Isabelle Gardien et Bernard Lanneau, deux acteurs aux prises avec ‘le temps qui dure’
Ils jouent ensemble la magnifique pièce de Serge Sarkissian ‘Le temps qui dure’. Dans ce huis-clos ‘habité’ par la notion de temps et de fin de vie, Isabelle Gardien et Bernard Lanneau incarnent les deux personnages qui, chacun, interrogera sur ‘Comment la foi en Dieu ou les convictions philosophiques peuvent-elles nous aider à vivre et à faire face aux affres inexorables provoqués par le temps qui passe, comment appréhender l’idée abstraite du temps qui dure et vivre l’épreuve de la vieillesse ou de la maladie qui peut nous affecter et nous renvoie en même temps à la précarité de notre condition humaine’. Pour Mathurin comme pour Roxane, rien ne semble acquis. La pièce nous renvoie à nous-mêmes, à la précarité de nos existences, et nous interpelle sur des questions essentielles.
Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres, sociétaire de la Comédie Française qu’elle quitte en 2010, Isabelle Gardien est une actrice de théâtre qui excelle également dans le doublage. Elle est la voix française de Cate Blanchett et d’Emily Watson, ainsi qu’une des voix de Tilda Swinton et Julianne Moore. Elle est Roxane dans cette pièce et Serge Sarkissian rappelle judicieusement que Roxane veut dire aube, tandis que Mathurin, incarné par Bernard Lanneau veut dire maturité. On comprend dès lors que les deux personnages sont antinomiques, archétypaux et représentatifs de notre société
Bernard Lanneau est acteur. Actif entre autres dans le doublage, il est la voix française attitrée de Dennis Quaid, Kevin Costner, Alec Baldwin et Richard Burgi, mais aussi Bruce Greenwood et Michael Keaton. Il a aussi été la voix française de Raziel dans la série de jeux vidéo Legacy of Kain.
Malgré un emploi du temps chargé, ils ont volontiers accepté de répondre à nos questions avec l’amabilité et la disponibilité qui les caractérisent tous deux.
Ddv Qu’est le théâtre pour vous, un support de communication efficace, un plaisir ?
« Le théâtre pour moi c’est d’abord de la chair et des mots » Bernard Lanneau
Isabelle Gardien – Un plaisir, c’est plus qu’un plaisir, c’est une évidence.
Bernard Lanneau – Communiquer, oui, c’est un vecteur important, un de ces buts, ce qu’a été le théâtre à l’origine dans l’antiquité ; transmettre un message, un vrai rendez-vous pour la société. C’est une influence sur le vivant, sur les idées de l’époque. Je pense qu’aujourd’hui c’est le cas encore. C’est très important le message, on est dans une époque où le divertissement pour le divertissement prend le dessus.
Ddv – Au théâtre le décor tient-il une place prépondérante, peut-il vous gêner, vous aider ?
Isabelle : – On peut faire sans. J’aime bien quand il n’y a pas trop de décors. Oui il peut gêner, c’est très important. Ce qui est bien c’est qu’il soit en totale adéquation avec le propos qu’on veut faire passer, il faut que ce soit un prolongement du projet. Il ne faut pas qu’il nous écrase.
Ddv –Il peut donc intercéder dans le jeu, être un frein ?
« Le théâtre pour moi c’est d’abord de la chair et des mots » Bernard Lanneau
Bernard : – Oui, on est dans une époque où le décor prend une place très importante si on y ajoute tout l’aspect vidéo qui est omniprésent quoiqu’il arrive. On filme même les acteurs sur scène, on les projette, ce qui pour moi est un peu une négation de la spécificité du théâtre. Le théâtre pour moi c’est d’abord de la chair et des mots, des acteurs et un texte. Ces deux éléments-là, qui sont essentiels, peuvent se suffire largement. Bien sûr, s’il y a un très beau décor qui peut ouvrir le propos, cela peut être formidable. Il faut faire attention. Quelquefois on se réfugie dans le décor et les acteurs ne deviennent plus que des éléments d’une plus vaste scénographie et la parole peut être un peu mangée.
« Quand un acteur va au théâtre, il commet le péché de chair » Isabelle Gardien
Isabelle : – Je suis d’accord avec Bernard. Comme disait un auteur, quand le spectateur va au théâtre, il commet le péché de chair. Il vient là pour voir du décor, de la respiration, de la transpiration, du souffle. C’est cela la chose la plus importante. Je trouve que la vidéo a pris le pas sur le décor et laisse moins de place à l’imagination du spectateur.
Bernard : – C’est vrai que la spécificité du théâtre c’est : Macbeth dit je vois la forêt qui avance et le public voit la forêt avancer.
Dvd : – Vous arrive-t-il d’influencer la mise en scène ? D’y apporter vos idées vos arguments ?
