ENTRE PIERRES, MER ET CIEL : LES VOIX ANIMÉES
Nymphes des Bois à la Tour royale de Toulon
Le chant d’Orphée attendrissait les bêtes, faisait pleurer les rocs. Les Voix animées animent les pierres de la Tour Royale, les font chanter.
Cadre
Fort Balaguer, Tour Royale : les deux forteresses face à face sont comme le fermoir qui enserre, sans fermer complètement, le collier illuminé de l’immense rade de Toulon. Au bout des onduleuses phrases des plages de sable, le point final du Fort : une pointe rocheuse surmontée de la Tour, royale par son origine, démocratique et universelle désormais par la musique, immémoriale par ce chant ancien venu du Moyen-Âge, de la Renaissance, qui s’anime et renaît pour nous par la magie des Voix Animées. Quelle conversion, reconversion sur son bord de mer, par la grâce de la musique pour, je l‘ai écrit, cet apparent château de sable à l’échelle des titans, concrétisé pierre à pierre au fil des siècles, décliné en pacifiques notes aujourd’hui !
Cette Tour royale de Toulon, au bout d’une presqu’île, domine désormais paisiblement la rade, sans canons, tambours ni trompettes autres que ceux des orchestres, en géant débonnaire, dépositaire d’un passé guerrier aujourd’hui heureusement révolu : elle accueille désormais dans son creux, dans sa cour, la paix de la musique. Plantée, ponctuée en relief amical, musical, sur la sérénité du vert tapis du parc à ses pieds : les enfants sortant à peine de la baignade quand on arrive et s’arrime à sa rampe pour contempler, au couchant mouvant, émouvant, comment la mer reflète en soie rose le rougeoiement velouté intense du soleil avant qu’il ne sombre avec faste et s’éteigne, semblant éclairer la mer par en dessous, relais lumineux de l’astre enfui : la polychromie de ciel et mer crépusculaires notent d’avance, en couleurs, la polyphonie colorées des voix.
On retrouve comme une amie la petite scène adossée au mur, les pupitres pour tenir les tablettes numériques des partitions pour éviter autant en emporte les rages et ravages du vent, très sage ce soir exceptionnel de douceur, de beauté sereine, des rangées de siège de front et, de dos, au-delà des créneaux, la mer : « Entre pierres et mer », tel était le programme, entre terre et ciel, ajouterai-je. Ces Nymphes des Bois de Josquin des Prés, cœur du programme autour de lui dressé et tressé, pouvaient aussi bien être des nymphes des ondes, de la mer, des Néréides.
Dix ans déjà : autour de Luc Coadou, leur directeur musical, Les Voix Animées, ensemble a cappella, comme un rêve, naviguent leur cycle de concerts de la nef ou du cloître cistercien alvéolé de l’abbaye romane du Thoronet à cet ancien fort attendri de musique, d’un espace clos ou dentelé au ciel ouvert de la Tour. Avec un effectif variable de quatre à huit chanteurs, ce sont les trésors de la grande polyphonie du Moyen-Âge à la Renaissance qui sont restitués avec une rigueur musicologique et musicale exemplaires mais aussi un tel sens, même dans l’obligatoire immobilité des chanteurs, du texte en latin ou ancien français, que cette abstraction géométrique, cette architecture sonore, prend corps, devient sensible et parle, sonne et résonne dans l’oreille et l’âme.
