LE MISANTHROPE de Molière, par le Cerisier, École d’acteurs (Marseille)
Vu au Théâtre NONO le 4 mai 2019
L’ŒUVRE N’EFFRAYE PAS DES ÂMES DE VINGT ANS…
Quand on aime l’art, le théâtre, soucieux de leur devenir, c’est une vive satisfaction de voir, sur une scène, une pléiade de jeunes acteurs saluée avec enthousiasme par la constellation d’un public très majoritairement juvénile dans la salle comble, venu les soutenir. Certes, solidarité, dirait-on, dans tous les sens du mot, de classe, d’âge et d’école si, à la belle tenue et tension des acteurs, n’avait répondu l’attention, palpable, des spectateurs : et Molière, toujours jeune, toujours vivant, revivifié par la jeunesse. Et sans le soutien de décors, sans le rempart de costumes d’époque, dans une scène nue, épurée, dans la pleine lumière crue, l’épure du théâtre : la pureté du texte, le jeu.
Réalisation et interprétation
Sur l’insondable noir d’un immense plateau, le vaste carré blanc éclairé de lumière : ring, champ clos des deux côtés symétriques duquel se feront front, s’affronteront, se confronteront les personnages, se rejoindront ou s’éloigneront, disparaîtront silencieusement, happés et fondus par l’ombre. Dans un angle, un fauteuil club en cuir, usé. Tour à tour, selon la situation, on s’y cale, décale, s’étale, se vautre, s’isole, se positionne ou pelotonne, protecteur rempart, en position de spectateur ou d’arbitre : meuble décor minimal vide pour un maximum de sens expressif rempli par de l’humain, altier ou affaissé.
D’entrée, des deux côtés de la ligne blanche, le duo duel verbal entre deux amis, du moins l’un, Philinte, qui s’acharne à l’être et le rester, envers et contre l’autre, Alceste toujours en partance et rupture. À cour, Philinte (Valentin Teissier), belle présence scénique, cynique avec humour, gominé, cravaté, sanglé dans un strict costume boutonné dont l’élégance est comme une armure, ou l’imperméabilité des plumes du flegme mondain ; à jardin, en face, face à face furieux, l’atrabilaire Alceste, chaussettes vertes tenant lieu des fameux rubans verts de la colère rouge, costume et souliers marrons, quelque peu débraillé, veste et col de la chemise ouvertes à toutes les vulnérabilités, les blessures, sauf à celles qu’il inflige aux autres, abrupt avec Célimène qu’il aime, brute avec Arsinoé qui lui avoue sa tendresse et veut l’aider, goujat s’offrant en rebut à la délicate Éliante. Bougon, bourru, amorce de barbon barbant par sa barbe naissante, jurant, pestant (« Morbleu ! »), grincheux, hargneux, haineux avoué même. Comme ce qu’on reprochait aux jansénistes, il a l’arrogance totalitaire de se croire détenteur exclusif de la vérité, des vérités, peut-être, mais qu’il assène aveuglément avec une impitoyable cruauté, sans doute une jouissance sadique de faire mal : proférer ainsi la vérité, c’est la profaner et son énonciation devient dénonciation. Le sonnet octosyllabique et non en alexandrins d’Oronte, tout irrégulier qu’il soit dans le schéma des rimes, s’il ne suit pas le canon, ne mérite pas pour autant sa canonnade, et la chute, sa pointe : « on désespère alors qu’on espère toujours » est un subtil paradoxe psychologique hérité par la préciosité du baroque espagnol.