Isabelle : – Dans le travail que nous avons fait sur cette pièce, j’ai l’impression d’avoir été avec Bernard à l’origine de propositions, de placements de jeux et je trouve cela agréable en tant qu’acteurs ; ce sont des choses que l’on va refaire tout le temps mais qui viendront de nous. Ce n’est pas toujours intéressant pour un acteur d’attendre la becquée du metteur en scène qui va dire : il faut faire ceci ou cela.
Ddv : – Serge Sarkissian était très ouvert à cette façon de travailler ?
Isabelle : – Oui.
Bernard : – Oui très ouvert, cela c’est une vraie qualité ; c’est vrai que, quelquefois même il nous arrive d’intervenir sur le texte ou des inversions de phrases qui semblent plus fluides, plus logiques à l’acteur, Serge Sarkissian est très ouvert là-dessus. Il y a des auteurs qui sont insupportables, avec lesquels on ne peut pas changer une virgule, et des metteurs en scène qui sont extrêmement rigoureux.
Isabelle : – il y en a aussi qui attendent beaucoup des acteurs ; des metteurs en scène qui ont une idée qui ont une idée un peu globale mais qui comptent beaucoup sur les acteurs pour proposer, qu’ils soient une force de proposition.
Ddv : – Etes-vous affecté après la prestation d’une pièce, notamment celle-ci ?
Bernard : -Cela, c’est la grande question. C’est très difficile de répondre à cette question, pour moi en tout cas. Quand on aborde un texte surtout comme celui-là qui met en cause des fondamentaux de la vie, de la spiritualité, de la transcendance, je dirais que pour arriver à construire un personnage comme cela il faut y penser beaucoup. Il m’habite dans la journée avant la représentation, c’est à la limite après la représentation qu’il m’habite moins. Après, on a le sentiment d’avoir délivré ce qu’on a porté. Voilà.
Isabelle : – Quand on porte un projet, on l’a en soi, ça mûrit. En fait, la représentation permet d’expulser tout cela et on a un moment de bonheur après, puis, quand on joue le lendemain, hop ! à nouveau on se remplit pour le soir. C’est donc plutôt un moment de délivrance et de bien-être.
Ddv : –cette pièce vous a-t-elle fait réfléchir à votre devenir ?
Bernard : – Personnellement oui, cela devait être une forme de défense. On aborde beaucoup de problème du dernier âge de la vie. Je ne me sens pas tout à fait dans ce moment-là mais je sais qu’il viendra et j’ai forcément côtoyé, accompagné, des gens qui étaient dans cet âge-là et qui ont disparu. Je vois comment on appréhende ou pas ces moments-là et je sais qu’ils vont arriver. Voilà comment cela me préoccupe. Oui, cela fait partie de la construction dont je parlais tout à l’heure, on y pense, j’y pense forcément.
Isabelle :- c’est pareil pour moi. Je suis plutôt préoccupée par l’accompagnement des personnes âgées ou en fin de vie car au moment même où on créait le spectacle j’ai perdu mon père. C’était donc très dur pour moi, et j’ai encore ma maman. Du coup cela m’a permis d’aider à la réflexion de jouer ce spectacle. Ce texte accompagne bien car souvent on ne sait pas par quel bout prendre le sujet ou quelle question poser. Ce n’est pas le cas avec ce texte qui accompagne mieux.
Ddv :- Connaissiez-vous les aphorismes de Monseigneur Rey et le livre qu’en avait fait Serge Sarkissian ?
Isabelle : – Non moi je ne le connaissais pas ; Je n’ai connu que la pièce.
Bernard : – Je ne connaissais pas non plus.
Ddv : – vous faut-il être en osmose avec vos camarades pour bien jouer ?
Bernard : – C’est mieux pour ‘bien travailler’, oui c’est sûr ; pour ‘travailler’, on s’accommode.
Isabelle : – Bernard et moi nous sommes bien entendus et tant mieux car on a fait beaucoup de travail sur les textes tous les deux. Sur des sujets comme cela particulièrement, il faut être en confiance, dans le respect.
Ddv : – Vous préoccupez-vous de la portée politique d’un texte, du message, avant de l’accepter ?
Bernard : – En tant qu’acteur, on n’est pas toujours assailli par les propositions passionnantes. Donc je dirai pour être parfaitement honnête que quand, en plus, il y a un message, là c’est le bonheur.
Isabelle : – Et là il y avait particulièrement un message hyper intéressant
Ddv : – Comment êtes-vous venus au théâtre ?
Isabelle : – Très tôt ! J’en ai toujours fait pendant toute ma scolarité et dès que j’ai eu le bac je suis entrée dans une école de théâtre ; c’est aussi simple que cela. J’ai toujours été aidée confortée ; les parents m’ont laissée faire, un peu ahuris, un peu perplexes. Ils n’avaient pas trop le choix de dire non ; ils ont accepté la chose.
