ARPÈGES ANDALOUS
Lucero Tena, castagnettes, et Xavier de Maistre, harpe
Le Festival de musique de Toulon, hivernal et estival, anime au sens premier, ‘donne une âme’, à des lieux patrimoniaux, par la musique. Parmi ces lieux, la Tour royale, démocratiquement posée au-dessus d’une plage populaire, s’impose en bout de ville comme une sentinelle désormais souriante de la cité. Nous l’avions découverte avec bonheur justement grâce au concert des Voix Animées de Luc Coadou, remarquable ensemble a cappella toulonnais, bien connu internationalement. Et je la retrouvais, en attente d’un autre plaisir musical, telle que je l‘avais vue la première fois, château de sable à l’échelle des titans, concrétisé en pierre au fil des siècles.
Cette Tour royale de Toulon, au bout d’une presqu’île, domine désormais paisiblement la rade, sans canons, tambours ni trompettes autres que ceux des orchestres, en géant débonnaire, dépositaire d’un passé guerrier aujourd’hui heureusement révolu : elle accueille désormais dans son creux, dans sa cour, la paix universelle de la musique. Et l’on y allait donc au crépuscule, planté sur la sérénité du vert tapis du parc à ses pieds, enfants sortant de la baignade, quand la mer reflète en soie rose le rougeoiement velouté intense du soleil avant qu’il ne sombre avec faste et s’éteigne, semblant éclairer la mer par en dessous, relais lumineux de l’astre enfui. Miraculeuse courtoisie du temps, ce soir-là, pas un souffle de vent, et l’étoile du Berger, de Vénus, à l’ouest, éblouissant diamant épinglé au manteau lentement nocturne du ciel sur les flots sereins, témoin brillant et bienveillant passant à l’est à l’issue d’un concert placé de la sorte sous son patronage.
Ciel et terre
Étrange oiseau doré posé sur un pied sur la scène face à la nuit tombante et la mer silencieuse, la harpe déploie une aile immobile striée de l’or aérien de ses cordes. Instrument que l’on prête aux anges, voué au paradis, la harpe est associée ce soir en harmonie, insolite union, aux percussives castagnettes, en bois ou matière dure (Carmen s’en improvise en cassant une assiette pour en jouer) : la terre et le ciel, la tour sous les étoiles.
Les étoiles (préférons-les aux « stars ») sont Lucero Tena, aux castagnettes, et Xavier de Maistre à la harpe : instruments immémoriaux des musiques primitives, percussions et corde vibrante, arrivés jusqu’à nous dans un raffinement extrême. Elle, minuscule grande dame qui a donné ses lettres de noblesse aux castagnettes, les faisant accéder de l’arrière-salle des tavernes enfumées du flamenco originel au-devant de la scène des plus grandes salles de concert, enflammant les plus grands orchestres sous la direction de chefs prestigieux. Lui, solide athlète, homonyme de l’auteur savoyard du Voyage Autour de ma Chambre, Toulonnais d’origine, même ancré comme professeur à la Musikhochschule de Hambourg, court le monde désormais, harpiste multi-primé et prisé aussi par les plus grands ensembles orchestraux. Une discographie imposante déjà à son actif et pas moins que la création, l’an dernier, à Tokyo, du Concerto pour harpe de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho. Lucero Tena, ancienne danseuse de classique et de flamenco, ex-professeur au Conservatoire de Madrid, dédicataire de deux danses espagnoles de Joaquín Rodrigo, bien qu’ayant fait ses adieux officiels à la scène, privilégie néanmoins sa collaboration avec Xavier de Maistre et ce couple attachant de musiciens prestigieux, la dame menue que ce grand gaillard amène et ramène sur la scène avec une tendresse filiale, connus à Madrid, arrivent jusqu’à nous sur le fil de leurs tournées acclamées, pour un concert que, sans emphase ni dithyrambe, on peut qualifier d’exceptionnel.
Associées en général au flamenco les castagnettes sont en fait utilisées dans toute la Péninsule ibérique et la guitare, populaire, si espagnole dans l’imaginaire musical, fait oublier aux musiciens que la harpe, aristocratique, a connu un essor considérable en Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, de la même famille des cordes pincées, comme le clavecin, mais avec les doigts. Le programme en fut une brillante démonstration.
Le premier morceau, d’une proportion toute classique à la Haydn et d’une grâce mozartienne, dans une transcription de Xavier de Maistre, est la Sonate en ré majeur du prêtre basque espagnol Mateo de Albéniz (1755-1831) fleuri de rythmes de danses espagnoles, où pointe le fandango tellement en faveur à l’époque même au-delà des Pyrénées. C’est, d’avance, tout le condensé des qualités des deux interprètes, leur connivence, leur musicale et souriante complicité : précision des attaques, des paraos, des arrêts secs que même la musique classique hérite de la populaire : je pense, bien sûr, à ce cantar limpio, ce ‘chanter propre’, cette caractéristique exigence du chant espagnol qui demande des ornements, des mélismes, même les plus infimes, précis, détachés, nets, sans bavures, jamais savonnés, d’un rythme impeccable et implacable, que peu d’interprètes non espagnols, malheureusement, savent rendre dans leur quintessence hispanique.