Contexte historique
Cette efflorescence arachnéenne de lignes de voix de plus en plus nombreuses, de plus en plus complexes, de plus en plus virtuoses, qui se croisent, s’entrecroisent, est à la musique ce que les nervures de la croisée d’ogives sont à l’architecture, d’abord simples jusqu’à la multiplication du faisceau vertigineux de courbes et contrecourbes du gothique flamboyant :l’œil et l’ouïe se répondent. Cette acrobatique jonglerie stylistique est parallèle, contemporaine de l’art artificieusement raffiné des « Grands rhétoriqueurs » qui, par leurs jeux verbaux, l’expérimentation phonique, explosent la rigidité de la langue et en explorent en virtuoses les virtualités vertigineuses, les potentialités limites, dans une poésie sottement décriée par le classicisme et le positivisme. Ambiguës et serties de jeux de mots, les productions verbales de cette poésie sont heureusement réhabilitées à notre époque —déjà attentive à l’inconscient signifiant du langage avec la psychanalyse— par les médiévistes, par des écoles littéraires contemporaines formalistes, attentives au signifiant comme l’Oulipo dont les recherches et les exercices de style y trouvent une anticipation. Architecture, musique muette ; musique, architecture sonore, et poésie rhétorique exacerbée jouant entre son et sens dans ce que j’ai appelé dans mes travaux architexture du texte, dans cette période charnière des Grandes Découvertes, me semblent témoigner d’un égal optimisme, de l’enthousiasme d’une avancée technique, scientifique en somme, d’une époque ivre de découvertes, d’explorations, ciel et terre aux limites reculées, d’un monde enfin décloisonné : la Renaissance en somme.
Cependant, cette pure virtuosité de la polyphonie n’avait pas manqué d’être critiquée bien avant son apogée de la Renaissance. Une bulle du pape Jean XXII la condamne en 1322 :
« Certains disciples d’une nouvelle école, mettant toute leur attention à mesurer les temps, s’appliquent par des notes nouvelles à exprimer des airs qui ne sont qu’à eux. Ils coupent les mélodies, les efféminent par le déchant, les fourrent quelquefois de triples et de motets vulgaires, en sorte qu’ils vont souvent jusqu’à dédaigner les principes fondamentaux de l’Antiphonaire et du Graduel, ignorant le fonds même sur lequel ils bâtissent, ne discernant pas les tons, les confondant même, faute de les connaître. Ils courent et ne font jamais de repos, enivrent les oreilles, et ne guérissent point les âmes. »
Cette délectation sonore fera l’objet, avec la Réforme, des vives critiques des luthériens qui dénoncent cette débauche sensuelle de sons qui font perdre le sens religieux. Voulu par Charles Quint qui n’en verra pas le terme, le Concile de Trente (1545-1563), qui lance la contre-offensive contre le protestantisme à la fin du XVIe, la Contre-Réforme, réagit et impose un retour à une musique plus simple, qui donne le primat au texte religieux intelligible, au dogme.
Textes musicaux
Choisi avec soin dans son programme, le concert débutait avec Intemerata mater, ‘Mère immaculée’, une pièce contrapuntique de Johannes Ockeghem, le maître de cette école foisonnante franco-flamande. S’élevant dans un délicat étagement, la végétation impondérable des voix semblait doucement faire lumineuse ascension de l’ombreuse muraille gagnée par une nuit inverse.
Suivait logiquement, fervent hommage à sa mémoire, le fameux lamento Nymphes des Bois de Josquin des Prés, sur le poème du grand rhétoriqueur Jean Molinet. Dans une parfaite symétrie, la pièce, introduite à l’unisson par le « Requiem æternam », ‘donne le repos éternel’, de la Missa defunctorum, ‘la Messe des morts’, est close par le rituel « Requiescat in pace », ‘Repose en paix’. Dans cet éloge éploré d’Ockeghem, mort cette même année de 1497, Josquin évoque le maître vénéré, « bon père » musical, et convoque à deuil ses enfants, ses disciples qui le continuent, Brumel, Pierchon, Compère. Doucement, comme une progressive révélation, la pièce s’ouvre lentement, se construit, s’élève comme une arche gothique sur le pilier, le motif initial du « Requiem æternam », qui sert de teneur(tenu par le ténor, mot qui en tire son origine), laissant fleurir autour de ce cantus firmus intangible les cinq autres voix mobiles qui entrent tour à tour, délicates draperies funèbres qui, par leurs enjambements se voilent, se dévoilent, tels des fondus enchaînés dans un faste contrapuntique en hommage au maître, puis un déploiement, un arc-en-ciel harmonique, un envol planant avant de conjoindre, se posant doucement à l’unisson sur un émouvant « Requiescat in pace. Amen ».
