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Le théâtre populaire, l’exemple de Jean Vilar

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Le théâtre populaire est né en Grèce au Ve siècle avant J.-C. Les représentations étaient données lors des fêtes en l’honneur de Dionysos. Les pièces étaient interprétées par des membres de la cité. Ces fêtes rassemblaient l’ensemble des citoyens et traitaient poétiquement de sujets importants. Elles posaient déjà les interrogations qu’on retrouvera dans tout le théâtre populaire : faut-il désobéir aux lois de la cité pour rester fidèle aux lois sacrées ? La justice humaine est-elle compatible avec la justice divine ? Qu’est-ce qu’une exigence morale ?

Au Moyen-âge, on propose au peuple des scènes de la vie du Christ et des passages des Evangiles, ce sont les mystères. L’histoire divine devient populaire, elle sort de l’église jusqu’au parvis et gagne les places publiques, donnant aux citains qui se massaient autour de la triple scène en bois le sentiment de participer à une œuvre collective.

Quelques siècles plus tard, William Shakespeare s’inscrivit pleinement dans l’esprit de ce théâtre citoyen. L’ensemble des classes qui composaient la population assistait aux tragédies et comédies du poète de Stratford. En offrant par ses pièces de véritables leçons d’histoire, en célébrant les plus nobles sentiments humains tout en révélant les plus bas, il montra combien il avait à cœur d’élever ses concitoyens.

En France, en décembre 1793, le Comité révolutionnaire affirme que « les théâtres, les fêtes font partie de l’instruction publique. ». Cent ans après, un comité pour la création du théâtre populaire composé d’écrivains, de dramaturges, parmi lesquels on compte Maurice Pottecher, Romain Rolland et Emile Zola, adressèrent une lettre en 1894 au Ministre de l’Instruction et des Beaux-Arts. Parallèlement, des députés de la gauche jaurésienne déposèrent des projets de lois relatifs à l’organisation d’un théâtre populaire, mais qui n’aboutirent pas.

Deux hommes de théâtre œuvrèrent concrètement pour une réelle démocratisation théâtrale : Maurice Pottecher qui créa le Théâtre du peuple en 1895 à Bussang dans les Vosges, sur le fronton duquel il fit graver les mots : « Par l’art, pour l’humanité » ; et Firmin Gémier qui eut l’idée de créer un théâtre national ambulant, sous la forme d’un grand chapiteau, qui parcourut la France, la Belgique et la Suisse durant les étés 1911 et 1912 pour montrer à un public de province les meilleurs spectacles élaborés dans les salles parisiennes.

Malgré l’abandon des projets de lois évoqués plus haut, le premier gouvernement qui agira pour une démocratisation de la culture, donc du théâtre, fut celui du Front Populaire. Puis dans les années qui suivirent la Libération, Jeanne Laurent, devenant en 1946 sous-directrice des spectacles et de la musique à la Direction Générale des Arts et Lettres au ministère de l’Education Nationale, outre la création des premiers centres dramatiques nationaux en province, nomma Jean Vilar à la direction de T.N.P. en 1951.

Jean-Vilar-1952-Théâtre National Populaire de Chaillot-©J.Rabaté

Jean Vilar est né à Sète le 25 mars 1912. Son père était un modeste boutiquier chausseur, farouchement républicain. Ce dernier avait une passion, la lecture, et possédait une armoire et un grand placard bourrés de livres, des centaines de volumes de la bibliothèque populaire : Hugo, Balzac, Zola, Shakespeare, Goethe… Il jouait du violon et insista pour que son fils en joue, comme il s’assura qu’il étudiât le grec et le latin.

Avec un billet de mille francs en poche, le jeune Jean Vilar se rendit à Paris pour étudier en auditeur libre au lycée Henri IV. Il lit alors, crayon en main, Pascal, Homère, Shakespeare, Rousseau, Hugo, Stendhal, Gide, Valery, Beaumarchais, Thucydide, la littérature du Moyen-âge, Platon.

