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Mano à Mano Todorovitch/Vinciguerra : TIEMPO DE TANGO

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LE TANGO SE CHANTE À DEUX

Le tango dans tous ses états au Théâtre de l’Odéon le 6 mars 2019

         Sans se renier l’Opéra, de Marseille a ranimé l’opérette dans ce théâtre Odéon par la grâce de Maurice Xiberras qui, gracieusement, assure aussi la direction et la programmation de ce temple de l’opérette en continu, unique en France. Un public de fidèles, une famille disais-je de ces familiers qui s’y retrouvent les samedis ou dimanches après-midi, en assure le succès et rassure sur la pérennité de ce genre qu’on croyait mort, patrimoine populaire d’une mémoire collective qu’il convient de préserver.

         Mais l’Odéon n’est pas que ce temple de l’opérette. De délicieux concerts, Une heure avec…, qui durent généreusement et largement bien plus, avec un entracte « Heure du thé » et biscuits offerts gratuitement au public, laissent carte blanche à de grands artistes pour s’y produire à leur gré, pour notre agrément le plus grand. Familière de l’Opéra et de l’Odéon autant que des scènes nationales et internationales, des grands festivals, de Glyndebourne à Salzbourg en passant par la Scala de Milan, Marie-Ange Todorovitch, mezzo, avec la complicité de son compère Jean-François Vinciguerra, baryton basse, qui a aussi couru l’Europe comme chanteur, metteur en scène aussi, nous embarquaient sur les rivages du Río de la Plata, sur les ondes du tango, malicieusement élargi au boléro et à l’opéra, annexés pour leur cause chantante. On retrouvait au piano Bruno Membrey (photo ci-dessus), autre globe-trotteur du monde musical avec sa baguette de chef d’orchestre sur quatre continents, au palmarès et parcours impressionnants, comme pianiste, chef, directeur de théâtre. Comme s’il courait sur la trace glorieuse de ses aînés, le plus jeune Michel Glasko (photo ci-dessous), accordéoniste, remarquable adaptateur des morceaux et des transitions, à qui aucune musique n’est étrangère (puisqu’elle est une, bien sûr), classique, jazz, hardcore, punk, trotte aussi sur le globe, déjà sur trois continents. Deux partenaires instrumentistes (mais faisant chorus parfois) pour accompagner ces deux voix graves, joyeuses souvent, pour exalter le tango.

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Le tango a été justement classé par l’UNESCO au patrimoine immatériel de l’humanité. Il est défini, poétiquement, comme « une pensée triste qui se danse » ; d’autres, par ses mouvements sensuels, disent qu’il se danse verticalement avec une pensée horizontale, sentence égrillarde plus futée qu’affutée par la réelle pratique de la danse, aux pas si compliqués qu’ils ne laissent aux partenaires d’autre pensée linéaire que celle de les réussir au mieux : il suffit d’assister à la danse dans les clubs, dans les milongas, lieux destinés au tango, pour constater le sérieux, le révérencieux qui y règne, ne laissant guère lieu au licencieux.

Le mot “tango”

Le tango semble naître dans le dernier tiers du XIXe siècle, d’abord musical et dansé avant de devenir chanson. On a échafaudé bien des hypothèses, souvent discutables, sur l’origine du mot tango. Certes, ce mot existe en Afrique et il est vrai que les Espagnols l’employaient au XIXe siècle pour désigner des réunions festives d’esclaves noirs, avec force tambour, « tambor », qu’ils prononçaient approximativement « tango ». Mais on oublie tout simplement que ce mot est la première personne du singulier du présent de l’indicatif du verbe castillan tañer, tango, qui signifie ‘jouer d’un instrument à cordes’, d’une guitare, qui sera l’instrument presque obligé du tango, à laquelle s’adjoint un autre instrument récent, le bandonéon, petit accordéon, qui prend son nom de son inventeur allemand Heinrich Band, dans ce pays métissé d’essentielle immigration européenne, d’abord massivement masculine.

La population de Buenos Aires de cette époque se composait de 70% d’hommes ce qui explique que ce fut d’abord dansé entre hommes, ou, en couple masculin/féminin dans les maisons closes où il n’y avait que les servantes et les prostituées. Cette origine douteuse, encanaillée, et ses pas lascifs d’un couple enlacé firent condamner le tango par le pape et l’Empereur d’Allemagne au début du XXe siècle. Cela n’empêcha pas, ou facilita, son succès mondial même dans les salons.