Dans ce rôle écrasant, Guilhem Saly, regard sombre et poil noir comme la bile du héros, a une puissance physique touchante dans la faiblesse de l’échec, du naufrage social et sentimental final mais, comme on dit pour les vocalises dans le chant, il « savonne » les syllabes des vers, élude quelques e muets et diérèses qui font boiter l’alexandrin et, sans appui consonantique, sa diction et sa projection en pâtissent, mais rien qui ne soit perfectible dans cette école, à l’aune de cette expérience tout de même méritoire. [1]
Philinte, c’est l’« honnête homme » formulé par Faret, théorisé et sublimé par le style du jésuite espagnol Baltasar Gracián, un idéal de savoir vivre en société, présent et distant à la fois, un art d’être « sage avec sobriété », lucidement désabusé mais avec le sourire, et l’on aime ici quand la cuirasse se fend en un éclair de jalousie, l’élan passionnel, vite contrôlé, devant l’aveu tranquille de son amour pour Alceste de la femme qu’il aime, Éliante, son pendant féminin, la sage, peut-être un peu trop, Agathe Williamson, qui pouvait être quelque peu taquine ou perverse de cette autre franchise ou vérité qui fait mal à un homme aimant, mais en juste deux jours de représentations, sans laisser le temps au temps d’assoir et polir un personnage, on ne peut guère l’imputer à crime à une actrice débutante.
Toute vie, vif argent de sa légère veste argentée, la Célimène de Camille Noyelle, semble une veuve justement joyeuse, épanouie dans la liberté, la seule possible aux femmes de son temps, d’un veuvage émancipateur, qui arrache la femme au fatal circuit qu’on dirait de distribution qui la mène du père ou frère au mari, assortie de dot avec le lot et le sceau de la virginité, ou sinon, à Dieu, au couvent, autre dot, sous le regard de Dieu forcément, par force, le Père, dans une société patriarcale verticale. Celle, sans dot, qui n’a de mari ni même de couvent, c’est la vieille fille, la duègne, assignée à résidence chez le père ou le frère, gardienne jalouse de la virginité des nièces [2]. Ou, seule, la prostituée, et retraitée, la sorcière marginalisée. Belle plante incarnée par cette actrice, son appétit de vivre lui fait mordre à belles dents la vie et certains de ses congénères, avec la même franchise qu’Alceste, mais l’esprit en plus, bel esprit, griserie, vive volupté virtuose de la parole, vertu vénéneuse prisée dans les salons et goûtée, en connaisseurs, par les petits maîtres, les petits marquis moqueurs et moqués, railleurs et dérailleurs. Cependant, la belle apparemment frivole, aiguë d’intelligence, nous fait sentir avec acuité, par la sensibilité de la comédienne, par une seule ombre dans les yeux, un sourire qui s’ébauche ou se perd sur ses lèvres, l’amour sans doute sincère qu’elle porte à ce grossier amant étrange qui l’amuse, l’agace, la blesse et l’attendrit.
Jolie trouvaille : « la prude Arsinoé » (Jeanne Noyelle), ne le semble pas tant et, dans une scène des plus réussies, c’est véritablement, en ombre, une alter ego de Célimène par le sens de la repartie du texte bien envoyé, mais de noir et de foulard vêtue, gants longs, lunettes de soleil sur talons hauts, élégance sensuelle, c’est une somptueuse star incognito, une mafieuse venue régler un compte, et qui aura le sien, trônant magnifiquement dans le fauteuil jambes croisées, comme gardée par le blanc costumé Oronte, brillant Guillaume Lauro-Lillo, auteur du sonnet qu’il aura débité, dépité par la raide réception d’Alceste, avec des manières solaires de ténor napolitain jouant le trac et l’hésitation.
Seuls à être habillés, ou plutôt déguisé presque d’époque, le duo des deux Marquis sont une réussite, du théâtre dans le théâtre : Clitandre (Lilian Girard), chevelu échevelé, la tête sertie ou servie dans une fraise comme un vaste plat, bas de chausses sous jupette, et manches à carreaux, Acaste (Lucas Bonetti), crête peroxydée prolongeant sa longue et souple silhouette en pantalons rouges et bottes de Drag Queen, jubilant d’autosatisfaction, petits marquis virevoltants, volubiles pétillants d’allègre jeunesse, d’un bonheur de vivre dont on comprend qu’ils enchantent malgré tout Célimène, public acquis d’avance à sa parole théâtrale qui sait distiller les bon mots.
