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La Mule de Clint Eastwood

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Psychanalyse et mise en abyme : les mémoires d’Eastwood

Je suis arrivé au Chambord sous une pluie battante, sans nourrir de grandes espérances sur le dernier Eastwood. Je l’avais taxé de puritanisme il y a quelques années et depuis, sans avoir vraiment creusé le sujet, j’avais arrêté de voir ses films. J’avais fini par trouver ça bête, du coup j’avais maté le trailer de La Mule, pour essayer de me faire changer d’avis, et j’étais tombé sur sa gueule en sang, sa gueule de vieux briscard prêt à en découdre. Quel pied… Je m’étais levé de mon canapé et j’avais pris le premier bus jusqu’au Prado.

Maintenant que j’étais dans la file d’attente, ceci dit, je déchantais un peu… Y’avait que des vieux… C’était à se demander si je filais pas au cimetière.  « Retour  d’Eastwood devant la caméra, pas connu ça depuis Gran Torino », j’avais lu quelque part. Et tout ça à 90 ans… J’étais foutu. Deux minutes plus tôt, j’avais déjà dû me battre avec la caissière pour qu’elle accepte mes accréditations. « Justif’ de critique culturel, vous prenez pas ? Et ma carte Pôle Emploi ? » Elle avait tout refusé. J’avais dû raquer vingt balles mes deux tickets pour échouer en maison de retraite. Le contrôleur allait nous libérer de l’enclos et on périrait au premier rang de l’exécution, à regarder un grabataire tourner en rond à l’écran.

Avant cela, ils ont quand même eu la bonne idée de nous attendrir le cerveau. Au moment des supplices, les préliminaires ont cette qualité de vous faire craquer en prévision de l’ignoble, et la pub de Décathlon s’est étalée sur dix minutes montre en main, harassante, à vanter les mérites d’une abnégation édulcorée, valeurs humaines broyées par la plaie du système. Puis Eastwood a surgi et j’ai lâché un dernier soupir.  J’ai  serré  la  cuisse  de  ma copine, prié les dieux d’Hollywood qu’ils abrègent mes souffrances. Je  suis  ressorti  deux heures plus tard avec un sourire béat sur les lèvres.

Ce vieux con m’avait bluffé. Sur le trottoir, fouillant dans mes poches à la recherche d’un briquet, je me sentais honteux. Pas tant pour mes aprioris que pour ma catégorie d’âge. Son film dresse le bilan d’une génération ultra connectée  incapable  de  spontanéité, désarçonnée lorsque livrée à elle-même quand le troisième âge, lui, dévore la vie à pleine dents, bafouant, en ce qui concerne le héros, jusqu’aux règles d’éthique et de morale. Campant un personnage à mi-chemin entre Dirty Harry et Walter White – Earl Stone – Eastwood traverse La Mule comme un boulet de canon, ou plutôt une  balle  de  Smith  & Wesson, galvanisé par une énergie aussi comique que féroce que soutient  largement  le rythme du film, en tout cas pour la première heure. Dès le départ, rapidité et folie sont de mises, les  plans s’enchaînent pour narrer le passé du héros  puis les premières courses en voiture. La nature elliptique de la mise en scène évince les moments de pause, tenant inlassablement le spectateur en haleine. Stone est tout simplement frénétique. Ses traits ridés encadrent un regard en ébullition, constamment sur la brèche, signe d’une personnalité imprévisible. On ne saurait d’ailleurs le décrire avec exactitude… En quelques secondes, on le découvre fleuriste, coureur de jupons, fermier vulgaire puis homme du monde, entertainer, idole maîtrisant à la fois l’anglais et l’espagnol… Les fragments de vie se succèdent tandis que se dessine une identité pour le moins nébuleuse. Ensuite, l’arrivée d’internet et des nouveaux modes de communication l’obligent à fermer boutique. Alors s’invente le passeur de drogue. Mais changeant, lui aussi : tour à tour mécène, comédien, sauveur, beau parleur, business man accompli, chanteur… C’est à se demander si Eastwood n’a pas volontairement amoncelé les casquettes pour effacer la figure du vieillard, ce qu’est Earl Stone, en réalité. Il faut progresser un peu plus dans le film pour s’en assurer : petit à petit, alors que le rythme retourne à quelque chose de plus apaisé, que disparaissent les zones d’ombre, le spectateur comprend les motivations d’un Stone en lutte avec lui-même, tandis que la mort, insidieusement, rôde et remue son passé, son histoire… Bizarrement, il se révèle  détenu quoique libre, pris au piège d’une fuite en avant dans laquelle il se replie, non pas qu’il s’illusionne sur l’absence de la mort, mais plutôt qu’il en possède une conscience si aigue qu’il l’invalide par une pulsion de vie quintessenciée, à l’image des bougies consumées dont les flammes s’intensifient avant de s’éteindre.

