Mélancolie et préciosité : Airs de cour de Michel Lambert
Avec: Sophie Boulin, soprano ; Jean-Paul Serra, clavecin à Marseille, église Saint-Théodore, le 22 juin 2018
Après le beau concert Guerra amorosa avec le baryton-basse sarde Sergio Ladu dans le chœur de l’église Saint-Théodore, Jean-Paul Serra, titulaire de l’orgue, nous recevait pour un dernier rendez-vous avant sa fermeture pour restauration de ce remarquable bâtiment baroque. C’était dans la sacristie, toute lambrissée d’un bois chaleureux, couleur miel, avec, au-dessus des lambris, quelques tableaux estompés par la patine et le temps, alternant avec des trophées en stuc d’instruments de musique enrubannés tels que les aimait le dit Grand Siècle dans sa gloire éblouissant trop les yeux pour qu’on en pût déceler immédiatement les ombres. Un grand cercle, obturé aujourd’hui d’un filet par précaution, devait ouvrir sur une petite coupole éclairant l’intimité du lieu. Des cierges tamisant de leur douceur le bois ambré, le clavecin : une atmosphère intime propre à ce programme de chant baroque, non plus italien comme le précédent, mais français, des airs de cour de Michel Lambert (1610-1696), un bouquet amoureux effeuillé délicatement et passionnément par une spécialiste du musicien, humble et généreuse servante de son style :Sophie Boulin.
La soprano Sophie Boulin a suffisamment laissé son empreinte dans le renouveau français de la musique baroque pour qu’on défonce des portes ouvertes à la présenter longuement aux connaisseurs. Les plus fameux des chefs « baroqueux », du pionnier Malgoire à Marc Minkowski, en passant par William Christie et Renée Jacobs, ont fait appel à elle et nombre de disques témoignent de cette collaboration. Mais on rappellera aussi qu’elle n’a jamais dédaigné la création contemporaine de compositeurs tels que l’Argentin Alsina, le Slovène Globokar et l’Espagnol Diego Masson, dont elle a servi les œuvres en France et à l’étranger, tout en naviguant longuement à quai dans les productions originales de la sympathique Péniche Opéra, sans négliger une création personnelle. Bref, une riche culture musicale mise au service de son interprétation de Michel Lambert.
Ce compositeur et chanteur réputé, beau-père et collaborateur de Lully, est ici convoqué comme représentant exemplaire du genre « air de cour » (disons, sinon cantate da camera à l’italienne, chanson de chambre, de salon) apparu en France au dernier tiers du XVIesiècle, épanoui et fané avec le XVIIe finissant. D’abord polyphonique, il entre dans la monodie avec le siècle mais garde des traces de son origine, à plusieurs voix dans l’accompagnement pour cordes pincées, luth, théorbe, clavecin, donnant, comme dans la musique « rappresentativa » italienne contemporaine, théâtrale, la primauté à la parole, moule et modèle de la future déclamation lyrique à la française selon le Florentin Lully.
L’auto proclamé « Grand » Siècle (en fait invention rétrospective de Voltaire) n’a pas le sens de la poésie, répudiant les merveilles de la Pléiade, raillant, comme le Père Bouhours, les joyaux de la poésie baroque espagnole et italienne. Dans la recherche d’une langue compréhensible à tous, transparente, les théoriciens purgent les poèmes d’images obscures (même la traduction d’Homère), de métaphores « hardies », « outrées », condamnant toute licence verbale, dénonçant la moindre originalité (Racine fait grincer les dents des rhéteurs par certaines audaces) ce qui, en fait de poésie, à l’exception de quelques poètes de la première moitié du siècle, de La Fontaine et Racine, n’a pour résultat que des « poèmes » réduits à de la prose rimée, exploitant à satiété tout un répertoire répétitif de métaphores lexicalisées, qui ont donc perdu leur poéticité. Il faudra attendre, à la fin du XVIIIesiècle, celle du tardif et malheureusement avorté André Chénier pour que la France, aveuglée de sa clarté, retrouve la poésie.
