Université Populaire du 15 Mars 2018 avec Bernard Lubat, Roland Gori et Charles Silvestre
« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaines d’or d’étoile à étoile, et je danse » (Arthur Rimbaud)
Le principe de ces Universités : la gratuité. Pas d’âge requis, ni de titres, pas de contrôle des connaissances…
Les Universités populaires du théâtre Toursky aspirent à renouer avec l’utopie et l’exigence d’une culture pour tous, qui soit vécue comme un vecteur de la construction de soi et d’une identité citoyenne. L’accès au savoir est essentiel et le Toursky le sait, implanté dans des quartiers populaires où il trace, depuis plus de quarante ans, des chemins de culture et ouvre grand ses portes. Rendre culture et savoir accessibles au plus grand nombre, une vocation originelle du Théâtre Toursky, qui trouve son aboutissement toute l’année, au fil de sa programmation et de ces Universités populaires, moments de rencontres et de partages.
« Lire délivre – écrire inspire – improviser respire – parler répare »
Ce sont les mots écrits sur la porte de la librairie d’Uzès, raccourci explicite du message de cette conférence.
Après Debout les œuvriers en janvier 2017, le Manifeste des œuvriers est paru aux éditions Actes Sud en avril. Le désir de retour à l’œuvre sonne à toutes les portes de la vie : la vie de l’humain qu’on soigne, qu’on éduque, à qui on rend la justice, qui s’informe, qui se cultive, qui joue, qui s’associe, qui se bat, rempart de la solidarité qui s’offre à qui sait la chercher. L’homme doit se placer au centre des activités de production et de création pour lutter contre la normalisation technocratique et financière.
Dans une salle comble et très attentive, Roland Gori, professeur émérite des Universités, psychanalyste, Bernard Lubat, compositeur et musicien, Charles Silvestre, journaliste et vice-président des Amis de l’Humanité et Richard Martin, directeur du Théâtre Toursky, ont pris la parole à tour de rôle et ont engagé le public au débat.
« On ne te demande pas de penser, il y a des gens payés pour cela, alors mets-toi au travail »
Bernard Lubat, Charles Silvestre et Roland Gori, Richard Martin à leur côté, vont démontrer comment le néolibéralisme insuffle, injecte, inocule ce concept au sein du travail et comment les habitudes prises au travail se répercutent dans la vie quotidienne en société.
Bernard Lubat tricote les mots comme il improvise sa musique, inventif, surprenant, adroit, astucieux, direct : c’est un chercheur constamment en cavale derrière la vérité et par là même un véritable esthète de l’œuvre. Ce musicien, jongleur de mots, saltimbanque réfractaire aux dictats de l’industrie de la musique livre sa vision de cette société en devenir. C’est à lui que nous devons ce mot : «Le mot œuvrier est parti d’une grande colère : être à l’œuvre de soi : une idée de l’œuvre de soi à donner à l’autre, à partager, à confronter à l’autre. Œuvrier, pour moi, c’est accéder à cet endroit de la vraie relation à l’autre.» Les goûts du public, comme l’opinion, ont été fabriqués. Si nous n’avons plus d’artistes, dit-il, la société perdra courage et sans courage il n’y a pas de politique. L’œuvrier, c’est un avant-gardiste attardé. Il vaut mieux être un avant-gardiste attardé que collabo précoce. Les concepts viennent des luttes et doivent retourner aux luttes. Le cri du monde se mêle au bruissement du voisinage c’est cela qui nous permet de continuer. » Le festival que Bernard Lubat anime à Uzès est un exemple de cette improvisation qu’il revendique, ferment de cette liberté de l’art. c’est un musicien engagé, dégagé des normes imposées.
LA LIBERTE C’EST LE POUVOIR D’AGIR. En prenant l’exemple de la SNCF, Charles Silvestre révèle la part d’œuvrier chez le cheminot. Leur statut, remis pernicieusement en cause par les instances de la république, c’est une solidarité qui les lie : « la SNCF chevillée au corps » ; un travail d’équipe permettant de drainer des milliers de voyageurs, une entreprise de salut public. Le statut, ce sont des droits et des devoirs dans une symbiose, une cohérence qui est celui du rail. Si la SNCF perd son statut d’entreprise publique ce sont tous les fondements de notre société démocratique qui sont remis en cause. Par une campagne insidieuse, on dresse les citoyens les uns contre les autres. Il y a une dimension œuvrière par exemple chez les FRALIB gérant leur entreprise au point de devenir écologistes, ou chez ces ouvriers d’une usine se battant pour le statut des OS de leur entreprise. La liberté commence par dire « Je ne suis pas d’accord ». Non, dire NON !
