IRMA LA DOUCE, Comédie musicale en deux actes (Odéon, Marseille)
D’après Alexandre Breffort,
Arrangements de Gérard Daguerre, Musique de Marguerite Monnot
DOUCE AMÈRE
L’imaginaire français du monde du banditisme et de la prostitution oscille entre deux pôles cinématographiques, mythologie et folklore : mythologie de la morbide fascination des films de Melville pour le malfrat héros solitaire de tragédie, ou le dernier Gabin vieillissant en gangster rangé des voitures, mais dont les vieux jours en quête de respectabilité et la retraite honorable, gagnée sur une vie qui ne le fut guère, sont rattrapés par un insoluble, insondable autant qu’insolvable passé. Côté folklore, cliché pour cliché qu’on préférera à tout ce romantisme délétère sur la pègre, nous avons Audiard, ses Tontons flingueurs, cités dans cette version d’Irma la Douce. Tout en égrenant les lieux, communs, du milieu, d’un Paris de la Butte, des putes, de Pigalle, ses filles en pagaille, ses caïds, ses cadors, ses mecs, ses macs, ses « hommes », les affranchis et les caves avec un argot et accent parigot qui fait aujourd’hui sourire, son bistro et son tabac du coin, Irma la Douce décline à sa façon, plus que La Vie en rose, la vue morose d’un monde, qui ne l’est guère. C’est ce que chantera amèrement désenchantée, Irma la douce :
« Paris la nuit, c’est Paris boniment,
La romance au néon, qui s’maquille et qui ment».
Lucidement, elle racole en lançant avec cynisme au client fauché : « J’ai d’l’amour dans tes prix ». C’est pourquoi on salue, d’entrée, la mise en scène de Jacques Duparc qui, tout en exaltant le rire de la pièce, n’exhale pas un sourire béat devant ce faux paradis des plaisirs, alcool, sexe, fric, cet univers où le ver est dans le fruit même pas défendu, où, même dansantes, ses bandantes filles de joie ne sont guère joyeuses, où son héroïne est plus doucement amère que toute douce sous le masque fallacieux de son nom. Et pas jojo non plus côté client, consommateur amateur d’amours faciles mais une parlante et juste observation : le mataf, le matelot embarqué débarqué, expédié vite fait par Irma (« Ça ira vite ! »). En effet, le sérieux Musée de la Prostitution d’Amsterdam, sur la foi d’études scientifiques, calcule, avec l’impeccable et implacable comptabilité protestante, la durée moyenne d’une passe, déshabillage, toilette du client comprise (savon, serviette, préservatif…), réhabillage (du minimum dénudé) à huit ou dix minutes. Et encore avec ces belles filles en vitrine, affichant téléphone, horaire et tarif, fort heureusement protégées par une société libérale qui veille au grain —et au gain, sécu comprise et impôts payés au centime près et pas au maquereau (et non « macro », accroc plaisant de la plaquette du programme) mais à l’État. Alors, la prostitution de trottoir…Réalité crue qui évacue les rêves voluptueux tarifés à ce rythme industriel. La sensuelle scène érotique dans le lit entre une Irma dans le simple appareil d’une beauté arrachée au sommeil, simplement parée des draps, caressant amoureusement les fesses de son amant nu, donne toute la distance entre la sexualité à l’échelle de turbine, le turbin, et l’érotisme libéré d’un couple amoureux : la luxure est un luxe qui, plus que de l’argent, demande du temps.