Les poèmes mis en musique par Lambert, comme ceux de ses confrères, tels Étienne Moulinié (1599-1676) ou Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), pâtissent et pâlissent donc en poésie, long registre rhétorique hérité des troubadours sur la cruauté de la Belle Dame sans Merci dont l’amant blessé, héros vaincu d’amour, soupire, gémit et pleure, se morfond dans la solitude, se meurt sans fin —avec une belle santé pour exprimer tant de faiblesse. Mais, justement, le mot le plus banal et convenu (larmes, douleur, mort…) par le miracle de la musique, des agréments du chant, s’irise de couleurs, de saveurs et le lieu commun accablant devient alors le lieu commun à tous qui nous a accablés ou nous accablera un jour, tristesse, abandon, chagrin d’amour, perte, deuil. Nous nous reconnaissons alors dans l’envie de cette solitude, de cette nuit, nous retrouvons dans ce printemps inévitablement fleuri, dans la banalité ces affects qu’un jour ou l’autre nous avons tous éprouvés.
Pour l’interprète, le danger, l’écueil de ce genre de textes et musique, par son extrême raffinement suranné, drapé dans ses soyeuses conventions, est d’en faire une illustration précieuse, pleine d’afféterie, maniérée. Bien loin de la manière de Sophie Boulin : pas de prononciation à la baroque dont l’insolite, le pittoresque, distraient finalement de la musique. Ces morceaux avec peu d’introduction instrumentale, elle les attaque franchement, d’une voix solide sans mignardise, sans gracieusetés superflues, avec gourmandise, passion, leur insuffle chair et vie tout en les colorant à l’infini des agréments du chant les plus vertigineusement virtuoses, tours de gosier, accents, pincés, ports de voix, tremblés, cadences ou chutes bien nommées sur un mot préparé par un silence infinitisimal qui le met en valeur comme une sentence fatale, qui retrouvent, au-delà de la technique vocale, une fonction éminemment expressive, dramatique : théâtrale. La célèbre déploration Ombre de mon amant, avec son « double » orné, devient de la sorte un drame condensé.
Lambert, nous diront les interprètes, note avec minutie les ornementations de ses airs et de leur accompagnement, ce qui ne les empêche pas, avec la liberté aussi du temps, dans leur style même, d’y glisser les leurs. Ainsi, le clavecin est d’une richesse scintillante, variant sa basse continue d’une fine polyphonie que Serra serre et desserre en maître pour servir, par le dessous, le texte, le mot que la chanteuse exprime, double dentelle de la voix en haut doublée de ce ruissellement argentin en bas et enveloppée d’une auréole lumineuse comme un arc-en-ciel indicible au-dessus des cascades.
L’instrumentiste accompagnateur s’exprima en concertiste soliste, d’abord avec une sarabande de Louis Marchand (1643-1704) dont la grave noblesse fait sourire quand on sait l’origine picaresque de cette danse espagnole condamnée, comme la chaconne, le canari(o), par l’Inquisition pour indécence et dont nous avons conservé malgré tout le souvenir avec l’expression « faire la sarabande ». Ce fut ensuite la Lamentation sur la mort de S. I. Ferdinand de J.-J. Froberger (1616-1667) avec des gammes descendantes, des glissandi qui, en fait, comme nous l’explique l’interprète, traduisent la chute dans les escaliers causant la mort de cet ami du compositeur, qui lui offre, en conclusion de la pièce, comme un espoir de salut, deux notes étranges, anges purs montant au ciel. Plus solennel, du même Froberger, le Tombeau fait sur la mort de M. Blancheroche, efflorescence sonore somptueuse, sombrement scandé comme une fatalité, avec une coda brève et inexorable comme la mort.
Un grand moment intime de célébration généreuse d’une musique expressive, finalement figurale, pleine de chair aussi, d’expérience, de vie.
Benito Pelegrín
Marseille, église Saint-Théodore
22 juin 2018
Airs de cour de Michel Lambert
Musiques de Charpentier, Froberger
Sophie Boulin, soprano
Jean-Paul Serra, clavecin
SOPHIE BOULIN INTERPRÉTANT MICHEL LAMBERT
https://www.youtube.com/watch?v=4Lfd0hpKYn0