Les Noces de Figaro, nouvelle production à l’Opéra de Marseille
Le Nozze di Figaro, Opéra buffa en 4 actes.
Livret de Lorenzo DA PONTE, d’après la comédie de BEAUMARCHAIS, La Folle journée ou Le Mariage de Figar. Musique de Wolfgang Amadeus MOZART.
Création à Vienne, Burgtheater, le 1er mai 1786.
Nouvelle production. OPÉRA DE MARSEILLE. 26 MARS 2019
NOCES FUNEBRES
L’ŒUVRE : Le Roman de la famille Almaviva
Le nozze di Figaro, ‘Les noces de Figaro’ de Mozart, opéra bouffe créé à Vienne en 1786, est avec Don Giovanni (1787) et Cosí fan tutte (1790), l’un des trois chefs-d’œuvre que le compositeur signe avec la collaboration du génial Lorenzo da Ponte pour le livret, poète officiel de la cour de Vienne. Il s’inspire de La Folle Journée, ou le Mariage de Figaro (1785), volet central de la trilogie théâtrale de Beaumarchais, Le Roman de la famille Almaviva, qui comprend Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile, 1775, ce Mariage de Figaro doncet L’Autre Tartuffe ou la Mère coupable, 1792, en pleine Révolution française, située à Paris.
Dans ce Mariage de Figaro, on retrouve les mêmes personnages que dans le Barbier de Séville : pour les secondaires, don Basile, le professeur de musique intrigant et vénal, pour les principaux, le Comte Almaviva, grand seigneur andalou qui, grâce à l’ingéniosité du barbier Figaro, a enlevé puis épousé la pupille de Bartolo. Rosine sera donc la Comtesse délaissée du Mariage de Figaro. Ce dernier, devenu valet de chambre du Comte, va épouser le jour même Suzanne, nouveau personnage, camérière et confidente de la triste Comtesse, la vieille Marceline, obstacle à ces noces car elle prétend épouser Figaro sur la promesse de mariage qu’il lui a faite contre un prêt d’argent qu’il ne peut rembourser. Enfin, un autre personnage essentiel à l’intrigue paraît, Chérubin, un jeune page turbulent et amoureux qui sème involontairement le trouble sur son passage.
Pièce prérévolutionnaire
Écrite dès 1781, la pièce de Beaumarchais n’est créée que trois ans plus tard, mais censurée pendant des années. Car c’est bien une pièce prérévolutionnaire, dont les répliques contondantes font mouches, comme le féminisme de Marceline, insurgée contre la dépendance des femmes qui ne pouvaient même pas administrer leur fortune, et s’indigne :
« Traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! »
Si, dans le Barbier, Figaro avait deux sentences d’une spirituelle impertinence contre les nobles : « un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal » et déclare impunément au Comte : « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? », dans le Mariage, on trouve la fameuse phrase de Figaro devenue la devise du journal éponyme, de même nom : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. »
Il y a, surtout, dans le second volet du triptyque, la révolte argumentée du valet Figaro, parfait et loyal serviteur du Comte, qu’il aida à séduire et enlever Rosine : Suzanne lui découvre que son maître ingrat le trahit, veut rétablir le « droit de cuissage » qu’il avait aboli, droit du seigneur de posséder avant lui la fiancée de son serviteur, veut coucher avec celle qu’il doit épouser le jour même. Car, tout comme Le Barbier de Séville précédent, c’est aussi une comédie à l’espagnole avec des parallélismes entre les maîtres et les valets, mais ces derniers deviennent aussi premiers, les valets disputent la première place aux maîtres et donnent même le titre de la pièce. Ils entrent en conflit avec eux, pour le moment en secret, avec la ruse, force des faibles. Et c’est la fameuse tirade, le monologue de Figaro, qui annonce la Révolution en dénonçant la noblesse :
« Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie !… Noblesse, fortune, un rang, des places […] Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus… »
Terrible réquisitoire d’un plébéien, d’un Tiers état, qui rue dans les brancards et demandera bientôt l’abolition des privilèges indus de la noblesse
L’empereur Joseph II, frère de Marie-Antoinette, despote éclairé, favorable à Mozart, écartelé entre libéralisme et conservatisme royal, avait interdit à Vienne la pièce de Beaumarchais, mais pas sa lecture. Il approuva le livret de da Ponte, purgé de ses audaces, du moins la tirade finale impitoyable de Figaro contre la noblesse, qui devient simplement un air convenu contre les ruses des femmes quand il croit que Suzanne a cédé aux avances du Comte. Cependant, sous la trame d’une ingénieuse comédie aux rebondissements incessants fous et loufoques de cette « folle journée », le conflit entre peuple et noblesse demeure latent et même avoué et ouvert : Figaro, découverts le désir et projet du Comte, décide de le déjouer et le noble, joué, désire se venger sans pitié de ses domestiques. C’est une lutte des classes, dont la franchise est cependant feutrée par le rapport des forces entre le maître tout-puissant et ses serviteurs contraints à jouer les renards contre le lion, la ruse contre la force.
