La Nef immobile- Sept contes sans fées de Jean-Luc Giribone
Collection Les Cosmopolites/Éditions La Bibliothèque, 187 pages
Les livres rares sont rares dans l’univers raréfié de l’édition littéraire, vouée en gros au livre marchandise, livrée souvent à l’actualité qui fait rarement acte de littérature. Paru l’an dernier, voici donc, loin des modes vites démodées, un livre « inactuel » mais voguant sereinement sur l’intemporalité d’une prose qui aura toujours pour elle le présent de la qualité de l’écriture qui fait seule la littérature. C’est un élégant volume très aéré, de 187 pages, constitué de sept récits oscillant entre une trentaine et quarante pages, deux de seize et un de deux. La belle couverture bleu clair s’orne du dessin très linéaire d’un navire, d’un vaisseau, d’un paquebot, une manche à air figurée par un stylo plume et des feuillets pour drapeaux voletant autour.
Titre
Le titre, La nef immobile fait penser, bien sûr, mais a contrario, au film de Fellini de 1983, E la nave va… ‘Et vogue le navire’. Terme ancien que « nef » pour un navire. Peut-être quelque chose à voir avec l’écusson, les armes de Paris avec une nef ancienne sur des flots agités et la devise : « Fluctuat nec mergitur », ‘Elle fluctue mais ne coule pas ‘.
Nous réserverons « immobile » pour la fin, puisque le titre du livre est celui même du dernier récit, du dernier « conte » de cette « nef ». La mer est cependant absente hors les « ondes narratives » (p. 16) qui portent la nef de mots, où « les événements » sont « un clapotis » (p. 24) , mais la ville indéterminée, innominée, est omniprésente par des paysages urbains très précis même dans ses sous-sols, dont on peut imaginer que ce sont ceux, poreux, de la capitale.
Le sous-titre dément immédiatement ce que le conte connote : « Sept contes sans fées ». Cependant, il y en aura une de nommée : « la fée du fatras » (p. 126). Association phonique de l’allitération, allusion à la « fatrasie » fantasque du Moyen-âge, poème où le sens cède le pas au son ? Ce n’est pas à exclure dans la densité, la richesse sémantique du texte sous l’apparence innocente de sa transparence. Mais si les fées, qu’en fin de compte attendraient les enfants d’un conte, sont exclues d’emblée, ces contes sont peut-être pour les grands enfants que sont les adultes : « sans fées » mais non sans féerie fantasque, fantaisiste ou fantastique d’un récit qui, au Lecteur, dans l’adresse, tresse les tons, registres et couleurs, les tonalités sonores, « toutes les couleurs de l’arc-en-mots », versicolore prose musicale au-delà de l’arc-en-ciel : Over the rainbow, chantonnerait-on.
Épigraphes, exergues
Avant même l’entrée, il faut franchir des « seuils » du texte, trois épigraphes, guère enfantines. La première, de l’Argentin Jorge Luis Borges, dont on connaît le goût du fantastique et le dégoût du réalisme :
« La littérature n’est rien d’autre qu’un rêve dirigé ».
Cette épigraphe a comme une fonction « programmative », une indication de piste puisque on en aura un écho dès le début du premier conte, « Le Palais du Récit » où, dès la dixième ligne (p. 11) se pose la question : « pourquoi les rêves tentent-ils d’être des récits ? », le personnage confiant : « je me suis assoupi », puis « J’ai fait un rêve » (p. 22). Ce rêve est sans doute érigé, sinon dirigé, en récit en ce temple qui lui est consacré, récit « mué en architecture » (p. 13), qui s’inverse aussi en rêve aux contours estompés, fantasmé mais dirigé, comme Thérèse d’Avila décrivait un type d’oraison orientée pour atteindre l’extase, un état de conscience dépassée dont, poétiquement, elle savait ensuite construire le récit.
Cependant, si, dans la théorie freudienne, les rêves sont soufflés par l’inconscient (« Ça parle », dira Lacan) la conscience éveillée du récit les ordonne, leur donne un sens, une direction et, ici, en tous les cas, s’il y a quelque rêverie surréaliste, cela ne se traduit nullement en écriture automatique soi-disant dictée par le rêve, tant elle est contrôlée.
Enjambée par la première et le troisième, la seconde épigraphe médiane, est tirée de Pascal : « Vous êtes embarqués ». Classique, logique et maritime image de l’inéluctable traversée, existentielle, de la vie, qui nous embarque tous dans le même bateau, prêts pour le départ, le cours, le discours du récit. Paradoxalement, sautant de l’Argentin au Russe, la dernière épigraphe, de Mikhael Bougakov, dramaturge et médecin, semble contredire la première, puisque l’auteur du récit semble ici en perdre le contrôle prôné par Borges :
« Mais ce que je ne vois vraiment pas, c’est ce qui va se passer ensuite. »
Navigation contrôlée ou à vue, ou à l’aveugle selon les épigraphes, sans lever l’ancre, « la Nef immobile » et ses prévues dérives s’amarre à la rive, au quai d’un Palais fixe qui en semble la terrestre métaphore : vaste vaisseau avec ses salles, salons, « antichambres, « couloirs » ou coursives, proustienne « cathédrale narrative » qui suppose des « nefs », dont le luxe architectural est bien dans le faste monumental des ambitieux navires à cheval sur les XIXe et XXe siècles, dont le Titanic fut l’ultime et somptueux avatar. On peut donc s’embarquer dans ce premier conte.
