent au roi de réduire la noblesse castillane et l’accompagne à la guerre contre les musulmans. Elle intervient sur le plan international en faveur de la France dans la Guerre de Cent ans. Elle est la reine de fait pendant vingt ans. Elle donne dix enfants à Alphonse, qui les légitime, ce qui compliquera la succession.
Mais, pendant une guerre à Gibraltar dont il veut libérer des Maures le Détroit, Alphonse meurt de la Peste noire. Léonor, présente, s’enfuit mais Marie de Portugal, la reine en titre, la saisit, la fait torturer et assassiner horriblement sous ses yeux et ceux de son fils. Cela ne réussira pas à la reine veuve et régente : elle sera elle-même assassinée par son père ou son fils, issu de son mariage avec Alphonse. Ce fils terrible, Pierre Ier, dit le Cruel, dont le favori sera un certain Don Juan Tenorio, qui donne lieu au mythe, mourra lui-même en se bagarrant avec Henri de Trastamare, son demi-frère, fruit des amours d’Alphonse et Leonor, qui lui succédera.
Interprétation
On a peur de tomber dans les clichés de la célébration enthousiaste aussi générale que généreuse, mais il y aurait mesquinerie à marchander, sous prétexte de distance ou réserve critique, des éloges hautement mérités tant par le plateau que par la fosse, disons l’orchestre, par ailleurs partageant le plateau avec les chanteurs, et sans doute exalté par ce voisinage et visionnage dans une belle émulation. On eut la sensation, le sentiment —et cela importe à l’affaire affective du drame romantique— que cette proximité des instruments et de la voix, en resserrait la cohésion, la solidarité, bref, l’harmonie : la fusion dans l’effusion du drame. On y sent, certes, tout le travail subtil du chef, Paolo Arrivabeni, dont l’élégance, la précision, l’engagement, donnent à cette musique toute sa dignité, en cisèle formes et rythmes. Ses indications, visibles hors de la fosse, rendent plus sensible la présence des pupitres auxquels il s’adresse comme s’il les faisait naître, d’un geste, sous nos yeux, pour le bonheur de nos oreilles, interlocuteur privilégié les faisant dialoguer à vue avec les solistes vocaux, nous prenant pour témoins de ce qui se joue et noue.
Ce tissage serré de l’orchestre et des voix, tout intégré au drame, était aussi visible et audible avec les chœurs : sans la dispersion forcée d’une mise en scène qui les spatialise, choristes en rang serrés, on admire que de cette masse naissent des murmures, même des chuchotis, ou des grondements, d’une homogénéité et d’une expressivité dramatiques qui signent la minutie de la préparation d’Emmanuel Trenque.
Dans le rôle de celui par qui le malheur arrive, Loïc Félix, a l’élégance froide du traître de qualité, on ne sait si dévoué au service ou voué à la perte du roi auquel il remet la lettre prouvant l’infidélité de la favorite et faisant le malheur de tous. Confidente de Leonor et messagère des amours des jeunes gens, Jennifer Michel déploie la lumière de son soprano pour un air ravissant, très développé, au rythme hispanique, fleuri de vocalises qu’elle égrène avec sa souriante aisance.
Balthazar, c’est Nicolas Courjal : Père en religion du jeune Fernand, il a pour lui les tendresses de sa sombre et flexible voix, qu’il sait alléger au murmure dans une douceur qui pourrait être ambiguë dans son désir possessif, peut-être pas simplement spirituel, de le garder auprès de lui mais aussi les rudes sévérités paternelles et les foudres de l’imprécation morale contre le roi dissolu. À celui-ci, Jean-François Lapointe offre une noble stature, la majesté naturelle d’une voix puissante et contrôlée, éclatante dans l’aigu, une diction parfaite, une ligne de chant impeccable qui déroule en se jouant les légères vocalises belcantistes. On croit percevoir de l’humour dans la cavatine vive de son premier air, toute guillerette comme un passage d’Offenbach mais, il sait faire sentir la perversité du cadeau empoisonné du mariage qu’il offre, dans sa fausse générosité, à son sauveur protégé et anobli, dont les titres pompeux qu’il lui octroie royalement rendent l’infamie de cette union à leur échelle.
Face au jeu si expressif de tous les interprètes, qui nous font vivre le drame sans le secours d’une mise en scène, après une indisposition lors d’une précédente représentation, innocent Fernand, le jeune ténor Paolo Fanale affiche presque un permanent sourire, comme étranger au drame, qui lui tombera brutalement dessus. Et sans doute l’est-il, arraché d’abord au couvent par l’amour. Un peu béat, mais les béatitudes dévotes dont il sort pour y rentrer désespéré à la fin, semblent très justement le définir comme n’étant pas de ce monde, son héroïsme sur le champ de bataille étant sans doute la plus grande invraisemblance, encore que la recherche du martyre, ou du massacre, est aussi de l’ordre de l’angélique démoniaque. La voix est superbe, ronde, moelleuse et, conquête des jeunes générations du chant italien, il ne vise pas un héroïsme vocal tonitruant, mais une expressivité faite de nuances délicates, de demi-teintes, avec une maitrise très grande de la voix mixte.
Que dire de Clémentine Margaine ? Beauté justifiant le rôle de la favorite, grande voix de mezzo d’une chaleureuse couleur ambrée, homogène, facile, ductile, aux aigus d’une souveraine aisance et expressivité tout comme ses piani douloureusement introspectifs. On découvre, avec une grande sobriété de moyens, une grande actrice et une admirable chanteuse qui offre son personnage comme l’évidence de sa personne.
Benito Pelegrín
La Favorite de Donizetti,
Opéra de Marseille, 13, 15, 18, 21 octobre
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Paolo ARRIVABENI.
Distribution :
Léonore : Clémentine MARGAINE
Inés : Jennifer MICHEL
Fernand : Paolo FANALE
Alphonse XI : Jean-François LAPOINTE
Balthazar : Nicolas COURJAL
Gaspard : Loïc FÉLIX
PHOTOS : CHRISTIAN DRESSE
- MARGAINE; 2. LAPOINTE ; 3. FANALE
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