Photo : © Warner Bros. France/Malpaso Productions/Warner Bros

Et, à jouer au chat et à la souris, à incarner lui-même un héros qui lui ressemble, Eastwood nous confirme que La Mule n’est pas non plus une simple comédie déjantée, un road trip, un polar ou un thriller, mais bien quelque chose d’hautement biographique, mémoires maquillés grâce auxquels il dresse le bilan de sa carrière, d’une vie à la trajectoire presque insolente – comme il nous le signifie métaphoriquement à plusieurs reprises – où la notion de rôle, de jeu, auront paradoxalement formé son identité. D’où le caractère parfois tragique du film, la damnation sur les épaules d’un homme dont l’identité tire son essence de l’altérité, et dont l’existence n’aura jamais été que tributaire de l’absence. Eastwood apparaît incapable de dresser son portrait autrement que par le voile du fantasme et de l’accumulation des personnages, qualités qui l’auront défini entièrement. On le voit naviguer entre les figures, en proie à une véritable introspection, s’ingéniant à dénicher des réponses sur lui-même, mais ces figures, ces hommes qu’il a été, n’ont jamais eu de consistance qu’à l’écran. Trouver sa réalité, chez Eastwood, nécessite fatalement le concours de l’irréel. On dit du patient psychanalysé qu’il explore les fantômes de son passé sur le canapé du praticien, ses différents âges devenus des souvenirs, mais pour Eastwood, dont la vie aura été essentiellement marquée par le cinéma, ces fantômes en sont, littéralement, sa vie s’est construite en directe corrélation avec la mort. Cruel sort de celui qui ne peut se livrer nu qu’habillé, dilemme cornélien pourrait-on dire, contradiction inextricable en tout  cas,  à  la source du visage quelquefois douloureux de Stone et de ses accents mélancoliques, dont la scène dans le lit de son ex-femme figure le point d’orgue. Alors qu’il lui révèle les raisons de son absence, son activité de passeur de drogue, elle prend tout à la rigolade, refusant d’admettre une histoire digne des plus grand films hollywoodiens, mise  en  abyme  ultime dont l’ironie tragique est mise en relief par le comportement de Stone même, qui narre ses exploits avec humour, désabusé, déjà, pressentant qu’elle n’y croirait de toute façon pas. Une scène qui le ramène, une nouvelle fois, à la vacuité et la mélancolie.

Ce parallèle entre présence et absence s’exprime, à un autre niveau, dans le rapport qu’entretient Stone avec les siens, stigmatisant une vie de  famille  ratée : il  est  présent  au travail (« j’étais sur la route soixante heures par semaine »), mais absent pour ses proches (« tu n’as jamais été un vrai père ou un vrai  mari »).  Les  courses,  quant  à  elles,  figurent autant de films tournés par Eastwood, autant de départ en tournage et d’éloignement. Numérotées à l’écran (“run 1, 2…”), elles sont aussi ses innombrables scènes qu’on répète jusqu’à la perfection. Les angles de vue diffèrent, mais chaque nouveau voyage semble une copie tronquée du précédent. Plus ils s’enchaînent, plus Stone s’étonne de leur simplicité, de l’argent facile, des succès glanés dans une parodie de travail qui accentue son décalage avec le reste du monde et transforme son rapport à la joie : déconcerté par autant d’enchantement, de même que par un épicurisme qui l’éloigne des problèmes du commun des mortels, il en vient à culpabiliser et s’égaie ponctuellement jusqu’à la souffrance, profitant de l’existence dans un rapport souvent malsain et autodestructeur. S’il réussit à passer outre les exigences des dealers, miroirs déformés des exigences des producteurs toujours en quête de chiffre, de résultat, d’un respect scrupuleux du planning et de rapidité d’exécution, s’il réussit à garder le contrôle sur la police à ses trousses et à finalement contenter sa famille (il est présent pour la mort de son ex-femme), il n’aura, jusqu’à la fin du film, jamais réussi à se contenter lui- même, dévoré par une faim toujours plus accrue pour les courses et l’action, c’est-à-dire pour le cinéma, qui n’est pour lui que la vie à l’état pur. Il aura beau essayé (inconsciemment) de se saborder à plusieurs reprises, priant pour qu’on l’arrête tant il en est lui-même incapable, il aura beau essayé de responsabiliser le policier qui le poursuit (Bradley Cooper), fantôme d’un Eastwood jeune réintroduisant le spectateur aux premiers rôles du réalisateur (les flics, les vengeurs), et qui écoute religieusement Stone lorsqu’il lui conseille  de  privilégier  sa famille au détriment du travail, il garde au fond un profond attachement pour son métier (comme d’autres l’ont pour la drogue), ce qui l’oblige à attendre la fin du film, synonyme, chez lui, de fin de vie, pour accepter, par la force des choses, la rédemption. Au tribunal, contre toute attente, rechignant à s’aligner sur les arguments de son  avocat  qui  fonde  sa défense sur le statut de vieillard, il se lève et, dans un dernier gros plan, annonce sa culpabilité : “guilty !”, s’exclame-t-il, “guilty !”. Coupable, d’avoir trop bien vécu.

Sylvain Frezzato

 

Photo : © Warner Bros. France/Malpaso Productions/Warner Bros

 

Titre original The Mule/Date de sortie 23 janvier 2019/Durée 116 mn

Réalisé par Clint Eastwood/Avec Clint Eastwood , Bradley Cooper , Taissa Farmiga

Scénariste(s) Nick Schenk/Distributeur Warner Bros

Année de production 2018/Pays de production Etats-Unis/Genre Drame

Rmt News Int • 18 mars 2019


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