En 1933, entraîné par un camarade, Vilar découvre L’Atelier de Charles Dullin où il assiste à une répétition de Richard III de Shakespeare. Il suit par la suite les cours de Dullin, et après avoir quitté le collège Sainte Barbe, vivra quatre ans dans son théâtre où il apprendra le métier. Dans l’association Jeune France, auto-dissoute en 1942, puis dans la compagnie La Roulotte, il fera une tournée dans la France profonde. Il y connut l’expérience inappréciable de l’Illustre Théâtre : jouer sur des places de villages, dans les basses-cours, dans les cafés et les salles de bals.

En 1947, il soumet à la municipalité d’Avignon le projet d’un renouveau du théâtre populaire, d’un contact direct avec le public. Il met en scène trois créations dramatiques au Palais des Papes, Richard II de Shakespeare, Tobie et Sara de Paul Claudel et La Terrasse de midi de Maurice Clavel. C’est la naissance du festival d’Avignon qu’il orchestrera pendant 22 années.

Puis en 1951, il prend la tête du Théâtre National Populaire qu’il dirigera jusqu’en 1963. Et c’est dans ces deux cadres, T.N.P. et Festival d’Avignon, que Jean Vilar fera vivre le théâtre populaire, combinant les métiers d’acteur, de metteur en scène, de directeur de théâtre, de pédagogue, d’enseignant, de conférencier, de journaliste, de militant. Car pour lui, son travail était un véritable apostolat, une mission au service du peuple. Le manifeste de Suresnes, écrit à l’occasion du lancement du T.N.P. est parfaitement clair : « L’art du théâtre est né de cette passion calme, ou hantée de l’individu, de connaître […]. Il s’agit d’apporter à la partie la plus vive de la société contemporaine, aux hommes et aux femmes de la tâche ingrate et du labeur dur, les charmes d’un art dont ils n’auraient jamais dû, depuis le temps des cathédrales, êtres sevrés. Il nous faut remettre et réunir dans les travées de la communion dramatique le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé… »

Son principal souci était de réunir ce public composé de toutes les classes et de toutes les professions, avec une forte représentation des plus démunis au plan culturel comme au plan économique. Il multiplia les contacts, non seulement avec les comités d’entreprise, mais aussi avec de nombreuses associations auxquelles furent souvent réservées à des prix dérisoires les avant-premières de Chaillot. Il créa des « universités populaires itinérantes » : il envoyait des membres de son équipe dans les usines pour y lire des textes classiques, puis s’entretenir avec les ouvriers de leurs problèmes et de leurs conditions de travail respectives.

Il voulait que les Français retrouvent l’esprit de la fête, leur montrer que le théâtre sérieux, le théâtre citoyen, n’était pas ce lieu où l’on s’ennuie. Il organisa la première rencontre sous la forme d’un « week-end artistique ». Pour un prix bas, le public pouvait, le premier jour, entendre un concert de musique suivi par un dîner et une pièce classique. Furent organisées, par exemple, les nuits du T.N.P. consistant en un « apéritif-concert » suivi par une grande pièce poétique comme Le Prince de Hombourg, Le Cid ou Lorenzaccio.

N’ayant jamais dissimulé son admiration pour le théâtre antique et Shakespeare, il souhaitait que le public soit « participant », terme qu’il préférait à « spectateur », en stimulant son imagination. En hommage et par goût, il utilisa souvent le « rideau noir ». Il n’éprouva jamais le besoin « d’habiller la scène ». Les tréteaux nus, des plateaux dépouillés de tout obstacle à la libre expression de la vision de l’auteur, donnaient au public du T.N.P. la latitude nécessaire pour imaginer et ainsi participer à l’acte créateur. Pour Avignon, Vilar voulait que le décor naisse de l’effet combiné des costumes, de la lumière, de la musique et de quelques accessoires, retrouvant le style du théâtre élisabéthain avec sa nudité, et redécouvrant les leçons des grands théâtres grecs du passé.

