On a vu: Je tirerais pour toi par le Collectif Merkén
Un cri d’alarme universel et nécessaire
Dans le cadre de la programmation de l’Entre2Biennale, Pamela Pantoja présentait à Archaos fin janvier une étape de travail de son spectacle « Je tirerais pour toi », un solo circassien mêlant ruban aérien, suspension capillaire, manipulation d’objets et théâtre. Abordant la thématique de la violence, qu’elle soit exercée tant au niveau politique qu’au sein du clan familial, réelle et/ou symbolique, elle offre à découvrir une création saisissante d’une actualité brûlante.
Mise en abyme entre passé et présent, politique et intime
Ce spectacle met en regard les suites de la tentative d’assassinat du Général Pinochet du 27 décembre 1986 par des commandos du front patriotique Manuel Rodríguez sur le chemin du Cajón del Maipo avec les représailles policières visant les manifestants dénonçant le régime actuel. Pour mémoire, la tentative d’assassinat du dictateur donna lieu à une véritable chasse aux sorcières doublée d’une répression militaire sans précédent : torture de milliers de personnes, opposants ou non au régime, et exécutions sommaires des membres du front patriotique ayant participé à l’opération, à l’exception d’une femme, connue sous le nom de Fabiola, seule rescapée du groupe. Trente-trois ans plus tard, le mouvement social de protestation, déclenché par l’augmentation du tarif du ticket de métro à Santiago le 18 octobre, nourri par la colère des chiliens contre les inégalités socio-économiques persistantes, a fait une trentaine de morts et des milliers de blessés suite à la répression policière des manifestations où les carabiniers sont accusés de violation des droits humains.
La violence est au cœur de ce travail artistique : barbarie d’un gouvernement contre les opprimés, également brutalité de l’homme sur la femme, de son grand-père sur sa grand-mère et leurs filles. Un parallèle qui mêle l’intime au politique, le politique à l’intime avec subtilité puisque nous passons de la Grande Histoire à la petite histoire en une fraction de seconde : un geste, un mouvement, une parole, un mot. Cet entrelacement délicat permet d’offrir des temps de respirations bienvenues : les anecdotes sur le passé de cette grand-mère qui ne supportant plus les maltraitances verbales (et autres) de son mari à l’égard de sa fille Carmen lui jette un plat de pâtes bouillant sur la tête, signant par cet acte leur rupture. Ils se retrouveront à vivre dans deux maisons séparées, cependant mitoyennes pour le bonheur des petits enfants qui n’avaient qu’à escalader le mur et passer par la fenêtre pour naviguer d’une maison à l’autre. Ce récit tragique est raconté avec gravité mêlée d’une pointe d’humour.
Entre cirque et théâtre
Ni circassienne à proprement parler, ni complètement théâtrale, cette forme hybride présentée se situe à un carrefour des genres dans lequel s’immiscent la manipulation d’objets et le récit. Car ici, nous est racontée une histoire, celle du Chili, de ses habitants, certes, mais une Histoire Universelle, celle de l’Humanité, de ces femmes et de ces hommes se battant pour leur liberté, la liberté de vivre hors du joug de l’autre, dictateur ou mari violent. Ce récit au-delà de son encrage temporel et géographique parle à tout le monde tant il touche à notre nature profonde, mettant le doigt sur cette violence prête à surgir que tentons de réfréner et réprimer sous un bien fragile vernis social qui se craquelle de part en part sous l’effet des coups portés par les dominants. Troublante actualité !
Le récit débute par un flash info spécial sur la tentative d’assassinat de Pinochet puis apparait au centre de la scène un ruban rouge vif, Pamela, sobrement et sombrement vêtue, descend avec dextérité, toute en puissance, du ruban, muscles saillants, corps tendu à l’extrême. Elle se présente alors à nous, de face, avant de reprendre les mots du flash info. Se déplaçant côté cour, elle nous raconte la vie séparée de ses grands-parents, les joies de son enfance troublée par cet événement dont elle a pris conscience de toute la cruauté des conséquences en grandissant. Elle éructe chaque mot, chaque parole, avec une rage intérieure qui ne demande qu’à sortir, s’exprimer : gestes parcimonieux, corps quasi immobile, face public, le corps tout (trop) en tension, haletante, elle se raconte en racontant la grande histoire, elle nous dit cette fêlure d’un pays en proie à la répression et à la dictature, sa fêlure d’expatriée qui voit impuissante le relent dictatorial renaître en son pays natal. Notons ici sa diction quasi parfaite !