RÉALISATION ET INTERPRÉTATION
On pardonnera à Vincent Boussard, pour la beauté esthétique de l’ensemble de sa mise en scène, d’avoir sacrifié à l’académisme déjà bien vieux de la « modernisation » des œuvres scéniques mis en faveur, dans les années 70, par les Ponnelle et Chéreau, sentant bien fort son demi-siècle usagé. Avec des superbes costumes d’un XVIIIe siècle réinventé par lui-même avec la collaboration d’Elisabeth de Sauverzac, véritable création saisissante, robes noires des dames, perruques vertigineuses défiant tout ce qui se faisait d’audacieux en la manière, on se demande pourquoi une comtesse en costume pantalons d’aujourd’hui, un Comte et un Bartolo en habits XIXe, une Marcelline en vamp hollywoodienne et une Barberine en Bunny de Playboy, une ascétique Suzanne en tristounette tenue noire et petit col blanc de quelque famille puritaine, un Basile en chapeau melon, un Figaro indéfinissable, etc ? Pourquoi ce gramophone, cette voiture d’enfant, ce lampadaire, etc, etc ? Si, comme il le souligne dans un avant-propos, « cette œuvre [a] une ‘contemporanéité’ définitive », la surligner par ces signes chronologiquement hétéroclites est un pléonasme. En tous les cas, la dimension historique, ce qui reste encore vif chez da Ponte de la pièce subversive de Beaumarchais malgré l’amputation de la tirade prérévolutionnaire finale de Figaro remplacée par une satire convenue contre les femmes, sombre dans le noir malgré un Figaro juché sur l’échelle peut-être sociale : le triomphe hégélien de l’esclave sur le maître, qui passe sur le devant de la scène, même dans le titre de la pièce. On convient, cependant, qu’il y a deux signes forts de ce renversement social : le Comte laçant les souliers d’un Antonio mal fagoté pour le mariage, et la touchante inversion des rôles lorsque c’est la Comtesse qui habille sa camérière, là, oui, magnifique robe blanche comme la tardive version en noir de la Comtesse, fleur nocturne issue de la nuit du jardin.
Sans qu’on comprenne pourquoi ces fantomatiques personnages interviennent dans l’action, ouvrant, fermant des portes, détournant l’attention de la musique et du jeu, du vrai théâtre qu’est cet opéra où tout du texte et musique est si miraculeusement imbriqué qu’il semble qu’il n’y a qu’à les suivre humblement pour les servir, comme la scène du déguisement de Chérubin avec Suzanne et la Comtesse où tout est précisément dicté de la gestuelle, du jeu, au point que s’en écarter, c’est la dénaturer, on concède aussi que l’intéressante idée de mise en scène, est ce cube, vase clos orné de planches scientifiques de l’Encyclopédie, sur lequel se penche de haut ce public privilégié avec une curiosité, sans doute plus intellectuelle qu’affective, morbide, d’une société savante au rationalisme poussé à l’excès : l’humain comme un spectacle et objet d’expérience. Au-delà de l’érotisme pervers, Sade, c’est cela. Les animaux empaillés sont peut-être déjà le résultat de semblables expérimentations. Qui nous font frémir de tant d’autres que l’Histoire a connues.