Bernard : – Elle est l’exemple du parcours idéal ; on a un parcours un peu parallèle car on a fait tous les deux le Conservatoire de Paris mais pour moi c’était beaucoup plus compliqué. Je n’étais pas dans un univers préparé à cela ; on n’allait pas au théâtre ; c’était en province, un petit village. J’ai très tôt eu le sentiment que c’est ce que je devais faire, je ne saurais pas vous dire pourquoi et je n’ai eu de cesse d’arriver à le faire. Je suis parti à Paris et la vie a commencé.
Ddv : – Pensez-vous que la jeunesse en général est impitoyable pour les ‘vieux’ à partir de 60 ans ?
Bernard : – Oui ; j’en suis de plus en plus convaincu. J’ai le sentiment qu’on est dans un monde où les vieux ne comptent pas. Je pense que politiquement c’est quelque chose que l’on entretient un peu, une couleur qu’on donne et cela se ressent dans le vécu ; moins de respect et d’attention ; sans généraliser bien sûr. Il y a des jeunes formidables et très attentifs mais c’est une impression générale. A nous la place !
Dvd : – Face au temps qui passe et qui mène inexorablement au terme de notre vie, chacun a sa manière de voir les choses ; que pensez-vous de la manière transmise par les personnages ou plutôt de quel personnage vous sentez-vous le plus proche ?
Bernard : – Ce que je trouve vraiment de très intéressant dans le propos de la pièce, dans les aphorismes de monseigneur Rey et dans ce qu’en a fait Serge, c’est cette façon d’aborder ce dernier moment du parcours humain et de l’accepter. C’est peut-être un peu idéaliste mais la manière de dire : « c’est un moment de la vie qui existe qu’il faut prendre comme cela, peut-être le commencement d’autre chose » et je trouve cela magnifique. Je pense que c’est un peu idéalisé mais c’est magnifique car on est à un moment où l’on tient à ce que la jeunesse dure le plus longtemps possible, on court jusqu’à 80 ans quitte à en crever sur un tapis dans une salle, de dire que non on ne peut pas monter les étages quatre à quatre, mais il y a autre chose, je trouve cela assez fort. C’est un message qui peut être aussi important en ce moment.
Isabelle : – Moi je vais me sentir beaucoup plus proche de mon personnage, de Roxane, même si le personnage est aussi à l’écoute de tout ce que dit le personnage de Mathurin. Cela l’interpelle. Elle y viendra en son temps. (Bernard la taquine : « Je savais que tu allais dire ça »)
Dvd : – Avez-vous le trac et dans l’affirmative comment le dépassez-vous, un gri-gri des rites ?
Etre ensemble aide énormément se connaitre
Isabelle : – Etre ensemble, se connaître, aide énormément. Moi j’ai des petits rites. J’aime toujours faire la même chose, j’aime me concentrer, faire une petite bulle avant d’entrer en scène.
Bernard : – moi j’ai eu une période comme ça ! J’ai eu des moments gri6gri quand j’avais une pièce qui s’était bien passée ; par exemple revenir avec une chose offerte pour une pièce qui a bien marché, etc. puis ça m’a passé. J’essaie de me dégager de tout cela car ce qui libère c’est de se délivrer complètement et d’arriver un peu ‘à poil’ mais ce n’est pas facile.
Dvd : – Est-ce-que vous apprenez rapidement ?
Isabelle : – Non pas moi ! L’apprentissage du texte est un moment très long, il faut que je m’y prenne très en avance, chaque jour un peu, c’est compliqué, c’est laborieux. Après je suis ravie, euphorique de le savoir.
Bernard : – Moi j’ai de la chance, j’apprends assez vite encore pour l’instant.
Ddv : – Avez-vous peur de la perte de mémoire ? La mémoire vieillissante, cela vous effraie ?
Isabelle : – Par expérience il y a plusieurs sortes de trous de mémoire que l’on peut avoir. S’il y a juste le mot qui ne vient pas, alors là on en trouve un autre -on sait de quoi ça parle- on retombe sur les pattes facilement ; la mémoire vieillissante, non, cela ne m’effraie pas.
Bernard : – Moi oui ! Oui ! Quand je travaille et que j’apprends les textes je me dis « oh ! ça vient toujours facilement ! » Je suis content, c’est que ça va bien, alzheimer n’est pas encore là ! Mais je me dis peut-être qu’un jour il va arriver un moment où ça n’imprimera plus. On m’a raconté cette histoire terrible. J’ai une amie dont la mère, extrêmement douée, jouait du piano magnifiquement. Puis, petit à petit, elle ne savait plus qu’elle savait jouer. Le fait que les mots n’impriment plus pour un acteur, c’est la catastrophe.