Profondément respectueux de l’auteur et de son œuvre, il estimait que le metteur en scène, lui préférant d’ailleurs le terme de « régisseur », ne doit pas imposer trop fortement sa marque. La présentation de l’œuvre était conforme à l’original grâce à la compréhension et au respect quasi religieux que Vilar portait au texte écrit « J’étais de ceux, je le suis encore, pour qui la pensée de l’auteur, même si je lui donne un sens que n’aurait pas voulu l’auteur, est la chose primordiale. Je tâche de retrouver la pensée de l’auteur, c’est ce qui guide mon travail. »

Le théâtre populaire doit s’intéresser de près à la vie de la cité, non pas aux querelles locales et politiques de la cité, mais à ces courants de pensées et d’idées qui circulent à travers le monde depuis que le monde est monde, car « Le théâtre populaire n’est pas un théâtre de consommation culturelle, il permet comme jadis à Epidaure, comme aujourd’hui à Avignon, d’aborder sereinement les idées citoyennes. » L’individu est au centre dans la dramaturgie de Jean Vilar. La plupart des pièces qu’il choisit s’adressaient aux spectateurs en tant que personnes impliquées dans la vie politique, dans la vie publique, et elles tentaient d’aiguiser leur prise de conscience du processus historique, de les guider dans « l’art d’être citoyen ».

Mais il n’est pas question de transformer l’expérience théâtrale en une leçon de morale ou un meeting électoral. Certes, Jean Vilar ne concevait pas l’art dramatique comme un simple jeu d’esthète. Et certes, « le théâtre s’adresse à des foules adultes, à des gens heureux d’être ensemble et communiant pour un principe élevé. », mais « il ne lance aucun mot d’ordre ». Il ne faut jamais oublier que jouer la comédie ou interpréter une tragédie, c’est pratiquer un art. Et pour qu’il s’exprime pleinement, Jean Vilar pensait qu’il fallait donner de l’air ou de l’aile à notre théâtre en l’accouplant intimement à la poésie. Car le théâtre « […] apporte enfin la Vérité puisqu’elle est beauté d’abord. Il est le double indispensable des actions humaines. Il est la poésie en action […] ».

Animé par une foi inébranlable, travailleur infatigable et artiste passionné, Jean Vilar a réussi à gagner son pari : attirer un public nombreux et diversifié au théâtre populaire. Rien que le bilan du T.N.P pendant la période de 1951 à 1963 où il fut son administrateur est impressionnant : Cinquante-cinq pièces y furent mises en scène pour un total de 3 482 représentations ayant attiré 5,2 millions de spectateurs.

Malgré la réussite de l’action de Jean Vilar, l’aide de l’État n’a jamais dépassé le quart des recettes du T.N.P, qui recevait la subvention la plus faible des trois théâtres nationaux de l’époque. Les efforts de Vilar pour obtenir un budget plus adapté échoua. Face au refus constant du gouvernement de renégocier le contrat du T.N.P., Vilar quitta son poste de directeur en 1963.

Puis éclatent les événements de mai 1968. Vilar éprouve de la sympathie pour le mouvement, comme bien des artistes. Mais les contestataires remettent en cause les répétitions théâtrales, les institutions sont contestées. La composante anti-autoritaire et anti-constitutionnelle du mouvement cherche à ébranler le festival. Vilar est violemment mis en cause par des artistes et des intellectuels contestataires qui lui reprochent son autoritarisme, et certains jeunes le conspuent aux cris de « Vilar égale Salazar ! » et « Vilar ! Béjart ! Salazar ! ».

Rejeté par la jeunesse, Jean Vilar en a le cœur brisé, au sens figuré comme au sens propre. Il fera un infarctus à l’automne. Il en fera un second le 28 mai 1971 et en meurt.

Malgré sa disparition, l’esprit du théâtre populaire doit continuer à vivre sur les scènes de notre pays et d’ailleurs. A notre époque où de puissantes industries du divertissement façonnent et occupent les esprits pour vendre leurs produits standardisés, jamais le besoin d’un tel théâtre citoyen, que l’on pourrait qualifier ainsi : « un théâtre du peuple, par le peuple et pour le peuple », n’a été plus nécessaire.

Laurent Sauzé

copyright photo: DR

Rmt News Int • 7 janvier 2020


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