« Le Palais du Récit »
Surgi « dans son esprit une nuit, alors qu’il cherchait le sommeil » (p. 11), l’architecte Jordi Berni, ruminant la question « pourquoi les rêves tentent-ils d’être des récits ? », est l’artisan de ce Palais du récit, sur la perspective « art nouveau » des Grand Palais et Petit Palais à Paris. Même si cela sent vite la métaphore, l’allégorie, le « mélange des genres » revendiqué par l’auteur dans sa note aux lecteurs, la précision réaliste[1] de ce texte ferait croire non à un personnage, mais à une personne réelle interrogée sur son œuvre par un grand journaliste, nous poussant à la curiosité de recherches : la consonance catalane du nom fait penser au célèbre architecte Gaudi (Antoni), contemporain du Grand Palais, mais du nom de Jordi Berni on ne trouve qu’un pianiste de jazz catalan.
Le « Palais du Récit » devrait compenser en pierre l’impossible impensé rationnel du récit onirique. La précision architecturale minutieusement montrée de l’édifice s’opposera à la guère édifiante imprécision donnée comme un axiome de l’ambition narrative du « romancier » nocturne du rêve dont les efforts, « les tentatives avortent » pour faire fixe matière narrative des fuyantes images incohérentes d’avant le sommeil, que n’accepterait aucun éditeur même onirique. C’est finalement, après le « portique d’entrée », dès « l’antichambre où brillent les narrations » (p. 13), « un ensemble multicolore de fictions », « un assemblage d’histoires », un « tissu immatériel d’histoires », la chair même du monde. Et ajouterions-nous, ironique retournement baroque, le tissu même du songe dont nous sommes faits selon Shakespeare.
Le narrateur guide autrefois actif, puis rétrospectif de ce vaste lieu qu’il faisait visiter dans sa jeunesse, rêve dans le rêve, s’assoupit. Tel un Martin Luther King de ce Palais bâti sur un songe, il énonce :
« J’ai fait un rêve. »
Le Palais des Récit est devenu, modernité oblige, « un ordinateur social et central » de tous les récits du monde (p. 23) qui en devient un vaste « roman distendu. » (p.24)
Clé du texte, « portique » ou poétique de ces « contes », ce récit initial semble en fait initiation à l’écriture du livre, qui livre en jouant et se jouant de nous comme de lui-même, ses ambitions et signes. La question de la littérature comme rêve contrôlé posée par l’épigraphe de Borges est ici plaisamment exposée en ses rives de pierre, mais subvertie, dépassée par les dérives ou les rivages et visages brumeux de celle de Boulgakof et son principe d’incertitude. En tous les cas, comme dit celle de Pascal, nous sommes « embarqués » par les charmes de cette prose littéraire qui ne prend jamais la pose de se poser comme telle.
Tressage des tons, tissage des sons
C’est d’abord l’indice de cet onirique romancier s’essayant « au récit fantastique, parfois au roman noir, ou à la nouvelle réaliste » pour ce « tressage des tons » et des genres. Ce livre, donc, onirique, fantastique a toujours un substrat concret, « la profondeur fantastique du réel », avec amorce de roman noir ou film noir comme dans « Les Catacombes rouges ». Il « se mord méchamment la queue » (p. 18) puisque la « configuration en miroir » de cette architecture « cyclique » « revient au commencement » (p. 17), le dernier conte, « la nef immobile » remonte même au titre.
Ce Palais apertural, d’ouverture, cette « cathédrale narrative » est donc bien un récit mué en architecture ». Croyant personnellement à la correspondance rhétorique de tous les arts, donc que la musique est une architecture sonore comme l’architecture est une musique muette, nous goûtons, dans l’architecture du texte qui mêle les deux, le nombre de ces phrases, « nombreuses » au sens de rythmées, de jeux de sons, signature, d’entrée, comme une donnée, de cette écriture. Il y a des figures de sons et sens, telle l’antanaclase[2], effet sonore de redoublement, « bruit », verbe bruire, « bruit » et d’écho allitératif, « embroullamini » :
« il bruit du bruit que font les récits, dans un embroullamini continu. » (p.13)
Ainsi, nous aurons un texte fortement architecturé par la charpente, la structure, le rythme de la phrase, sur quoi s’inscrit ce qu’ailleurs j’ai appelé l’architexture, le tissage sonore, le détail musical.
« Les trois ciels »
Ce conte, le plus court, de deux pages poétiques et satiriques, comme annoncé par son titre, s’énonce et scande en son début, dès la première ligne, en harmonieux rythme ternaire :
« le ciel naturel […], le ciel surnaturel […] et le ciel social ». (p. 27)
À l’équilibre des adjectivations des trois ciels répond leurs attributs.