Il faut dire que son Irma n’est pas une « fille », mais, même sur le trottoir, une dame, une grande dame au port de reine : malgré un body en latex moulant ses superbes formes, un blouson de cuir, des cuissardes à boutons de métal qui en font plus une dominatrice Maîtresse qu’une fille soumise, en contraste avec l’uniforme de travail de cette carapace, cette armure qui la défend peu, Laurence Janot, fragile, délicate, en nuances de voix, en murmures, donne à son incarnation toute la douceur nostalgique d’une grande âme trahie par la vie. Aucune vulgarité dans le personnage : elle refuse le familier « tu » pour la distance du « vous » respectueux même avec le client le plus rapproché ; elle s’indigne que le verre qu’elle a généreusement offert, Nestor veuille le payer à sa place, comme un pourboire sans doute à la pute au grand cœur. Sa chambre, révélant la midinette et ses rêves amoureux, s’orne de photos affiches de Gabin, non le dur mais le tendre à casquette prolétaire des premiers films, juste une en feutre et cigarette au bec, plus Bogart que gangster.
Elle a un digne partenaire de corps à cœur avec Nestor le Fripé, barbeau malgré lui offensé par le rôle : sa chambre à lui s’orne de la maquette d’une église gothique, touchant souvenir apparemment de ses débuts en pilleur de troncs, mais il a prudemment aussi un ouvrage sur la vie en pénitencier par souci prudent de prendre les devants de la probable situation, de même qu’il potassera au bagne un livre de puériculture en prévision de la naissance de l’enfant conçu avec Irma ; âme tendre, il garde une boîte à musique qui l’« aide à pleurer. » Avec Irma, ce sont deux enfants perdus qui se sont retrouvés et tous deux chantent en duo, en chœur à cœur, tout doucement, les mêmes airs, celui, nostalgique même dans leur réveil amoureux triomphant « Avec les anges… », trouvant leur paradis en eux, et la valse amère de la fin, priant, espérant aussi tous deux que, dans ce Paris cruel où il y a « du chagrin à boire et à pleurer », le « Bon Dieu, pour sûr, règne enfin sur Pigalle ». Grégory Benchénafi offre à ce personnage toute sa belle prestance physique, enfilant avec élégance et naturel ses caleçons (sous les applaudissements) après la scène d’amour où l’on croit volontiers au clin d’œil clignotant de l’animal en peluche, qu’il a un « tigre dans le moteur ». Lui aussi joue aussi bien qu’il chante avec un art consommé de la nuance. Il sera également l’Oscar travesti, dans un dédoublement cœur de l’intrigue, qui lui fait endosser le rôle d’un unique client payeur pour son Irma qu’il ne veut pas abandonner à l’abattage d’une prostitution en nombre, tombant inévitablement jaloux de lui-même.
Et c’est Bob le Hotu, Jacques Duparc et Cécile Galois, par ailleurs Gigi la loco, les tenanciers du bistro Tabac stylisé par le comptoir et des tables, autour duquel gravite l’action, jouant et chantant bellement le rôle à deux du chœur antique, qui commentent l’action, qui lancent avec humour le « to be or not to be » du problème ontologique existentiel de l’être double endossé par Nestor qui l’amènera à Cayenne. On salue Duparc, qui supervise et surplombe, paradoxalement de l’intérieur même de son spectacle, sa mise en scène au décor minimaliste mais expressif : un muret de brique, quelques marches, trois réverbères, une ébauche de rampe avec fleurs, joliment illuminées sur des fonds sobrement monochromes, et voilà un Paname légèrement brossé. On applaudit Cécile Galois qui bénéficie en plus d’un air où son jeu se joint à une étourdissante technique de passages de registres de poitrine et de tête dans la tradition qui se perd de l’opérette et du cabaret.
