STRETTO SCARLATTI : AIMEZ-VOUS SCARLATTI ?
Jean-Marc Aymes, clavecin, et Nicolas Laffitte, récitant
Concert Salle Musicatreize, 12 janvier
Coquette question rhétorique d’un concert séducteur qui ne laisse aucune alternative de réponse : peut-on ne pas aimer, adorer Scarlatti, dans cette interprétation amoureuse, adoratrice ? Un Scarlatti aux sonates brèves, intenses, serrées comme un café stretto, de Naples bien sûr, filtré par Venise, Lisbonne et, enfin, Madrid où s’épanouira et mourra (1757) ce grand musicien, de la faste trilogie baroque 1685 qui voit naître Bach, Händel et Domenico.
Dans le douillet cocon, à la chaleureuse douceur du bois, de la salle Musicatreize de Roland Hayrabédian, où l’ensemble fameux des treize chanteurs donne des concerts raffinés de musique contemporaine, souvent inédits, qui tournent ensuite dans le monde, Concerto soave de Jean-Marc Aymes et María Cristina Kiehr a également fait son nid pour le bonheur des mélomanes marseillais. Des conférences (sur inscription au 04 91 00 91 31), « L’Atelier du critique » de Jean-Christophe Marti, facilitant l’accès aux œuvres, ponctuent, les jeudis de cette riche saison de concerts et font de cette accueillante salle à la fois un laboratoire musical et une scène de la pratique, un lieu enrichissant, ouvert à tout public et à toute musique.
Auteur, entre autres CD, de l’enregistrement intégral de la musique pour clavier éditée de Girolamo Frescobaldi, claveciniste, organiste, Jean-Marc Aymes, aujourd’hui professeur de clavecin au CNSMDL, escorté de quelques uns de ses élèves de Lyon, passait de la péninsule italienne à l’espagnole sur les pas, sous les doigts de Domenico Scarlatti, pour un concert illustré de projections picturales, vues de Venise par Canaletto, Guardi, de Madrid par Goya, également agrémenté de lectures, par Nicolas Laffitte, de textes, lettres, documents sur Scarlatti par l’expert Ralph Kirckpatrick, le témoignage du voyageur Burney, plus Casanova, et de délicieux passages de la ‘Petite Gitane’ (La gitanilla) de Cervantes et de l’adorable ‘Platero et moi’ (Platero y yo) de Juan Ramón Jiménez, en échos espagnols aux sonates les plus hispaniques du musicien.
Fils du grand Alessandro né en Sicile, célèbre compositeur et pratiquement fondateur de l’opéra napolitain qui deviendra le modèle européen, à qui l’on devrait l’aria da capo, Domenico naît dans la Naples tout aussi espagnole que son destin hispanique. Après des passages obligés à Rome, Florence, Venise, comme s’il fuyait l’ombre oppressante du père tout puissant qui mourra en 1725, on le trouve à au Portugal en 1720, maître de clavecin d’une jeune princesse musicienne, dans une cour aux fastes dus à l’exploitation du richissime Brésil, ambitionnant de faire de Lisbonne une grande capitale européenne de la musique. Marie Barbara de Bragance, fille du roi Jean V de Portugal, épousera l’Infant héritier de la couronne d’Espagne, qui régnera sous le nom de Ferdinand VI (1746-1759). Épris de musique, le couple princier puis royal protège et pensionne, lui, Farinelli déjà installé en Espagne, elle son maître de clavecin Scarlatti, les deux brillants Napolitains qui deviendront amis. De Séville à Madrid, et souvent dans la résidence royale d’été d’Aranjuez, Scarlatti suit Marie Barbara, étant du service privé de sa maison. Il termine sa vie auprès de la reine, un an avant elle, suivie par son époux inconsolable, encore un an après. Sans compter son œuvre vocale, cantates et opéras, dont ne parle guère à tort tant les travaux et le catalogue de Kirkpatrick ont mis l’accent sur ses sonates, Scarlatti en aurait composé plus de cinq-cent-cinquante pour clavecin, pour la plupart inédites de son vivant mais courant l’Europe en manuscrit.