Mais on regrette que cette métaphore ne puisse être filée longtemps, l’œuvre résistant de tous ses bords, réduisant ce somptueux public oisif à faire une sorte de figuration scénique inutile. Les robes flashy, rose, vert, jaune cru, des jeunes filles chantant le généreux seigneur qui a aboli le droit de cuissage illuminent un moment la noirceur ambiante dans ces tons finalement variés de noir qu’on dirait inspirés des variations les plus subtiles de Soulages.
Il reste ce cube aux parois ornées d’une luxueuse tapisserie rasante de Vincent Lemaire, que les lumières latérales ou plongeantes de Bertrand Couderc doteront d’une vie, d’une suffocante beauté avec ces portes et fenêtres indiscernables pour des personnages pris au piège comme des animaux dans une cage, des insectes dans une boîte fermée d’un onirique voile, prolongation sans doute de l’expérience. Mais laquelle ? Si c’est le couple en crise, c’est aussi intemporel que tout mariage…Cependant, on goûte le raffinement esthétique de l’ensemble et ces projections de fonds de tableaux d’époque, Goya, Tiepolo ou Gainsborough, qui apportent une éclaircie de rêve à ce qui, estompant le bouffe est bouffi de noirceur. Avec l’inévitable nécessité de changement de décor et de costumes pour les choristes parfaits (Emmanuel Trenque), imposant deux « précipités » allongeant par trop la longueur du spectacle.
Car, est-ce parce qu’il est gagné par la noirceur ambiante ? le chef Mark Shanahan a un tempo d’une langueur et d’une longueur qui fait frôler la marche funèbre à la marche militaire ironique et vengeresse de Figaro contre le jeune morveux aristocrate Chérubin. Assistant à la direction musicale, Néstor Bayona tire son épingle du jeu, sans la perdre comme Barbarina, en assurant le continuo des récitatifs au pianoforte qui remplace justement le clavecin déjà dépassé chez Mozart. On ne perd certes rien des plans sonores, de la délicate cohésion des ensembles concertants, mais, rythmiquement, il manque la folie à cette « Folle journée », sous-titre de l’œuvre.
Fort heureusement, la maîtrise sans faille des chanteurs triés sur le volet rachète par leur engagement, leur jeu et leur feu, cette mollesse regrettable. On apprécie le traitement des personnages pittoresques : un Don Curzio (Carl Ghazarossian) affublé d’un masque d’oiseau de médecin du temps réchappé de l’expérience ou de la peste, perché comme un oiseau poussant des cris perçants, la rondeur avinée d’Antonio (Philippe Ermelier), sentant parfois la brute patriarcale face à Figaro, autoritaire avec sa nièce Susanna, vainement grondant avec son espiègle fille Barbarina, l’adorable Jennifer Courcier. Tout aussi réussi, ondulant, dans sa soutane sous son chapeau melon incongru, qu’insinuant et jubilant de malice perverse, le Basilio de Raphaël Brémard. Couple qu’on marierait aussitôt s’ils ne le faisaient plus tard : le Bartolo bougon, grognant, ruminant d’une sombre mi-voix la vengeance en lisant, comme s’il se répétait le code des lois, de Marc Barrard et il faut avoir comme il renâcle avant d’accepter l’union ; la Marcellina, cougar sexy de Marie-Ange Todorovitch, toute volupté du corps et de la voix, n’en ferait pas une indigne conjointe de Figaro, qu’elle couve d’un œil frugivore, à notre époque qui inverse heureusement les rapports d’âge entre les couples, passant le relais aux dames arborant un jeunot. La canne, que le fâcheux incident d’une entorse à la cheville l’oblige à avoir, est astucieusement intégrée à la scène par Boussard, lui donnant une allure digne, et permettant un joli jeu dans la dispute du duo avec Susanna.
