GUILLAUME TELL de Rossini aux Chorégies d’Orange
Musique de Gioacchino Rossini (1792-1868)/Livret de Victor-Joseph Etienne de Jouy et Hyppolyte-Louis-Florent Bis d’après la tragédie Wilhelm Tell (1804) de Johann Christoph Friedrich Schiller/ Opéra en 4 actes/ Création : Paris, 1829
« Ô temps, suspends ton vol… »
…C’est ce qu’on s’est bien gardé de dire par prudence, malgré Lamartine et son rêve de temps suspendu, à ce Guillaume Tell, dont l’excessive longueur, malgré les coupures, furent les pépins de la fatale pomme de l’homme à l’arbalète. Rossini dont on connaît l’humour et le sens de l’autodérision, ironisait lui-même sur la longueur de son opéra : on ne lui fera pas l’injure de le contredire.
Longueurs
On est heureux de retrouver sur scène cette œuvre rare d’un musicien que son élégante légèreté fait passer à tort pour léger, le succès d’une poignée d’opéras-bouffes (cinq indiscutables réussites sur quatorze œuvres drôles) occultant une production totale de trente-huit opus, où dominent largement les drames, les opéras serias dans la tradition du bel canto baroque. Mais, justement, si les reprises, les répétitions, qui allongent démesurément les opéras baroques se justifient esthétiquement par l’aria da capo, dont le retour orné par l’interprète fait musicalement toute la volupté inventive, ce n’est plus forcément le cas dans ce type d’ouvrage annonciateur d’un autre genre de déclamation lyrique, où la reprise rhétorique immuable avec cabalette et chœur n’apporte guère à la musique, et rien à l’action, la freinant considérablement. Sans doute pouvait-on raboter encore un peu, usage courant à l’époque bien pratiqué par Rossini lui-même. Mais, notre temps, souvent ignorant de l’autre, voue un respect sacré à l’intangibilité de textes, les figeant dans un marbre mortel à la souple matière d’un art vivant : la sacralisation de la lettre sacrifie l’esprit qui y présidait.
Bref, on ne jouera pas non plus l’hypocrisie diplomatique ou courtisane, trop longtemps assis, malgré les coussins, sur la rudesse plus spartiate que romaine des gradins impitoyables de pierre du théâtre antique, de s’écrier et d’écrire —après coup— après les plaintes murmurées de bouche à oreille, qu’on a été longuement heureux de la soirée : l’enthousiasme final du public peut être aussi un soulagement de la fin, et s’adresse aux admirables interprètes qui le justifient hautement, qu’on peut applaudir à deux mains. Un théâtre plein, mais pour une seule soirée, n’est pas non plus un argument pour parler de succès, encore que le mérite d’un spectacle ne se mesure pas au nombre de spectateurs, critère d’une grégarisation démagogique. Non, c’était bien et bon de revoir l’homme à la pomme, au risque, inévitable, de quelques pépins.
Belle musique pour drame raté
Narration plus qu’action
On ne se donnera pas le ridicule de jouer au perroquet, savant d’emprunt, en répétant les beautés musicales de l’ouvrage qu’analyse magistralement Berlioz, par ailleurs ès maître en longueurs et langueurs, souvent sublimes : on lira ses remarques passionnantes dans le beau livre programme de la soirée, et rappelons, pour ceux qui ont besoin de cautions rassurantes, les éloges de Wagner, qui fait rarement court.
Les opéras longs abondent mais le temps y semble moins dur et moins durer quand la trame musicale en exalte le drame, soutenant la tension et l’attention. Ce n’est pas exactement le cas avec Guillaume Tell. Dès la magnifique ouverture bien connue, c’est une symphonie pastorale, alpestre, avec voix soliste et chœurs plus qu’une tragédie dont les péripéties en actes, en action, nourriraient le suspense haletant :le poétique et pacifique ranz des vaches pastoral ayant le pas ici, sans passer outre, sans l’affronter, s’y confronter, sur le cor, la corne guerrière épique toujours lointaine, en coulisses : pas de corps à corps, ni taureau pris par les cornes, front à front du conflit ; le choc face à face entre le héros Guillaume et son ennemi Gessler est toujours trop différé pour soutenir l’intérêt dramatique. Bref —ou long—c’est le méchant qu’on attend, jusque-là aussi invisible que l’Arlésienne de Bizet.
