Avignon off 2018: Amour, swing et beauté par les Swing Cockt’Elles
Festival d’Avignon, Théâtre de l’Essaïon à 11h30 jusqu’au 28 juillet 2018
Cocktail musical, ivresse garantie
Sans spiritueux, spirituel cocktail musical qui comble la vue, l’oreille et l’esprit, nous grisant d’une douce ivresse des sens et du sens.
Genre, transgenre est la rubrique générique, généreuse dans son désir d’égalité sexuelle, du Festival d’Avignon 2018. Voici un spectacle de théâtre musical qui, sans transgresser le genre, au contraire, le joue et déjoue, sublimant le féminin pluriel, la femme, multipliée en trois. Mais sans exclure l’homme inclus ici dans la figure singulière mais générale du masculin d’un pianiste déjanté, même en slip plutôt jojo, Jonathan Soucasse, cocasse Jocrisse, joujou de ces drôles de dames toujours drôles mais non cassantes, qui ne cassent jamais de sucre sur le dos du mâle, « Mon homme » ou « Mec à moi » revendiqués ou rejetés: « Fous le camp, Jack… ».
Et puisqu’il est question de féminin et de la revendication féministe actuelle d’une langue inclusive qui engloberait masculin et féminin, utopie qui contredirait la loi universelle linguistique du raccourci, il est plaisant d’analyser en passant le nom qu’elles donnent, sans rien revendiquer, à leur trio où il y a des mots sous les mots et non des maux. Elles s’appellent les Swing Cockt’Elles. Cocktail signifie en anglais ‘queue’, (« tail ») de « cock » (‘coq’), ‘queue de coq’. Mais ce dernier terme, « cock », signifie aussi en langage familier et malicieux, la ‘queue’, bref, pour ne pas le faire long, le sexe du mâle, et par apocope, c’est-à-dire, le retranchement d’une lettre ou d’une syllabe à la fin d’un mot, la coupure, l’ablation, de ce « tail », de cette queue de coq, et n’y voyons pas malice, ni gauloiserie de coq gaulois, le « tail » de cocktail est coupé, tombé —on espère glorieusement— et il a été remplacé ici par Elles, le triomphant pronom féminin pluriel et majuscule après une apostrophe piquante : donc, d’un coup d’aile, les Elles et non les Ils, ont pris leur envol et le pouvoir : et voilà nos Swing Cockt’Elles. Sous ce titre, sous ce nom, non un banal cocktail, mais Cockt’Elles, qui garde de son origine buvable, même non alcoolisée, quelque chose de grisant, de capiteux, qui monte à la tête, se cache, ou plutôt, s’arbore un trio vocal féminin : la directrice artistique chargée des arrangements et dérangements musicaux, Annabelle Sodi-Thibault, soprano, Ewa Adamusinska-Vouland[1], alto et Marion Rybaka, soprano, familière de nos scènes.
Les séries télévisées ont mis à la mode des séries de dames folles de mode, folâtres, fofolles, follement amoureuses, et l’on n’oublie pas les adorables aventurières de l’amour entre deux cocktails, à tous les sens du mot ci-dessus décrypté, de Sex in the city, les touchantes ou agaçantes femmes au foyer au bord de la déprime ou de la crise de nerfs de Desperate housewifes et toutes les héroïnes sérielles formatées sur ce modèle par les études de marché de la marchandisation culturelle télévisuelle rentable. Sur Netflix, regardée une seule série, on m’en propose…dix-huit autres, autant de bouquets à enfiler de belles dames en mal de vivre, par écran préservatif interposé.
Cela commence donc par la télé, ses pubs, ses feuilletons, telenovelas et soap opéras avec, pour cœur de cible mercantile les ménagères au cœur sensible bien sûr. Ici, comme le téléviseur, années 50, robes tabliers fleuries comme leurs rêves, avec des sacs de shopping de fashion victims oblige, mais, rentrées à la maison, arborant tous les attributs de l’épouse au foyer modèle, gants de ménage assortis, balai, plumeau et tapette pour traquer l’importune mouche et moustiques qui, tombant au champ d’honneur de la propreté méticuleuse, mériteront quelques accords de la marche funèbre de Chopin. Un rêve lointain de l’american way of life transposé dans la société de consommation de notre continent, avec un va et vient étourdissant entre leurs musiques respectives, savantes et populaires, d’hier et d’aujourd’hui, en passant par les tirades polonaises et allemandes d’Ewa et les interventions méridionales de Marion, le ton pointu sophistiqué d’Anabelle, jeux d’accents non moins musicaux des passages parlés de ces trois cantatrices lyriques.