         Musicalement, le tango trouve ses origines dans la habanera hispano-cubaine, et l’on connaît le célèbre Tango d’Albéniz de 1890, inspiré des tangos andalous, qui sont un genre du flamenco. On rappelle le beau tango habanera de Kurt Weill, Youkali qui en démontre bien la proximité. Il semble que, pour les rythmes des pas, le tango doive au candombé, marche de procession rythmée des esclaves noirs.

         Chanson urbaine, issue d’une population déshéritée, de gens émigrés, déracinés, le tango exprime souvent une philosophie amère de la vie : abandon, nostalgie, désenchantement, détresse humaine, désespoir dans des quartiers abritant la misère du monde dans l’espoir déçu d’un monde meilleur, voilà en général les sentiments les plus courants exprimés dans le tango, qui lui donnent sa poignante vérité humaine.

Comme le fado portugais ou le blues, dont ils ont la même tristesse et tendresse humaines, les tangos sont des chansons urbaines. Les textes sont souvent dus à la plume bien trempée de véritables poètes, qui font vivre aussi un argot local, le lunfardo, qui prend ses origines du mélange linguistique venu aussi des quatre horizons pour se fondre dans l’unité de ce métissage humain et culturel, faisant de cette misère un art humble et universel.

Rives et dérives du tango

Évidemment, comme tout art victime de son succès, par ses excès de gémissements, de plaintes, d’étreintes, la sensibilité tombant dans la sensiblerie, le tango suscite vite sa propre caricature : envers, endroit, qu’en libre droit nos interprètent se plurent à nous offrir, Todorovitch assumant la part de ce drame personnel, le pathétique du quotidien, Vinciguerra en jouant à déjouer le pathos par la parodie.

Ouverture somptueuse du programme par les instrumentistes avec Astor Piazzolla (1921-1992), élève de Nadia Boulanger, dans la promotion de Leonard Berstein. Il a révolutionné le tango moderne, en donnant une épure classique, le libérant des contraintes de la danse : Libertango, donc tango nuevo, ‘nouveau tango’ plus lyrique que simplement rythmique : basse obsédante du piano et, au-dessus, élans et déploiements de l’accordéon.

Introduction chantée, La cumparsita, emblématique tango mais en version originale, longue mais ici partagée à deux voix, ce qui est plaisant pour un texte qui dit qu’il n’y a plus de partage : dans ce pays machiste mais à l’origine avec plus d’hommes que de femmes, en posséder une était un trésor et, la perdre, déshonneur et désespoir, et ces dames, avec l’embarras du choix des mâles, avaient beau jeu d’en changer, laissant le pauvre abandonné seul en larmes, ce qui faisait dire aux plus ironiques Espagnols, autre définition, que le tango était el lamento de un cabrón, ‘le lamento d’un cocu’. Dans ce duo, donc : le délit et son objet, l’infidélité féminine et le pauvre cocu, sans la sympathie du vaudeville, est même abandonné par amis et…son petit chien.

Ironique et taquine transition allusive de l’accordéon à « l’amour enfant de Bohème » affranchi des lois de la fidélité…Et comme pour se faire pardonner, inversant les rôles, la belle Todorovitch se lançait langoureusement dans Dos gardénias, annexant au tango le boléro fameux, sublime musique mais texte d’une naïveté désarmante : à miser la fidélité de l’être aimé sur la persistante fraîcheur des deux gardénias qu’on lui offre et conclure, s’ils se fanent un jour, qu’on est trahi, autant les offrir en plastique pour s’assurer de leur pérennité. Scandé par un accordéon comme des lames et des ponctuations vengeresses du piano, Jalousie, « tu viens ramper autour de moi comme un serpent perfide et froid », rétorquait le chanteur savourant, œil mauvais, mâchant les mots, des plans de vengeance dans cette Chanson gitane comme cette Carmen qui hante tout le concert.

Encore venu du boléro, Bésame mucho de Consuelo Velázquez, jeune prodige mexicaine de dix-huit ans, beauté digne du Hollywood des années 40, musique aussi universelle, ardent et désespérant chant de volupté, réunissait le couple tout en disant, elle en espagnol, lui en français dans des paroles de l’éternellement regretté Francis Blanche, le dernier baiser et sans doute, le dernier adieu des amants. Comme pour secouer le pathos, mais secoué de rire je ne sais plus quoi est quoi, Vinciguerra, roulant des yeux et les r, se jetait Dans les bras de Jésus, l’enchaînant, avec une radinerie bourgeoise avec Pas d’orchidées pour ma concierge. Marie-Ange apportait un peu de douce cruauté sentimentale avec Veinte años, une habanera initiale devenue boléro, ici tiré vers le tango, une musique poétique de María Teresa Vera et une simplissime poésie directe de Guillermina Aramburu, dont on me pardonnera de donner l’adaptation que j’en fis pour une conférence-concert sur le boléro

Que m’importe que je t’aime

Si toi, tu ne m’aimes plus ;

Un bel amour qui s’achève

Est un grand amour perdu.