C’est sans doute là où, dramaturgiquement, le bât blesse, ou plutôt, ne blesse pas. Dans son discours de 1784 Was kann eine gute stehende Schaubühne eigentlich wirken ? (‘Quel peut être l’effet d’un bon théâtre ?’)Schiller, partisan d’un théâtre moralisateur pour révoquer la critique de Platon et rétorquer à la condamnation, pour immoralité, du prude Suisse Rousseau, tout féru de tragédie grecque et de classicisme français, Schiller donc, respecte les « lois de la bienséance » qui évacuent tout acte violent de la scène, le renvoie en coulisses, les spectateurs et acteurs n’en ayant qu’un récit et non un acte. Or, le narratif, est contraire de l’action, dont il freine la dynamique et la dynamite des explosions des antagonismes.
Ainsi, au milieu de la trop longue célébration des trois mariages, Leuthold surgit à la fin, narrant la mort qu’il a infligée à l’Autrichien violeur de sa fille : parole contre acte en coulisses. Quand apparaît son poursuivant Rodolphe, il a déjà disparu et, avec lui, l’affrontement. À la fin de l’acte II, c’est encore un récit qui narre la mort de Melchtal. Ce n’est qu’au bout de près de trois actes, au milieu du IIIe, qu’apparaît enfin le méchant, Gessler, qui n’a que sa méchanceté perverse en infligeant à Guillaume l’épreuve du tir à la pomme sur la tête du fils, pour imposer sa noirceur absolue en une seule scène, la seule vraiment dramatique de l’œuvre, encore que trop abrégée, pour le coup, par rapport à la montée progressive de la tension dramatique de la pièce originelle. Le dernier acte n’est qu’un précipité d’actions racontées, dont la mort de Gessler, même visualisée ici par son cadavre.
Réalisation et interprétation
Comme c’est devenu une habitude, pour ne pas encombrer l’immense plateau, des décors réduits au minimum (plaque tournante, chaises, estrade, cuirassé par, étendards et blasons d’Éric Chevalier dans des lumières ténébreuses de Laurent Castaingt), des vidéos (Arnaud Pottier et Etienne Guiol), projetées sur l’écran du mur en tiennent lieu : d’abord une carte de l’Helvétie, des cantons, qu’un zoom plongeant matérialise en montagnes, puis forêts et lacs. On n’en peut dire grand-chose : belles peut-être perçues frontalement à en juger par les photos, mais, du rang latéral de la critique, elles sont d’un flou plus impressionniste qu’impressionnant. Seule, pierre contre pierre d’un pouvoir érigé, la place, forte, du pouvoir, bien perçue en angles nets et durs avec ses aigles faussement impériales d’un empire autrichien qui n’existait pas alors.
Empire autrichien, nationalisme ?
En effet, l’Empire autrichien (Kaisertum Österreich) n’a existé, nominalement et officiellement, que de 1804 à 1867, confondu avec le médiéval Saint-Empire romain germanique, fédération politique de principautés, d’états indépendants d’Europe centrale et occidentale, principalement de Germanie et d’Italie (mais, relevant de la Bourgogne, la principauté d’Orange en faisait partie et la Suisse aussi). C’était une volonté de continuer l’empire carolingien de Charlemagne, lui-même à prétention de prolonger l’empire romain, devenu catholique, par définition du nom à vocation universelle. L’Empereur était élu par des princes électeurs. Il est vrai que les Habsbourg en accaparent la couronne au XVIe siècle : François Ier, candidat, échouera à se faire élire face à Charles I d’Espagne, devenu Charles Quint d’Allemagne. Après le sacre de Napoléon Ier en 1804, le dernier empereur romain germanique, François II, dissout l’Empire en 1806 et se proclame empereur d’Autriche.
Mauvaise image des empires, c’est sûr, surtout en 1829 après l’impérialisme napoléonien qui fait éclore les malheureux nationalismes du XIXe siècle que le XXe a payé cher et qui menacent encore. Mais l’honnêteté historique oblige à dire que l’on doit à l’Empire romain la seule longue période de paix, la pax romana, du premier au second siècle de notre ère, que l’Europe n’a retrouvée qu’avec son union, dépassant ses frontières, depuis 1957. C’est dire si l’idéologie nationaliste est à manier avec prudence aujourd’hui. Exclusif, enclos dans ses frontières et la haine des autres, le nationalisme est à distinguer du sentiment patriotique, amour inclusif des siens qui ne rejette pas les autres. Dans l’œuvre, on voit bien que c’est l’amour, comme dans Roméo et Juliette, incarné par Arnold et Mathilde, qui permet ce pacifique dépassement de la haine nationaliste pour aller vers l’Autre.
Jean-Louis Grinda prend l’ouvrage dans sa littéralité, la lutte d’un peuple pour la liberté contre ses suzerains comtes Habsbourg, l’alliance entre les cantons d’Uri, Nidwald et Schwitz, qui donnera son nom à la Suisse à laquelle le Serment de Grütli de 1291 donne naissance et conscience. Ce n’est pas traité au niveau d’une réflexion politique par ailleurs bien difficile à matérialiser, il faut le reconnaître, le simplisme des personnages en noir ou blanc, sauf le couple amoureux n’y contribuant guère.