Le Cherubino de Antoinette Dennefeld remporte tous les suffrages, bien que pâtissant de la mollesse du chef dans son premier air fiévreux qui, fort heureusement, lui rend toute la mélancolique vivacité pour sa romance à la Comtesse, jolie trouvaille de scène, absente, le jeune adolescent s’adressant alors, dans son désir vague mais général à toutes, et à l’ombre, à l’effigie, à la silhouette d’une femme qu’il étreint comme une poupée gonflable.
Le Comte, qui finalement est vaincu par la coalition des femmes et du valet, est souvent intelligemment mis hors-jeu, isolé par le rideau d’un monde qui le dépasse, qu’il ne contrôle plus : vaincu. C’est une image plus dramatique que bouffe, mais frappante et plausible dans son expressivité mais qui ôte, dans le premier acte, sous la baguette peu légère du chef, de la légèreté à ce coureur de jupons campé par un élégant Christian Federici qui devient un redoutable époux caldéronien, ivre de vengeance sur un simple soupçon, armé d’un encombrant fusil quand Susanne parle de l’épée dont il veut tuer le page…La digne épouse de cet indigne mari, c’est Patrizia Ciofi, dans une magnifique image toute de noir vêtue, adossée à l’embrasure noire d’une porte, seul son visage blanc éclairé d’une lumière tombante, plus que la femme mélancolique habituelle, humiliée, est presque une héroïne tragique au bord du désespoir dans son premier air, filant des sons à l’infini du souffle dans le second, de cette voix ronde, boisée, égale, aux aigus sûrs, secouée soudain par la révolte puis soulevée d’espoir : une prise de rôle bouleversante par sa vérité.
Crise du couple : le couple de domestiques n’y coupera pas non plus dans le pessimisme ambiant de cette réalisation cohérente dans sa noirceur. Susanne est d’une gravité accusée par son strict costume de couventine finalement. Cependant, Anne-Catherine Gillet a une telle lumière dans la voix, qu’elle est, à elle seule, une lueur d’espérance. Dans son dernier air, la voix ruisselle comme le ruisselet qu’elle évoque, bouillonne de volupté retenue. On la comprend : son Figaretto, Mirco Palazzi, petit par la taille comme un lutin blagueur mais grand par la voix, a une couleur profonde dans les graves : il allège et donne un sens à toutes les nuances du récitatif dans une compréhension subtile du texte et une appréhension magistrale de la musique. Un grand Figaro.
Benito Pelegrín
Opéra de Marseille
Le Nozze di Figaro, de MOZART
24, 26, 29, 31 mars et 3 avril.
Direction musicale, Mark Shanahan ; mise en scène, costumes, Vincent Boussard ; décors, Vincent Lemaire ; lumières, Bertrand Couderc ; collaboratrice aux costumes, Elisabeth de Sauverzac
La Comtesse Almaviva, Patrizia Ciofi ; Susanna, Anne-Catherine Gillet ; Cherubino, Antoinette Dennefeld ; Marcelline, Marie-Ange Todorovitch ; Barbarina, Jennifer Courcier
Le Comte Almaviva, Christian Federici ; Figaro, Mirco Palazzi ; Bartolo, Marc Barrard ; Basilio, Raphaël Brémard ; Don Curzio, Carl Ghazarossian ; Antonio, Philippe Ermelier
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Photos : Christian Dresse
- Susanna, Figaro, le Comte de dos;
- Curzio, Bartolo, Figaro, Marcellina;
- Noces;
- Parc nocturne aux étranges figures (en Une).
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