Dans ces grands rhétoriqueurs musicaux, notre musique contemporaine, des compositeurs, ont aussi trouvé des antécédents, des ancêtres, et l’on sait, parmi eux, la faveur des audaces chromatique de Gesualdo. Ainsi, le compositeur franco-ukrainien Dimitri Tchesnokov(1982) avait offert aux Voix Animées ces Trois motets qui furent créés en 2013 en l’abbaye du Thoronet et figurent justement ici au programme. Le premier, les deux versets du début du psaume XLI Sicut cervus, ‘Comme le cerf’, sur l’image poétique du cerf assoiffé cherchant Dieu dans la forêt qui court de la poésie mystique de Jean de la Croix jusqu’à la populaire Guantanamera cubaine sur le texte de José Martí. Ockeghem en avait fait un requiem, Palestrina l’avait déjà mis en musique selon les canons du Concile de Trente et, après eux, une longue file de musiciens de Charpentier à de Lalande, en passant par Bach, Mendelssohn, etc. Troisième pièce du concert, ce motet fut repris en final, morceau d’aujourd’hui scandé en fond d’un discret tictac métallique, passage inéluctable du temps, la mémoire, fondue sur cette nappe de musique immémoriale. Du même Tchesnokov, Dicam Deo, ‘Je dis à Dieu…’, avec un tintement infime, suggestion de cloche qui recrée, d’emblée, sous ce ciel ouvert, un écho ecclésial venu d’infiniment loin.
On ne peut détailler toutes les fines beautés de ce concert sans concession, sans facilité. On retiendra le dramatique Absalom, fili mi, ‘Absalom, mon fils’, déjà musiqué par Josquin, ici dans la version de Pierre de la Rue. Musique méticuleusement savante sur un texte implicite pour un public savant en textes bibliques. Mais il convient, pour la goûter aujourd’hui, d’en éclairer le sens. Ces deux simples versets en latin sont les premiers de la déploration du roi David à l’annonce de la mort de son fils, Absalon, rebellé contre son père et roi, et mourant accroché par ses longs cheveux dont il était si fier aux branches d’un arbre sous lequel il passait impétueusement sur son char de bataille. Certes, si la polyphonie en ses décalages verbaux complique pour nous la compréhension d’un texte alors connu des auditeurs, il est faux de nier son expressivité émotionnelle à entendre, comme un écho lancinant, ce nom répété douloureusement par le père. En Espagne, ce thème donna lieu à un beau romance chanté qui joue sur la répétition du nom du fils mort, Absalon, et l’on en peut comprendre la résonance dramatique dans une cour où venait de mourir tragiquement le rebelle Infant Don Carlos, ambitionnant de s’emparer des Flandres, après avoir même tenté de tuer son père Philippe II [1]. Je le disais à Luc Coadou à la fin du concert, qui me présenta l’un des chanteurs, Eymeric Mosca, qui avait réalisé un travail sur ce thème d’Absalon à travers la musique, dont il nous apprit qu’il était repris encore de nos jours par un compositeur américain : Œdipe pas mort !
Un joyeux Laudate filium, ‘Louez le fils’ était comme le contrepied heureux à la déploration pour la mort du fils. La voix grave de Coadou, par son épaisse sonorité, même sans être la teneur, était comme un solide tronc paternel autour duquel, s’enroulaient le léger volume, les voûtes, les volutes linéaires des voix, crêtées d’aigus lumineux.
