On a vu : EUGÈNE ONÉGUINE de PIOTR ILITCH TCHAÏKOVSKI
Livret de Piotr Ilitch TCHAÏKOVSKI et de Constantin CHILOVSKI, d’après le roman en vers de POUCHKINE/ Opéra de Marseille, vu le 13 février 2020
Scènes lyriques en trois actes et sept tableaux5
ONÉGUINE (EU) GÊNÉ PAR LE CHEF
Interprétation
Le chef américain Robert Tuohy, méconnaissant sans doute les montagnes russes, ces hauts et ces bas qui peuvent l’être aussi bipolaires psychiquement, ne semble connaître, de la Russie, qu’une vaste et surtout morne plaine comme ce Waterloo, où au moins un héros de l’œuvre, le Prince Grémine, contribua à battre Napoléon à plate couture. Plate battue pratiquement que la sienne, apathique, asthénique qui, si elle peut répondre au neurasthénique et peu sympathique Eugène qui surjoue en snob son spleen singé d’un Byron mal digéré, ne répond ni à la vitalité des jeunes, Olga, la joueuse rieuse, Lenski l’amoureux d’enfance d’abord enjoué, et encore moins à l’exaltation romanesque et romantique de Tatiana dans sa scène nocturne de la lettre, comme soufflée par des élans sentimentaux du cœur, des élancements physiques de sa respiration, portée, transportée par les souffles des montagnes orchestrales de passion russe qui semblent lui dicter sa folle déclaration d’amour à l’inconnu.
Le silence fait partie de la musique. Mais le chef les exagère tellement à certains moments (scène de la lettre, scène finale) que pauses, silences deviennent des trous dans la texture musicale qui suspendent d’un vide les acteurs dans leur mouvement, même pas un arrêt sur image mais un arrêt sans musique tel un précipité musical. Et dans ces deux mêmes scènes capitales, la lenteur de la battue gêne les chanteurs qui ont besoin d’un orchestre solidaire pour être soutenus, soulevés, portés par un élan pour les aider à surmonter un passage périlleux ou pour masquer un manque, une éventuelle défaillance dans l’aigu, accident toujours possible mais pas condamnable d’un spectacle vivant, ainsi la belle Tatiana de Marie-Adeline Henry, au timbre frémissant, frisson d’un aigu un peu froissé par la lenteur de l’envolée, qui avait besoin du support du dynamisme orchestral dans sa sortie de scène de la lettre, et son cri final désespéré sur le si, note la plus aiguë de son rôle, de son adieu final à Onéguine. L’élégant Eugène de Régis Mengus, avec un timbre égal et une bonne tenue de ligne, semble s’ennuyer plus que de nature et sa dernière scène trop étalée en rythme musical, en contradiction avec l’agitation scénique, n’a plus la frénésie érotique ni la folie suicidaire que lui prêtait le compositeur et semble plus perdu qu’éperdu sur un plateau gagné de vide et troué de silence. Évidemment, la sombre et lancinante méditation de Lenski avant le duel, qui pressent sa mort, s’accommode parfaitement de cette langueur rythmique devenue une mortifère mélancolie du héros sacrifié et Thomas Bettinger lui donne une poignante vérité qui bouleverse.
La polonaise du second bal, dont il ne faudrait pas oublier que c’était une marche guerrière, héroïque, est un peu atone, compatissante peut-être aux anciens combattants. Il faut toute la science du chant de Nicolas Courjal, qui fit son premier Prince Grémine en 2011, toute sa maîtrise du souffle, et il en faut plus à une basse, pour se tirer d’affaire et faire d’une lenteur qui délaye tout contour de cet air à la carrure virile qui convient à ce militaire, héros victorieux, qui réussit à transformer par son art et sa sensibilité cette stase, cette parenthèse presque statique en un moment extatique d’amour presque mystique, caressant texte et musique comme on imagine qu’il caresse son épouse, d’une tendre voix aux nuances amoureuses, murmurant une confidence qui suspend le temps par la vérité avouée doucement de l’homme mûr amoureux pleinement, comme d’un inestimable trésor, d’une femme plus jeune que lui. Il fait comprendre à Eugène, par son estimation délicate de la jeune femme, la jeune fille qu’il méprisa jadis.