On s’accorde à en louer l’exceptionnelle originalité. L’éventail de quatorze d’entre elles choisi par Aymes, allant de la Sonate K.3, frissonnante de traits vifs, à la K. 554, peut-être la dernière, ne le démentait pas, en donnant une vue partielle, forcément partiale, rapidement panoramique, mais forcément difficile à embrasser en une seule écoute, forcément rapide aussi. Mais disons que le format général d’une heure de concert à 20 heures était en adéquation avec ces formes musicales brèves répugnant à la longueur et la lourdeur.
En effet, elles se déploient en ce crépuscule rose du Baroque, le Rococo, qui fuit le grandiose pour l’intime de la chambre, du salon. Déjà le jésuite Baltasar Gracián (1601-1658), en avance sur son temps, répugnait au fatras et exaltait la forme brève, la concision, condensant son éthique et son esthétique dans l’aphorisme 105 de son Oráculo manual : « Lo bueno, si breve, dos veces bueno y lo malo, si poco, no tan malo », que je traduis : ‘Le bon, si bref, deux fois bon, et les mots et les maux, s’ils sont brefs, ne sont qu’un moindre mal. »[1] Si l’alibi de l’art, soumis aux idéologies et à la religion, était toujours le précepte d’Horace de l’utile dulci, ‘joindre l’utile et l’agréable’, des rigoureux impératifs du Concile de Trente régissant les arts, de sa récupération de la trilogie rhétorique docere, movere, delectare, ‘enseigner, émouvoir, plaire’, ce passage léger au Siècle des Lumières, délaisse volontiers velours et lourds brocards pour la suavité de la soie, du satin, oublie un art didactique, docere, pour ne retenir bien que ce delectare, ‘délecter’, plaire’, sans oublier les délicieuses émotions des affects, movere, qui ouvrira vite la porte au culte exquis, nouveau plaisir, de la sensibilité. D’ailleurs, c’est bien ce que semblait dire Scarlatti lui-même dans une Préface à une édition de son œuvre lue par Nicolas Lafitte, lorsqu’il avouait avec un sourire qu’il transgressait les règles musicales mais pour respecter la seule admissible en musique : « ne point déplaire à l’oreille ». Rejoignant par-là Gracián : savoir aller, avec art, contre les règles de l’art. Art insolemment et solairement d’agrément sans autre justification que le plaisir, avec la touche rapide des peintres comme Tiepolo, Fragonard, Boucher, le Goya des tapisseries.
Sonates atypiques en regard de ce que la norme a fixé depuis sous ce nom, sonates, étymologiquement parce que c’est ‘suonare’, ‘sonner, binaires semble-t-il en général à l’écoute, d’une diversité telle, même dans cet échantillonnage, qu’il est difficile, voire impossible de rapporter l’une à l’autre, issues certes de la même main mais sûrement pas du même moule. Les thèmes, sitôt captés, ne restent pas captifs et on n’en sent pas une scolaire récapitulation, la modulation de la tonalité étant peut-être un rare repère auditif auquel s’accrocher. En tous les cas, il y a quelque chose de gracieusement capricant, capiteux, on y sent tout le jeu rhétorique, festif, des antithèses, des figures chiasmatiques, en miroir, broderies, appoggiatures. Dans certaines passe le rasgueado et le punteado de la guitare espagnole, le style arpégé et piqué, pointillé, qui apparaît déjà dans les tonadillas scéniques, ces saynètes chantées, dansées, récitées, brévissimes opéras bouffes, qui vont fixer, au cours du XVIIIe siècle ce qui deviendra le folklore espagnol et le flamenco. Et l’on admire dessinant, caressant, faisant bouillonner ces fiévreuses et précieuses vignettes, la véloce virtuosité de Jean-Marc Aymes, au vertige.
Benito Pelegrín
Concert Salle Musicatreize,12 janvier
AIMEZ-VOUS SCARLATTI ?
Jean-Marc Aymes, clavecin,
Nicolas Laffitte, récitant
Photos : De gauche à droite, Nicolas Lafitte (© Moralès), Jean-Marc Aymes (©Éric Bourillon) ;
[1] Baltasar Gracián, Art et Figures du succès, Points Seuil, essais, 2012
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