Il a sans doute assez de la gageure, du défi que de mettre en scène et place en ce lieu démesuré cette œuvre plus statique que dynamique. Elle est nourrie en foule de chœurs redoublés de l’Opéra de Monte-Carlo et du Capitole de Toulouse (et l’on saluera la coordination chorale de Stefano Visconti). S’ajoute avec bonheur le Ballet de l’Opéra Grand Avignon : entre les chanteurs choristes et les danseurs, il y a une belle osmose grâce à la chorégraphie d’Eugénie Andrin qui donne l’illusion que tout le monde chante et que tous dansent. C’est d’un très bel effet : la nuée d’enfants, tendre envol d’oiseaux fragiles, ajoute sa grâce aux réjouissances adultes. Dans l’acte III, la scène antithétique de foule et de massacre, avec viol et violence sur des jeunes filles symbolisant la Suisse, en est un sombre rappel. C’est finalement cette pulsation chorégraphique bien conçue qui donne au spectacle un dynamisme que le drame n’en pas en soi.
Belles images aussi, l’apparition de rêve d’Annick Massis, amazone bleu sombre sur cheval blanc ; le cercle tournant, les chaises vides devenant prie-Dieu pour le magnifique trio de ferventes voix féminines, Mathilde, Hedwidge et Jemmy, puis occupées par la vague de femmes, fatales victimes de la fureur des hommes.
Aidé par son fils, Guillaume Tell labourant à la force de son dos son lopin de terre, est désigné sans doute comme un nouveau Cincinnatus n’abandonnant son champ que pour sauver la patrie et y revenant humblement sitôt l’exploit accompli. L’image naïve de la petite fille semant à la fin le sillon tracé au début par le petit garçon ne messied pas à cette idylle, à cette pastorale d’un Schiller tourné vers l’Antique, presque virgilienne par l’exaltation de la bergerie et de l’agriculture, répondant aux Bucoliques et Géorgiques de Virgile : il y manque, par sa moindre proportion, l’épopée de l’Enéide de la trilogie poétique répondant aux trois styles rhétoriques, moyen, bas et sublime, qui seront le modèle du classicisme européen, encore que l’orage, la convulsion de la nature relève de ce de dernier, pourtant glosé dans une dissertation par le dramaturge allemand.
Dans l’académisme accablant de déjà vu depuis cinquante ans du mélange d’époques, les solides costumes aux teintes terriennes (Françoise Raybaud) traversent des âges indéfinis : indémodables robes paysannes des femmes à difficile assignation historique ; fils de Tell en jaquette XVIIIe siècle et autres personnages vêtus de gilets et pèlerines à la mode du temps de Schiller, Mathilde en belle tenue amazone à l’image viscontienne de Sissi, soldats autrichiens en redingote et képis XIXe siècle sur une sorte de cuirassé, (humoristique image d’une marine suisse ?) peut-être pour assimiler la défaite des Autrichiens à la fin de l’Empire d’Autriche ? Il faut reconnaître alors que ce n’est pas une vaine victoire de l’arbalète contre des fusils !
Pas une faille dans la distribution où dominent les voix sombres parmi les hommes mais, d’entrée, le ténor Cyrille Dubois en pêcheur filet en main pour pêcher sa belle, nous berce d’une barcarolle dentelée de douces vocalises, invitation amoureuse au voyage, pleine de grâce, qui sonne délicatement comme un adieu ému de Rossini à une tessiture qu’il a chérie dans ses œuvres ; baryton, Julien Véronèse, arrive, éperdu, perdu dans le drame qu’il vient de vivre en père vengeur et campe et décampe un sonore Leuthold dont l’angoisse est aussi palpable que l’arrogance de lame froide du ténor Philippe Do en officier Rodolphe, l’exemple du parfait serviteur exécuteur, sans état d’âme, de ses maîtres. Large voix un peu mouvante mais émouvante, basse, Philippe Kahn est le parfait patriarche Melchtal, l’image de l’Ancien inventée par Rousseau qui haïssait la jeunesse et pétri et pétrifié par la phase —sinon vraie face— vertueuse de la Révolution française dans ses modèles antiques livresques du vieillard soi-disant dépositaire de la Sagesse : bref, moralisateur et radoteur. Autre basse, Nicolas Cavallier, avec toute son élégance, cavalière littéralement, est malheureusement pour nous un épisodique Walter conspirateur. Dernière et première basse, Nicolas Courjal, en méchant Gessler : sa sombre voix souvent nuancée de tendresse, est ployée ici, employée, non sans humour sans doute pour lui, à la noirceur intégrale d’un héros digne des palpitants romans gothiques et sadiens, ondes sombres, inverses et adverses, du Siècle des Lumières. Seul personnage un peu complexe, Arnold, est incarné par le ténor Celso Albelo qui passe par divers états affectifs, ami gêné de son amour pour une Autrichienne, amant heureux puis déchiré, fils douloureux et patriote indigné appelant aux armes, avec la même crédibilité vocale dans des airs du meilleur Rossini qui vont de l’élégiaque aveu amoureux intimiste à la vaillance du héros appelant à la révolte, beauté du timbre, sûreté des aigus, pureté des nuances.