Sortie de ses lieux clos réverbérants, cette polyphonie, même en plein air, provoque une douce sensation de résonance intérieure, intime : chaque phrase, chaque mot, avec les entrées décalées, a un écho, une ombre, un sillage qui la prolonge, qui la suspend encore dans l’air quand d’autres s’évanouissent. Il y a un excès dans le procès de brouillage du sens que fit la Contre-Réforme à la polyphonie car il y a un subtil traitement, une délicate théâtralisation, une mise en scène justement du mot : loin d’être perdu dans le bouquet, la feuillée gothique flamboyante globale, les voix concordent souvent, se retrouvent à l’unisson sur le mot important, sacré, ainsi mis en valeur comme un joyau dans le reliquaire orfévré de l’ensemble.
Fin de Moyen-Âge et Renaissance, fascination pour ce qu’on croyait, selon l’antique géographie et cosmographie de Ptolémée, les lignes réglant la terre et régissant les orbes parfaitement circulaires des astres produisant la musique des sphères selon Pythagore. Même si le cercle, idéal de perfection d’un cosmos à l’image de Dieu, à l’orée de l’ère baroque est démenti par Képler qui découvre l’ellipse des orbe célestes, la musique, dans la tradition antique, est toujours associée aux mathématiques, elle est nombre audible. Pareillement, la danse de la Renaissance se veut nombre visible, mouvement réglé, mesuré, géométrique, image terrestre du ballet mathématique des sphères. Chant et danse, polyphonie et chorégraphie, sont la participation, par la musica humana des hommes, à la musica mundana, à l’harmonie idéale de la musique divine de l’univers [2].
Miracle d’illusion et merveille de l’art où les sons et les sens, couleurs et images se répondent, on avait le sentiment, à écouter ces lacs, entrelacs, ce tressage, ce treillis de voix, que la lumineuse polyphonie dessinait, élevait dans la nuit, au-dessus du mur dénudé de la tour, le plafond absent d’une invisible mais audible croisée d’ogive dont la clé de voûte était, dans la voûte céleste, la plus brillante étoile. Benito Pelegrín
Festival « Entre pierres et mer ». « Nymphes des Bois » Toulon, Tour royale, 23 août
Sofie Garcia, soprano/ Cyrille Lerouge, contre-ténor/Jérôme Vavasseur, contre-ténor/Damien Roquetty, ténor/Eymeric Mosca, ténor/Luc Coadou, directeur musical et baryton
Motets de Josquin, Pierchon, Brumel, Compère, Gombert, Ockeghem, Tchesnokov.
Autres concerts des Voix Animées:
Dimanche 22 septembre 2019 – 16h30 Concert dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine Collégiale Notre-Dame, Villeneuve-lez-Avignon (30)
Mardi 24 septembre 2019 – 20h Concert « Francia cum Flandria » Salle Gerlier, Lyon (69)
Samedi 28 septembre 2019 – 20h Concert « Francia cum Flandria » Villa Tamaris, La Seyne-sur-Mer (83)
Dimanche 6 octobre 2019 – 19h Concert « Francia cum Flandria » Abbaye du Thoronet (83)
Infos sur : www.lesvoixanimees.com/Tél. : 06 51 63 51 65
Photos :
- Tour royale (B. P.) :
- Crépuscule (©Anke Doberauer);
- Abbaye du Thoronet (©Voix Animées);
- Vue du rempart (©Anke Doberauer);
- Passage d’un voilier sur la scène inverse (©Alexandre Minard);
- En Une: Mur gagné de nuit (©Anke Doberauer);
[1] La mythique rivalité amoureuse du père et du fils à cause d’Isabelle de Valois épousée par le roi alors qu’elle avait été promise à l’infant dans son enfance est une invention de Saint-Réal reprise par Schiller, donnant lieu à l’opéra de Verdi Don Carlo(s).
[2] Je renvoie à mon livre Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, le Seuil, 2000 ; Première Partie .Les Routes du monde, I. De l’espace illimité à la mesure infinie du monde, géographie, science musique. Musique et nombre : tables.79-80
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