Tout se joue donc dans le carré de lumière dont à peine un angle à peine sera teinté d’un doré vaporeux, mais, à sa lisère, dans l’obscurité indécise, l’indétermination du sexe, les valets du Bois et Basque, joués par Clarisse Arnaud, est un personnage intelligemment traité, qui existe aussi même dans l’ombre.
Ce qui me frappe ans cette pièce, c’est l’absence d’instance autoritaire, de détenteurs du pouvoir, tels les tyranniques parents omniprésents dans toutes les autres, conflit générationnel qui explique, dans ces sociétés patriarcales, gérontocratiques, du pouvoir des vieux, ce que j’ai appelé la gérontophobie, la haine des jeunes pour les vieillards [3]. Hormis Alceste qui se permet abusivement de parler en maître à Célimène, qui le remet bien aimablement à sa place, tous sont sur un pied d’égalité et sans doute d’âge. Même Arsinoé, à laquelle Célimène, se targuant de ses vingt ans, assène méchamment,
« Il est une saison pour la galanterie,
Il en est une aussi propre à la pruderie »,
rétorque sans doute justement :
« Ce que de plus que vous, on en pourrait avoir,
N’est pas un si grand cas, pour s’en tant prévaloir. » (III, 1).
Car, en effet, ce que mes recherches m’ont montré, c’est l’incroyable aujourd’hui échelle des âges, et de la vieillesse, notamment pour les femmes [4].
Célimène est veuve à vingt ans, sûrement d’un homme beaucoup plus âgé. On comprend ainsi sa joie de vivre, libre, sûrement riche, et son refus de suivre Alceste dans un « désert », même si c’est du style plutôt peuplé et mondain de Port-Royal : double ensevelissement du mariage et de la solitude.
C’est pourquoi cette pièce, ainsi jouée par des jeunes, malgré les broutilles de maladresses aisément solvables avec un rodage plus grand que deux simples représentations, prend une résonance et une justesse toutes nouvelles. On applaudira donc à deux mains le coup d’essai magistral de cette équipe car, à la qualité des élèves, on voit l’excellence des maîtres.
Benito Pelegrín
Théâtre Nono, 3 et 4 mai 2019 Le Misanthrope de Molière
Mise en scène : Serge Noyelle et Marion Coutris. Assistante mise en scène, régie, son Emma Lacroix. Lumière : Richard Pourchef.
Avec
Clarisse Arnaud (Basque, du Bois), Lucas Bonetti (Acaste), Lilian Girard (Clitandre), Guillaume Lauro-Lillo (Oronte), Camille Noyelle (Célimène), Jeanne Noyelle (Arsinoé), Guilhem Saly (Alceste), Valentin Teissier (Philinte) Agathe Williamson (Éliante).
Photos fournies par le théâtre :
- Quel étrange amant! Alceste et Célimène (Saly, C. Noyelle);
- Célimène et Marquis (Girard, C. Noyelle, Bonetti;
- Célimène, Alceste, Philinte, derrière, Éliante (C. Noyelle, Saly, Teissier, Williamson);
- Couple mafieux? Arsinoé, Oronte ( J. Noyelle, Lauro-Lillo).
[1] Jean-Luc Giribone fait une belle défense d’Alceste dansQu’est-ce qu’un homme de vérité ? Indigènes éditions, 1917, 62 pages.
[2] Voir B. Pelegrín, Don Juan le Baiseur de Séville, adaptation du Burlador de Sevilla attribué à Tirso de Molina, Éditions de l’Aube, 1994, Préface, « Libertinage, liberté : Raison d’état de l’individu », p. 14-17. Nouvelle édition, Muse, 2017, mais sans la préface ni la postface.
[3] Voir B. PelegrínD’un Temps d’incertitude, Sulliver, 2008, DEUXIÈME PARTIE : INCERTITUDE DU TEMPS, VII. « L’ère des pères», VIII. « Combat de coqs, soleil couchant », IX. « L’âge des barbons ».
[4]Ibidem.
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