Je fus l’amour de ta vie

Cela fait longtemps déjà,

Mais aujourd’hui, tu m’oublies :

Je ne me résigne pas.

Si les choses que l’on rêve

Se pouvaient toucher du doigt,

Je sentirais que tu m’aimes

Tout aussi fort qu’autrefois.

Un grand amour qui s’achève

Est une vie qui s’en va,

C’est le débris d’un beau rêve

Qui ne se recolle pas.

Sans connaître sans doute l’arrière-plan historique de ces musiques latino-américaines que j’ai étudiées, mais leur instinct de musiciens y suppléant largement, les deux instrumentistes interprétaient, en interlude, le Tango, opus 165, N°2, d’Isaac Albéniz, de 1890, bien antérieur donc à la danse postérieure ainsi nommée, toute la nostalgie du monde, les brumes des grands espaces marins entre Espagne et Cuba, langueur du balancement ponctué par le piano l’accordéon suspendant le vol du son dans un fondu dans un infini.

Secouant notre alanguissement mélancolique, il appartenait à Vinciguerra, en deux morceaux, Les toros et Le tango des joyeux bouchers (de JimmyWalter et Boris Vian), de clouer au pilori toréros et public des corridas, la fausse virilité des uns et de rêve des autres sur fond de sang, à l’heure où les « épiciers se prennent pour Don Juan » et « les Anglaises pour Montherlant ( ! ) » Todorovitch, dont Carmen fut à coup sûr l’un de ses plus beaux rôles, nous envoûtait, retour aux sources, par la « habanera » avec une légèreté de voix se jouant en riant des délicates petites notes si souvent savonnées par d’autres.

La première partie se terminait par, je ne dirai pas l’inutile angliciste medley, puisque le savoureux pot-pourri français s’utilise aussi en espagnol : popurrí, un succulent mélange, « Tout est tango », concocté par l’accordéoniste Michel Glasko : La paloma, habanera (le modèle du genre de l’Espagnol Sebastián Iradier, l’auteur, justement de celle que lui emprunta Bizet pour Carmen), voisinait avec la mexicaine et révolutionnaire Cucaracha, La Vie en rose, Le Temps du tango, etc., etc., avec des saillies, des facéties aussi drôles que musicales.

La reprise, inénarrable, les quatre acolytes coiffés de feutres tyroliens issus de la précédente Auberge du cheval blanc, une bourrative Choukrouten tango, suivie, fatalement par sa conséquence adipeuse : Maigrir, détaillée avec une velléitaire voix par Vinciguerra, comme son mourant de rire (moi) Tango corse, tandis que Todorovitch revenait au poétique envol de Oblivión de Piazzola.  

Puis, feu d’artifice final semblant ne plus finir de verve et d’invention, un pot-pourri classique arrangé encore par Glasko où Mozart voisinait avec Offenbach, Beethoven, Verdi, Puccini, et même José Padilla (son pasodoble El relicario) dont les chansons sont tout de même classées au Patrimoine immatériel de l’UNESCO, un cocktail dira-t-on cette fois en anglais, un arc-en-ciel musical de toute beauté et joie.

Les bis durent s’arrêter car les interprètes, Membrey, Vinciguerra avaient répétition sur place du Petit Faust d’Hervé que ce dernier met en scène tout en y chantant les 16 et 17 mars dans ce même Odéon, tandis que Marie-Ange Todorovitch courait à l’Opéra pour y répéter Les Noces de Figaro qui s’y donnent les 24, 26, 29, 31 mars et le 3 avril.

Quant à ce spectacle, Tiempo de tango, on le retrouvera, accompagné de danseurs de l’Opéra d’Avignon, le 14 avril à Saint-Saturnin-lès-Avignon à 16 h.

BENITO PELEGRÍN

 

Marseille, théâtre de l’Odéon

Mercredi 6 mars,

Tiempo de tango,

Marie-Ange Todorovitch, mezzo-soprano ; Jean-François Vinciguerra, baryton-basse ; Bruno Membrey, piano ; Michel Glasko, accordéon.

Musiques diverses de tangos, boléros, chansons populaires ; Albéniz, Beethoven, Mozart Puccini, Verdi, etc.

Photos : Andy LECOUVREUR

Rmt News Int • 17 mars 2019


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