On regrette d’autant plus que la distribution est des plus soignées, séduisante avec cette Olga espiègle, frivole mais très charnelle d’Emanuela Pascu, qui a quelques accents touchants de gamine à peine sortie de l’enfance avec ses jouets, dont même le poète Lenski fait partie ; touchante avec le couple de voix graves de Madame Larina et de Filipievna, Doris Lamprecht et Cécile Galois, la mère et la niania, nourrice, double maternité affective pour une double filiation de filles, complicité tendre de femmes mûres, doucement amères sur le passé et lucides sur leur présent, la vie où, lentement, « l’habitude a remplacé le bonheur ». C’est un superbe contrepoint de l’expérience nostalgique des rêves passés aux rêves incertains de futur des deux jeunes filles. Déchet fuyant et restant de la Révolution française, Français échoué dans une Russie francophone sinon encore francophile à cause de Napoléon, précepteur sans doute et amuseur dans une charitable famille russe, le touchant Monsieur Triquet d’Éric Huchet n’est pas sacrifié, existant comme prestidigitateur et versificateur de vers faciles sur un timbre désuet de sa lointaine France, une romance oubliée d’Amédée Bauplan.
Pour éphémères qu’elles soient, toutes les autres figures ont un relief théâtral bien dessiné, Sevag Tachdjian qui assure une présence militaire pleine de prestance, qui rappelle que la guerre n’est pas encore loin et la silhouette de Jean-Marie Delpas dont l’apparente bonhommie est froidement démentie par sa remarque de juge vétilleux du duel : « Je tiens à ce qu’un homme soit tué selon les règles. » Sentence qui condamne déjà Lenski en l’absence encore d’Onéguine, qui survient, non sans provocation chez le snob, avec un témoin hirsute, visiblement pas de la bonne société, Monsieur Guillot (Wilfrid Tissot). Le petit garçon, rôle aussi muet, est un délicat contrepoint, un écho scénique du petit-fils de la niania, la nourrice qui, toute vouée et dévouée aux maîtres, au-delà de l’oubli de son passé intime d’une époque où l’on « ne parlait pas d’amour », a encore une vie familiale personnelle. Les chœurs d’Emmanuel Trenque sont toujours remarquables, soit masse de serfs venus rendre tribut à la maîtresse maternelle apparemment généreuse, invités provinciaux du premier bal ou aristocratiques du second. C’est toute une humanité sensible, réaliste, dans ce drame sans drame, la tragédie du duel étant une cruelle péripétie qui n’affecte pas la trame de l’action entre les deux héros, plus diluée dans le roman où Olga oublie deux jours après son fiancé mort pour elle, oubliés aussi par le texte, que Tchaïkovski et son collaborateur ont superbement condensé.
D’où les regrets de cet Onéguine malade de langueur et de longueurs du chef, qui ne fait plus de l’excellent Orchestre de l’Opéra de Marseille un personnage à part entière mais un simple accompagnateur où, parfois, il est vrai, dans cet étirement, se détachent quelques bonheurs de timbres.
Réalisation
Vieille déjà, mais toujours jeune, cette production est d’une somptueuse simplicité et je reprends tout ce que j’en disais de la réalisation de Toulon de janvier dernier.
Scénographie unique (Elsa Pavanel) pour divers lieux : plus qu’une réaliste forêt, des troncs d’arbres immenses, stylisant la grande forêt russe non domestiquée ni polie encore par la ville lointaine mais que la présence de deux couples de femmes, deux jeunes et deux âgées, d’un enfant, civilise de douceur.
Les expressives lumières changeantes selon le jour de Marc Delamézière, dorées de crépuscule, bleuies de nuit, blanchies d’aurore, soulignent paradoxalement un fond presque toujours noir, exalté à la fin par une immense lune oppressante pour un nocturne bal masqué de blanc et une pluie onirique de lettres.