« Nous serions capable d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne nous rapportent pas des dividendes » En citant l’économiste Keynes, Roland Gori explique que toute l’organisation du travail, des pratiques professionnelles, se fondent sur une organisation qui éteint le soleil des étoiles ; on établit une évaluation tayloriste des métiers que l’on va moduler, que l’on va prescrire en demandant aux gens d’exécuter ce que l’on a pensé pour eux ; les déposséder, notamment, de la possibilité de créer et ensuite contrôler s’ils ont bien accompli les modules qui leur ont été prescrits. Le taylorisme est un système qui détruit complètement le régime politique. Il existe en effet un lien entre l’organisation du travail et la dimension du politique. Le paradigme tayloriste impacte nos métiers et induit un certain nombre de normes de comportement, un certain nombre d’habitudes, de dispositions à agir ou à penser d’une certaine manière acquise sur les lieux du travail et qui se mettent ensuite en acte dans toutes les autres relations sociales, qu’elles soient amoureuses, amicales, affectives… La manière dont on travaille va incorporer un certain nombre de comportements qui vont finalement constituer l’espace social. Cette organisation tayloriste du travail est la base même du néolibéralisme, faire des hommes des soldats de plomb obéissant aux ordres, contrôlables, malléables, déplaçables à souhait, la peur au ventre ; des hommes dont la prime suprême serait de pouvoir travailler. JAURES disait « la démocratie ne s’arrête pas aux portes des usines ». La démocratie ne doit pas s’arrêter non plus aux portes des universités, aux portes des lycées, des collèges, des théâtres, des laboratoires… Ni technophile –car il sait l’aliénation que peuvent provoquer certaines technologies nouvelles- ni technophobe, Roland Gori insiste sur le bienfait que peuvent apporter les machines dans notre monde moderne en libérant l’homme et en restituant une dimension à l’espace public et privé à condition que le temps libéré ne soit pas dévolu aux loisirs créés par la société de consommation, mais à l’échange.
Œuvrier, le mot de passe des poètes
Ouvrier, c’est un beau mot qui parle d’histoire, de geste, de savoir, qui parle d’esthétique finalement, qui parle aussi de domination, d’exploitation, qui parle aussi de résistance. On conditionne l’être humain à avoir des comportements, pas à l’action. Il faut se former à une raison critique, un jugement qui amène ensuite à « être » dans ce que nous faisons.
Œuvrier, un mot qui se sert de la poésie pour réduire les clivages et faire prendre conscience de cette force poétique, essence d’une réflexion essentielle au rassemblement de l’humanité, le mot de passe des poètes, dira Richard Martin. Chaque homme doit laisser éclore en soi sa part d’œuvrier.
Il faut appeler à refuser la standardisation des actes de la pensée, de la soumission aux exigences, de la rentabilité financière à l’origine des crises sociales et culturelles contemporaines. C’est de fraternité qu’il s’agit : l’amour des autres, le respect des autres, l’estime de soi ;l’amour de la vie qui passe par la lutte incessante de la solidarité, du tissage de l’amitié entre les hommes, entre les peuples ; l’amour de l’art et la force de récupérer, travailler, expulser, accoucher de cet être artisan-ouvrier-œuvrier enfoui au fond de soi, formaté, annihilé par le travail forcé forcené, par les cadences, les protocoles, les habitudes, la rentabilité.
Une utopie qui élargisse le champ des possibilités, octroie la possibilité de réaliser ses rêves. Rêver à un monde meilleur sans guerre ni misère, et le construire !
Un effort d’imagination, la volonté d’agir, une interrogation incessante, une remise en question de soi-même, une critique permanente, une construction solidaire, c’est ce vers quoi nous entraînent les œuvriers pourfendeurs de l’indifférence, de l’injustice. Ces libertaires nous secouent, nous réveillent.
Etre, penser, devenir ŒUVRIER, c’est la capacité à résister, à rapprocher l’œuvre et l’art, dans un monde où les fractures guerrières et obscurantistes s’alimentent dangereusement.
« Tout ce qui porte à l’œuvre peut aider contre la religion du marché à redonner du sens et du souffle au travail ».
Nous avions dit : -quand l’art prend possession de l’ouvrier, quand l’œuvre se marie à l’art, quand ils se confondent, s’interpellent, nous appellent, à la croisée de l’artiste, de l’ouvrier, de l’éducateur, Debout les Œuvriers ! Nous ajouterons que c’est indiscutable, que c’est évident, que c’est MANIFESTE !
« Nous sommes des frères humains, cette fraternité-là est en marche et ce mot-là est une clé. Ce sont des frangins au travail, tous. A nos outils camarades, à nos outils. Cette œuvre se fera avec l’utopie et le compagnonnage des poètes » sera la conclusion de Richard Martin à cette université populaire très suivie.
Danielle Dufour-Verna
Sur la photo de Une, de gauche à droite: Bernard Lubat – Roland Gori –Charles Silvestre