Ddv : – est-il est facile d’anticiper les réactions des spectateurs ?
Isabelle : – A l’écoute, on voit bien si les spectateurs sont avec nous ; on le sent dans des belles scènes comme cela, mais vont-ils rire ? Cela on ne sait pas.
Dvd : – A la deuxième, troisième représentation ?
Bernard : – Oui, là on commence à avoir une petite idée. C’est la grande inconnue qui fait un peu peur mais c’est aussi très excitant. Dans une création c’est qu’on ne sait pas ce qu’il va se passer. On se dit ‘là je pense que ça devrait’ mais on ne sait pas.
Ddv : – Pensez-vous que cette pièce donne aux spectateurs des pistes pour réfléchir sur le thème de la vieillesse ?
Isabelle : – Oui, c’est cela qui est bien, plein de pistes, plein de questions, de dossiers à ouvrir de sujets de réflexion.
Bernard : – Oui vraiment je crois. On parlait de message et de l’importance d’un texte. C’est vrai que là et d’après les représentations que nous avons déjà faites, les retours des spectateurs vont dans ce sens-là.
Isabelle : -forcément cela résonne.
Ddv : – D’autres passions en dehors du théâtre ?
Isabelle : – La lecture, la littérature, l’histoire.
Bernard : – Oui la vie est bien faite. Je suis moi aussi passionné par la littérature plus précisément par l’histoire, mais je ne lis pas autant que je voudrais.
Ddv : – Pas de hobbies particuliers ?
Bernard : – Le jardinage me détend, m’emmène ailleurs. Il y a beaucoup d’acteurs, beaucoup de monde qui jardinent.
Isabelle : – Le bord de mer, le bord (elle rit)
Ddv : – Vos projets ?
Bernard : – ‘ le temps qui dure’, un autre spectacle que je continue de jouer en même temps et puis les activités annexes ; en doublage, que j’aime beaucoup ; pas mal de choses comme le film de Tim Berton etc.
Ddv : –Contraignant ?
Bernard : – Oui, c’est contraignant quand on travaille sur un beau projet, ce n’est pas de l’abattage. C’est assez formidable car on est sur un moment concentré. On double un film et tout à coup, en huit jours, on est dedans, complètement immergé dans une histoire, dans un projet. C’est contraignant car on est obligé de s’effacer derrière la personne qu’on double, mais c’est passionnant. C’est incarner un rôle.
Isabelle : – Pareil. J’ai de grands souvenirs de moments où on est happé par l’histoire et l’image, à fond dans le film à cent pour cent. C’est formidable. Comme j’ai été prof au cours Florian pendant quelques années j’ai eu aussi l’occasion de rencontrer beaucoup de jeunes et je fais donc partie de pas mal de jeunes compagnies. On est en résidence en ce moment sur plusieurs spectacles
Ddv : – Isabelle, la Comédie Française, un bon ou un mauvais souvenir ?
Isabelle : (elle rit gentiment) – Un bon souvenir bien sûr.
Dvd : – Le bonheur pour vous, c’est quoi ?
Isabelle : – Les petits moments de bonheur. Pour moi c’est aussi de ne pas avoir de malheur ; c’est déjà bien. Le bonheur c’est aussi le partage avec des gens qu’on aime.
Bernard : – Le bonheur, c’est vaste. Je dirais que c’est d’une certaine manière d’être en harmonie. On peut être en harmonie à plein de moments, dans sa vie amoureuse et professionnelle, un moment de théâtre où tout à coup on est très haut, cela peut être en tant que spectateur un moment extrêmement bien.
Ddv : – Vous êtes en harmonie tous les deux ?
Bernard : (ils sourient tous les deux) – Amicalement en tout cas on est très en harmonie. Ça va plutôt bien.
Ddv : – Un mot aux futurs spectateurs de cette pièce ?
Isabelle :- Venez, venez danser avec nous !
Bernard : – Venez partager avec nous un moment de mise en abyme, de perspective.
Au terme de ce sympathique échange, nos lecteurs auront compris que cette pièce splendide vaut plus qu’un détour.
Alors courez au Théâtre Toursky, fabuleux théâtre, antre incontesté de la culture marseillaise, où la représentation aura lieu le Jeudi 22 novembre à 21heures. Vous pourrez vous sustenter au restaurant du théâtre ‘les Frangins d’la night’, avant ou après le spectacle, et parole de gourmande, c’est délicieux !
Théâtre Toursky 16 promenade Léo Ferré 13003 Marseille – tél. réservations : 04 91 02 58 35 parking à 3mn à pied.
Danielle Dufour-Verna
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