La sobriété de ce décor dans cette enveloppante mais rayonnante obscurité, permet d’en faire économiquement tour à tour jardin d’été où l’on reçoit les visiteurs et les offrandes des paysans, rustique salle de bal de la fête, chambre de Tatiana où un simple lit bateau Empire, une table avec sa bougie prennent une présence poétique intense, surtout ce voile blanc planant, ciel de lit suspendu, nuage du ciel et, symboliquement, tombant vaporeusement sur le sol comme un rêve trop lourd d’idéal de la jeune fille, vaste drap ou tablier de jeu terrestres des paysannes en blanc.
Les dames du premier bal campagnard, dans des couleurs d’estompe gris, rose, jaune, ont des robes à manches à gigot (Claude Masson) et des coiffes et des coiffures dans le goût des années 1830 de l’écriture du roman, et non celles de la narration, la fin de la guerre contre Napoléon dont Grémine est l’un des héros et Eugène un absent sinon déserteur. Les troncs disparus, c’est le noir sur noir nuancé, digne de Soulages, du salon mondain du second bal et sa martiale et angoissante polonaise de masques blancs sur costumes noirs.
Sans naturalisme aucun, le jeu est d’un naturel confondant, même les danses paysannes, la valse, le cotillon, la polonaise funèbre du second bal du dernier acte avec ses masques, bien réglées par Cooky Chiapalone.
Tout semble juste dans cette subtile mise en scène : la tendresse entre la mère, Madame Larina, onctueuse et noble dans sa simplicité, attentive à son chevalet où elle dessine, échangeant avec la nourrice, témoin attentif de son passé, en contrepoint nostalgique du chant insouciant des deux jeunes filles, des souvenirs sentimentaux de jeunesse, des rêves fanés, concluant avec la résignation de l’expérience :
« L’habitude nous tient lieu de bonheur. » Grande lectrice autrefois comme sa fille Tania, elle tente de la persuader que les héros de roman n’existent pas.
Filipievna, la niania, la nourrice amie tendre de la mère, maternelle, avec les filles, est touchante seule à la table avec ce rituel religieux de l’icône, un jeu de divination avec la cire e la bougie, bouleversante dans l’aveu de la bribe de son passé qui se lacère en mémoire, mariée à treize ans avec un garçon plus jeune : toute une vie en quelque phrases.
C’est l’exemple même d’une production scénique qui ne s’est pas usée mais bonifiée à tant tourner, dont les diverses incarnations par les chanteurs semblent facilitées justement par la justesse du traitement accordé aux personnages.
N’ayant plus que des réminiscences très lointaines du russe, pas suffisamment réactivées par des voyages, je ne me prononcerai pas sur la prononciation des interprètes, tous français à deux exceptions près, la Roumaine Olga d’Emanuela Pascu et le Libanais Sévag Tachdjian dans le rôle brévissime du Capitaine. Mais il n’y a pas de raison de ne pas rapporter ici les échos flatteurs sur la « coach » de russe Elena Voskresenka.
Benito Pelegrín
Photos Christian Dresse
- Quatuor de dames avec enfant;
- Olga;
- La nourrice et Tatiana intimes;
- Le bal qui tourne mal : Olga entre Lenski et Onéguine.
- Duel dans les règles;
- Grémine et Onéguine;
- Pluie de lettres de l’adieu.
Eugène Onéguine de Piotr Tchaïkovski à l’Opéra de Marseille, 11, 13, 16, 18 février
Production Opéra National de Lorraine, reprise par Angers-Nantes Opéra
Direction musicale : Robert TUOHY/Assistante à la direction musicale : Clelia CAFIERO
Mise en scène : Alain GARICHOT/Assistante à la scène et chorégraphie : Cookie Chiapalone
Décors : Elsa PAVANEL Costumes : Claude MASSON. Lumières : Marc DELAMÉZIÈRE
Distribution :
Tatian : Marie-Adeline HENRY/Olga : Emanuela PASCU/Madame Larina : Doris LAMPRECHT/Filipievna : Cécile GALOIS
Eugène Onéguine : Régis MENGUS/Lenski : Thomas BETTINGER/Le Prince Gremine : Nicolas COURJAL/Monsieur Triquet : Éric HUCHET/Un Capitaine : Sévag TACHDJIAN/
Zaretski : Jean-Marie DELPAS/Un Paysan : Wilfried TISSOT
Coach linguistique russe : Elena Voskresenka. Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille.
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