Autour de ce quatuor central tourne une pléiade de chanteurs et acteurs dont on peut dire que beaucoup font pratiquement partie de cette troupe ou, plutôt, famille, de l’Odéon de Marseille et qu’on aime retrouver : Jacques Lemaire en Jojo les yeux sales et La Douceur, voix affûtée et flûtée de vrai faux dur à cuire au cœur tendre, tricotant au bagne de la layette pour l’enfant d’Irma et Nestor. D’autres se glissent de façon étourdissante dans une enfilade de rôles fugitifs comme Jean Goltier endossant successivement Dudu la Syntaxe, le passant adolescent, l’exhibitionniste, le Commissaire, le Chaouch, le percepteur. De ses trois personnages, Bébert la méthode, le Borgne, on ne pourra oublier le Président du Tribunal de Florian Cléret qui doit juger et condamne Nestor pour le meurtre d’Oscar, c’est-à-dire de lui-même: une scène d’anthologie burlesque avec pon-pon girls et boys. Sous de flambants drapeaux tricolores, un tribunal à l’anglaise, franglais donc, avec ses trois officiers de justice emperruqués à la british. Jean-Claude Calon, successivement Leo le Corbeau, le passant vieillissant, l’agent / Monsieur Bougne, Archibald et finalement, ce Procureur affronté à Grégory Juppin, qui a été Roberto les diams à l’accent corse, Mes bottes à la botte de dégun, ici Avocat ému de la défense. Effets pervers de la robe ? Procureur et défenseur, à grands effets de manches, en viennent presque à se crêper le chignon de la perruque, avec force crachotements de chats en fureur, toutes griffes dehors, l’avocat, défait en larmes nous les arrachant de rire, sous les échos verbaux du Juge dignes de l’Almanach Vermot, mots à ne pas inscrire au Procès-verbal.
Dans la scène, peut-être un peu trop longue de Cayenne, qui pâtit forcément de la force comique de la précédente, cela donne tout de même l’occasion au baryton Francis Dudziak d’abord Polyte le mou et ici Frangipane exilé de la douceur, de chanter d’une magnifique et prenante voix, un air plein d’humaine amertume. Sous le divertissement de la comédie musicale, le drame.
Le final, avec les bagnards en Rois Mages et les parodies musicales de chants de Noël pour saluer la naissance de l’enfant, est un happy end convenu bien venu pour apporter un peu de douceur dans cette comédie douce-amère.
Belle idée, pendant les brefs rideaux des changements de décor, le gros de la troupe, dont les deux couples de bons danseurs (Lætitia Antonin, Anne-Lise Thébault, Loïc Consalvo, Rély Kouadio) font des évolutions dans la salle parmi le public, chantant des airs associant justement le Marseille de Scotto et le Paname d’Yvain : La Java bleue, On fait une petite belote…
Un petit effectif musical, saxo, accordéon, piano, avec de jolies variations, sous la direction de Christian et André Mornet, soutenait et auréolait avec charme la délicatesse de ces airs, valses, javas, fox-trots, qu’on garde dans le cœur. Une réussite encore à l’actif de Maurice Xiberras qui s’acharne à défendre de répertoire du patrimoine populaire ailleurs en déshérence. Benito Pelegrín
Théâtre de l’Odéon, Marseille, 27 et 28 avril 2019
Irma la douce
Alexandre Breffort/Marguerite Monnot
PRODUCTION ART MUSICAL
Direction musicale : Christian et André MORNET
Mise en scène : Jacques DUPARC
Irma la Douce : Laurence JANOT
Gigi la loco, la tenancière : Cécile GALOIS
Nestor le Fripé / Oscar : Grégory BENCHÉNAFI
Bob le Hotu : Jacques DUPARC
Polyte le mou / Frangipane : Francis DUDZIAK
Jojo les yeux sales / La Douceur : Jacques LEMAIRE
Roberto les diams / Mes bottes / L’Avocat : Grégory JUPPIN
Bebert la méthode / Le Borgne / Le Président du Tribunal : Florian CLÉRET
Leo le CorbeaU / Le passant vieillissant / L’agent / Monsieur Bougne / Le procureur / Archibald : Jean-Claude CALON
Dudu la Syntaxe / Le passant adolescent / L’exhibitionniste / Le Commissaire / Le Chaouch / Le percepteur : Jean GOLTIER
Photos : Christian Dresse
1. Réveil triomphal ;
2. Un tigre dans le moteur (Janot, Benchénafi) ;
3. Aimez-vous mon profil? (Janot) ;
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