Et, ponctuant les travaux domestiques, l’addiction, l’opium de la télé populaire, pour les accrocs, de la série, susurré dans la lucarne par une voix planante d’aéroport :
« Cinq-millième saison d’Alerte à Avignon. »
À la fin du spectacle, on aura atteint, annoncé, la neuf-millième saison et le fatal et final épisode palpitant : « Barbara va-t-elle enfin récupérer Jack ?… »
Mais les recettes de cuisine pour femme au foyer (comme dirait Landru) ne peuvent manquer : elles nous en concoctent, et une bonne. Et là, Chopin égrené oblige, c’est la délicieuse Recette de l’amour fou(1958) de Serge Gainsbourg :
Dans un boudoir introduisez un cœur bien tendre ;
Sur canapé laissez s’asseoir et se détendre
Versez une larme de porto
Et puis mettez-vous au piano
Jouez Chopin
Avec dédain …
Et l’on voit et entend ainsi comment procède subtilement le spectacle et le concert : narrativement, par le fil d’une histoire où s’enchaînent des situations typiques et topiques, parodiques, de femmes au foyer qui, cependant, marquent une évolution et même une révolution par le dépouillage progressif de leur habillage, de la ménagère à la vamp, de la femme soumise à l’homme toujours espéré, désespérée de le retenir ou largué(e) après une brutale rupture par SMS, amenant, du doux roucoulement slave d’amour d’Ewa à ses imprécations homériques en polonais dont on comprend le sens à entendre les sons, bref, à la libération de la dépendance masculine : « Fous le camp, Jack… » obsédant, le gant de ménage ménageant l’époux au foyer devenant menaçant gant de boxe. Musicalement, on glisse insensiblement du Chopin funèbre à celui de Gainsbourg et du Serge du prénom à Sergueï Rachmaninov.
Il en ira ainsi, insensiblement, sans rupture de ton, dans une logique harmonique absolue, d’une fugue de Bach au tendre Summertime de Gerschwin, de la Bachiana N° 5de Villalobos à Manhá de Carnaval d’Orfeo negro, avec une fantaisie respectueuse et pleine d’humour de citations classiques, amoureusement traitées, à des chansons d’amour. On trouve de la sorte des airs de Brassens, Glen Miller, de grands compositeurs de comédies américaines tel Richard Sherman, etc, mêlés dans un pétillant cocktail, à des thèmes classiques.
Véritable composition musicale
Mais attention, il ne s’agit pas ici d’un simple ou plus ou moins habile collage de morceaux disparates reliés avec plus ou moins de bonheur. Le travail musical d’Annabelle Sodi-Thibault est véritablement original, d’une grande subtilité musicale, qui s’adresse à de véritables musiciennes et à un pianiste tout aussi virtuose. Loin de bricoler un patchwork arlequinesque, elle tisse, elle coud délicatement les morceaux sans que jamais l’on sente les coutures, sans accrocs ni raccrocs, offrant un tissu uni où tout fait son et sens, notes et lettres : littéralement, un « tuilage » harmonique et textuel d’une grande finesse. Car les textes des airs sont, avec la même intelligence intégrés, joués et chantés non monodiquement, non enfilés l’un à l’autre, mais polyphoniquement, simultanément avec une virtuosité vertigineuse, sans le moindre repos. Si la habanera de Carmen, « L’amour, l’amour… » ponctue ironiquement et presque naturellement des lamentations sur ses peines, faire chanter en même temps Mistinguet, Piaf et Patricia Kaas, sans aucune cacophonie de texte ni de note, entendre Mon mec à moi… , La Vie en rose…, Mon homme (mais prudemment sans « Il prend mes sous,/ Il m’ fout des coups… ») en une seule et longue, plus que mélopée, je dirais cantate, plus que de talent, c’est un coup de génie.
Il faudrait aussi parler des jeux de scène, des regards, des gestes, de la chorégraphie, des interventions du pianiste, non seulement à deux mains, mais aux pieds percutants le clavier, et tout cela sans un temps mort dans une précision millimétrée stupéfiante. Le bis devient une vraie création humoristique appelant le public jubilant « au bouche à bouche », à oreille, du spectacle, régal à partager.
Une réussite. De la bonne, de la vraie, de la belle musique.
Benito Pelegrín
Festival d’Avignon
Théâtre de l’Essaïon
33, Rue Carreterie
Amour, swing et beauté
par les Swing Cockt’Elles.
Bach, Bizet, Chopin, Gerschwin, Rachmaninov, Villalobos, etc
Standards de jazz et chansons populaires.
11h30
Jusqu’au 28 juillet 2018.
Annabelle SODI-THIBAULT : chant, arrangements et direction artistique ; Ewa ADAMUSINSKA-VOULAND : chant ; Marion RYBAKA chant
Jonathan SOUCASSE, piano.
Nicolas THIBAULT : régie son et lumière
Raphaël CALLANDREAU : collaboration artistique à la mise en scène
Léna ALBERT : assistante de production.
On peut retrouver les Swing Cockt’Elles sur leur site :
www.swing-cocktelles.comet Facebook.
CD Amour, swing et beauté.
Photo : Lucile Estoupan-Pastre
[1]Ici même, la critique de l’heureux mariage Orgue et chanson (Aznavour/Gainsbourg) du 28 avril 2018 qu’elle célébra avec Frédéric Isoletta à l’orgue.