Ode à la liberté : de la résistance à la résilience
Un paysage désertique se découvre peu à peu à nos yeux, avec côté jardin, un amas de pierres enchevêtrées formant un canyon, du sable terreux au sol, quelques gros cailloux épars. Elle nous rejoue la fameuse attaque – avortée faute d’armes fonctionnelles : une route qu’elle trace avec un caillou représentant la voiture de Pinochet, les carabiniers qui montent la garde tout autour et les rebelles, parmi lesquels se trouve Fabiola, la seule survivante qui fuira les lieux, fuite sur le ruban rouge qu’elle agrippera et remontera, avec rage et colère, à la seule force de ses bras. Chaque protagoniste est figuré par une petite pierre, objet ô combien symbolique, qu’elle manipule avec vivacité et une certaine dextérité. L’illusion est là, nous assistons à cette attaque contre le dictateur, l’écoutant avec attention, empathie pour les rebelles, tristesse de leur exécution sommaire, leurs cadavres enterrés dans un désert, ce désert où ses grands parents se sont rencontrés ! Ô coïncidence de l’histoire personnelle et politique qui s’entrechoquent autour de ce sable couleur cendre, parsemé en fond de scène, et de ce miroir caché sous ce même sable qu’elle découvre et qui lui rappelle avec tendresse et émotion le jour où sa grand-mère s’est affranchie de son époux, un jour de fête, devant toute la famille réunie. Un moment savoureux et drôle accompagné de babillements et de bruits familiaux d’un repas avec ses discussions entrecoupées et mêlées. Puis retour à la dure réalité, elle s’apprête, se lave les cheveux, se coiffe, les tresse pour un exercice dont elle a la maîtrise : la suspension capillaire, une tradition ancienne qui a séduit la jeune circassienne et qui n’est pas sans faire échos au propos du spectacle, la notion de « tresse » liant l’intime au politique.
« Quand tu te coupes les cheveux, tu veux rompre avec des choses », « Quand tu es triste, fais des tresses à tes cheveux, ça empêche la tristesse d’aller ailleurs » … Ces dictons lui viennent de sa grand-mère et régissaient la vie de la femme chilienne dans la société où la femme se devait d’être soumise à l’homme et pouvait faire l’objet d’opprobres quand son comportement n’était pas celui qu’on attendait d’elle. Cheveux amarrés à un anneau suspendu à un fil, au milieu des cendres où gisent les exécutés et les défunts, cendres d’une liberté mort-née, Pamela qui a enfilé une jupe blanche aux larges plis s’essaie à la suspension capillaire tout en douceur : on assiste à un moment d’une beauté à couper le souffle, le temps s’efface et se fige, un sentiment de soulagement et d’apaisement dû à l’effet de balancier et à son rythme de plus en plus lent émane du plateau, la tension retombe peu à peu jusqu’à atteindre une certaine plénitude et la joie telle une libération, un envol. La joie, oui, comme les derniers mots que Pamela nous révèle, une larme roulant sur sa joue, après nous avoir fait écouter les mots de sa grand-mère : « malgré tout ce qu’on nous a fait vivre, ce qu’il y a de bien c’est qu’au Chili nous avons réussi à garder la joie ». De la joie, ce spectacle en est porteur, l’espoir est présent au même titre que la violence – retenue certes mais omniprésente qu’elle soit symbolique ou figurée. « Quand tu as peur, prends ton cœur, mange-le et souris ! » apprenons-nous.
Une leçon d’Humanité
In fine, cette étape de travail ne laisse pas indifférent : elle nous prend aux tripes et au cœur. Le spectateur passe d’émotions en émotions, en empathie avec la jeune femme, dont le talent de circassienne est remarquable en tout point. La scénographie est en parfaite adéquation avec le propos et la mise en scène, accompagnée de notes musicales appropriées, même si il est à regretter une absence de théâtralité dans le jeu, notamment dans l’expression corporelle de la jeune femme quand elle raconte des passages de sa vie. A l’instar de son dire, la création manque de respirations qui auraient permis au spectateur de souffler face à cette violence, si crue et douloureuse, de ce qui nous est raconté : cruelle et pourtant humaine, si humaine, elle nous touche de plein fouet mais son expression ici n’est en rien gratuite.
Nous ne pouvons que saluer le travail et l’investissement de Pamela dont on sent que le projet lui tient à cœur. Bravo pour cette belle leçon d’humanité qu’elle nous a offert en partage. Diane Vandermolina
Je tirerais pour toi par le Collectif Merkén
Cirque-théâtre documentaire/ durée 45min
Conception et interprétation : Pamela Pantoja
Assistante à la mise en scène et création lumière : Alice Leclerc
Collaboration dramaturgique : Chiara Bonafede
Direction d’acteur : Marion Pastor
Création sonore : Alex Frigoult
Regards complices : Valérie Bornet, Margot Lacaze, Margherita Bertoli,
Remerciement : Julie Nedelec Andrade, Gaël Marsaud
Copyright photo: Julie Nedelec Andrade
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