On est impressionné de voir les mains géantes de ce grand garçon courir sur les fils ténus de la harpe avec une légèreté arachnéenne, mais jamais sans mièvrerie, toujours viril, insolite et séduisante harmonie de cet instrument toujours abusivement rapporté aux femmes, ici sensuellement associé à ces castagnettes, métaphores faciles des attributs mâles, jouées, frappées, entrechoquées vigoureusement par une petite bonne femme. Plus qu’une simple sonate, les deux artistes en font, et feront des morceaux suivants, un concerto, un dialogue concertant entre les deux instruments : la harpe propose, les castagnettes répondent, ponctuent, relancent, soulignant des cadences et toujours dans un incroyable accord dans les forte et les piani ou double piani. De ses doigts puissants, avec une volubilité virtuose, délicate, le harpiste tisse, tresse des sons légers, impondérables, des ruissellements irréels de finesse et de fantaisie. De son côté, on est abasourdi, non assourdi, des castagnettes de Lucero qui, parfois obsédante basse continue de musique baroque, savent se faire intimes, réussissant des gruppetti, des grappes de sons, pratiquement des trilles avec une souplesse qu’on ne prêterait pas à la sécheresse du bois rigide de ses instruments. C’est tout aussi impressionnant.
Loin des accords ou arpèges andalous du titre du programme, dans une transcription encore personnelle, Xavier de Maistre proposera en solo deux œuvres de Jesús Guridi (1866-1961) dont le Zortzico zarra, ‘Vieux Zortico’, danse typique basque à 5/8 de ce prolifique compositeur, pleine de vigueur montagnarde. Il donnera aussi la lumineuse Sonate pour harpe en ré majeur du Padre Antonio Soler (1729-1783) dont on connaît surtout les innombrables pièces pour clavecin, toute rythmées, comme chez Domenico Scarlatti, de danses espagnoles.
Pour la part andalouse —toute relative car autant Isaac Albéniz (1860-1909) qu’Enrique Granados (1867-1916) sont catalans, mais espagnols dans l’âme malgré la crasse ignorance de certains séparatistes actuels, et Francisco Tárrega (1852-1909), aragonais— Manuel de Falla(1876-1946), authentique andalou de Cadix, ne pouvait manquer. C’est bien, inspirée de thèmes populaires ou inventés, une vision musicale intime de l’Andalousie, sans négliger d’autres régions (Aragon, Asturies) que nous offrent ces compositeurs espagnols et que nous rendent avec une émotion qu’ils nous font partager ces deux interprètes communiant en une même hispanique ferveur, respectueuse, sans nul effet folklorisant. Tout sonne juste, je dirais, vibre, nous fait vibrer.
Du premier, avec Torre Bermeja, où même les castagnettes deviennent rêveuses, nous seront présentés des extraits de la Suite espagnole, « Granada », «Zaragoza ». Difficile de tout détailler dans ces interprétations d’une noble beauté mais comment n’être pas bouleversé par celle d’Asturias d’Albéniz, fourmillement musical insensible, obsédant, scandé de traits cinglants, rageurs, troués de silence ? Du second, la fameuse « Andaluza », extrait aussi de ses Danzas españolas, transcrite pour harpe par de Maistre, comme aussi Recuerdos de la Alhambra, ‘Souvenirs de l’Alhambra’, qu’il donne en solo frémissant de trémolos, de trilles d’une grande douceur, un frisson d’eau sur la mousse des jardins du Generalife : le harpiste recrée, toute la finesse du rasgueo et punteado, ‘arpégé et piqué’, pincé, de la guitare avec son instrument. L’interlude de La vida breve, la « Danse numéro 1 », de Manuel de Falla qui concluait en drame le concert, pinçait et claquait dans le rythme inéluctable, fatal, de la tragédie.
En bis, merveilleuse surprise, les deux artistes nous firent le cadeau de l’interlude de La boda de Luis Alonso, zarzuela sur un maître de ballet andalou, de Géronimo Giménez (1854-1923 ), brillantissime pièce sur des thèmes de danses traditionnels pour certains, dont même Liszt s’inspire avec sa pièce sur les Folies d’Espagne. Les deux artistes s’en donnèrent à cœur joie pour la nôtre.
Benito Pelegrín
Festival de Toulon
Tour royale, 8 juillet
Arpèges andalous,
Lucero tena, castagnettes, Xavier de Maistre, harpe.
Musiques de Mateo Albéniz, Isaac Albéniz, Manuel de Falla, Jesús Guridi, Enrique Granados, Antonio Soler, Francisco Tárrega.
Crédit Photos :
- B. P. ; 2, 3, 4 (Tedeschi)
https://www.youtube.com/watch?v=5k_ix0Ya2Y4
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