Côté dames, on est content d’applaudir, dans le rôle travesti du fils Jemmy, la jeune Jodie Devos qui tire avec vivacité son épingle, son carreau d’arbalète du jeu, avec une acuité autant scénique que vocale. Dans le rôle de la mère et femme de Guillaume Tell, Nora Gubisch déploie le sombre miel chaleureux et maternel de son timbre rond, large, aisé, qui, dans le trio déjà cité des trois chanteuses priant, s’enroule autour de l’argent de la voix de l’enfant et mêle sa douceur douloureuse à celui, onctueux, de lait tendre, d’une Annick Massis qui niche toujours, comme je l’ai déjà dit, des rossignols dans son gosier : air rêveur ou héroïque, c’est la même intelligence vocale, la même miraculeuse technique qui se joue avec naturel des pièges redoutables du bel canto rossinien, vaincus avec volupté, sans la moindre apparence d’effort, présence noble, souveraine, poétisée par son entrée, surgie d’un rêve de la forêt, sur son beau destrier, au sens précis du terme, mené de la main droite par son écuyer.
Dans le rôle-titre, le baryton Nicola Alaimo, qu’à Marseille nous avions trouvé, en Rigoletto, dans son duo avec Gilda, un peu routinier à l’italienne, mécanique, impose ici avec évidence sa masse montagnarde, la santé alpestre de sa voix de roc, digne écho des vallées, mythique héros de déjà stature toute prête pour la statue de pierre mais, dans la scène terrible de devoir tirer un carreau d’arbalète sur la pomme sadiquement posée par Gessler sur la tête de son fils, ce personnage monolithique trouve des accents émouvants dans ses suppliques au tyran qui brisent son imperturbable carapace, sa cuirasse caractérielle apparemment invincible. On a déjà dit la beauté des chœurs dansants.
À la tête de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, Gianluca Capuano mène ce vaste monde du plateau et de la fosse d’une baguette souple et magistrale, certains lui reprochant d’accélérer parfois, ce dont on ne lui en voudra pas. Le vent follet se levant et soulevant les partitions malgré les rituelles épingles à linge en ce lieu, avec une chaleur qui nécessitera plusieurs fois l’intervention efficace des secouristes discrets pour évacuer des spectateurs victimes de malaise, on ne négligera pas, à Orange, pour juger orchestre, chef et musiciens, ces détails capitaux qui jaugent l’exécution humaine matérielle de la plus immatérielle des musiques. À cet égard, on ne saurait trop saluer Paulin Reynard, inconfortablement agenouillé devant le pupitre du chef durant tout ce long spectacle, pour assurer « la tourne » de la partition malmenée par les caprices du vent. Benito Pelegrín
Orange, Théâtre antique, 12 juillet 2019
Guillaume Tell de Gioacchino Rossini
DIRECTION MUSICALE Gianluca Capuano
MISE EN SCÈNE Jean-Louis Grinda
DÉCORS Éric Chevalier
COSTUMES Françoise Raybaud
ECLAIRAGES Laurent Castaingt
CHORÉGRAPHIE Eugénie Andrin
VIDEOS Arnaud Pottier & Etienne Guiol
GUILLAUME TELL Nicola Alaimo
MATHILDE Annick Massis
ARNOLD Celso Albelo
JEMMY Jodie Devos
HEDWIDGE Nora Gubisch
WALTER FURST Nicolas Cavallier
GESSLER Nicolas Courjal
RUODI Cyrille Dubois
MELCHTAL Philippe Kahn
RODOLPHE Philippe Do
LEUTHOLD Julien Véronese
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Chœurs de l’Opéra de Monte-Carlo (Stefano Visconti) et du Théâtre du Capitole de Toulouse (Alfonso Caiani)
(Coordination chorale : Stefano Visconti)
Ballet de l’Opéra Grand Avignon (Éric Bélaud)
Photos
- Guillaume et fils, labourant (Alaimo, Devos) copyright photo Philippe Gromelle;
- L’épreuve de la pomme (Devos, Courjal) copyright photo Philippe Gromelle
- Massis à cheval (© Bruno Abadie);
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