« Le premier est sans raison, le second est en lui-même sa raison d’être et le troisième tente multicolorement d’en être une. »
De ce « ciel social », on peut raisonnablement conclure, sous les mots et leur jeu implicite, qu’il peut être « une raison sociale » —qui nous en fait voir de toutes les couleurs. S’il est « polychrome » en lumières, c’est qu’il est éclairé non d’étoiles « constellé, mais de stars », qu’on peut imaginer hautes en couleurs.
Après ce bel adverbe « multicolorement », autre belle allitération parmi celles du texte : il est « cruel et criard ».
Cette qualité, voyante ou secrète, permet d’enchaîner avec le troisième conte, cruel sans cris, vraiment sans fée bénéfique si les maléfiques n’y manquent pas.
« Déclaration de poids »
Sous la fantaisie désinvolte de ce conte, sous l’humour constant, sous l’humilité masochiste du narrateur, c’est effectivement, sans effets mélodramatiques mais avec conséquences dramatiques, une réalité cruelle, criante de vérité de la société d’aujourd’hui, impitoyable aux losers, aux perdants. Le narrateur livre cet aveu terrible de naufragé de la nef sociale :
« J’ai perdu pied face au ciel social ; j’ai perdu face devant le visage des autres ; j’ai perdu main devant l’habileté de mes rivaux. » (p.29)
Dans ce frappant, bien frappé rythme ternaire : pied, face, main, pièce à pièce, morceau par morceau, le personnage social se délite, la personne morale, se décompose, se déconstruit, se détruit. Il se sent « transparent » (p. 29), « invisible » « corps muet ». (p. 33)
Aujourd’hui, notons que l’individu vit assiégé par les autres, leur regard et, avec le mythe obsédant de la transparence nous subissons l’exigence de visibilité, visibilité essentielle, existentielle : être connu, c’est quand on remarque votre présence dans une soirée mondaine ; être célèbre, c’est quand on remarque que vous n’y êtes pas. Entre les deux, l’individu et son besoin éperdu d’être sinon renommé, connu, au moins reconnu par ses semblables, perdu sans cela, renvoyé au néant social de sa solitude. Car, dans notre société, nous sommes toujours jugés, toujours évalués, surévalués, dévalués dans la folie quantitative de notre époque où tout est mesuré, chiffré : on nous demande d’évaluer le coursier, le magasin, le service, le produit. Tout en numéro, numérisé : le numérique.
Ici, l’anonyme personnage, sombrant « dans l’inexistence » (p. 35), dit :
« j’avais le sentiment qu’une indifférence implacable marchait à côté de moi. »
Ne pas exister aux yeux d’autrui, on l’a souvent éprouvé, c’est mourir de froid au seuil de leurs regards. Et je me demande : serait-ce par la terreur d’être invisible dans la foule que tant de gens multiplient les selfies, les portraits d’eux-mêmes ? Sous le badinage des dialogues vifs, on perçoit un sentiment tragique de l’existence sociale aujourd’hui.
De la fausse fantaisie sociale, on passe à la folie.
« Le neveu fou »
Ce texte me fait penser à L’amour de lonh, ‘L’amour de loin’ du troubadour Jaufré Rudel, amoureux, sans la connaître, de la Princesse de Tripoli. Ici, c’est d’une ville vue en photo[3] que s’éprend le héros.
Est-ce une fascination ou une fuite ? Lui aussi, comme le loser du précédent conte, avoue tenter « d’occuper une place ou de gravir les échelons d’une hiérarchie ». (p. 55)
On remarque les remarques précises de la ville dans ce livre commencé par l’architecture et qui manifeste un imaginaire urbanistique, fondé sur de concrètes et humoristiques observations :
« Dans cette ville, la hâte s’était généralisée jusqu’à devenir l’état normal de la marche. » (p. 55)
Une course piétonne, sociale ou sociologique, sans doute dans cette chasse, cette poursuite féroce du succès, où le flâneur, plus lent, est continuellement dépassé par le flot :
« Le flux me contournait, je devenais un îlot mobile, un caillot circulatoire, une pierre dans le sang urbain… » (p. 55)
L’individu à son rythme personnel déambulatoire, ternaire, le promeneur contemplatif, n’est que caillot, caillou, thrombose paralysante, inadmissible obstacle dans la frénésie de la circulation d’une société livrée à la vitesse vers on ne sait quel but.
Avec des notations urbaines réalistes, le texte acquiert un surréel, plus que surréaliste une sorte de réel d’à côté. D’en dessous, dans le conte suivant : une plongée dans une réalité urbaine souterraine dont le réalisme débouche sur le fantastique, tant de la fiction que des formes, des sons, des couleurs.
« Les catacombes rouges »
Puissance cinématographique dès la première ligne : le « rond lumineux » d’une lampe électrique arrache des formes dans l’obscurité d’une galerie dans des dégradés de lumière éclatante jusqu’aux effleurements du faisceau flou (p. 73) : atmosphère visuelle de « film noir », dont l’étiquette masque la réalité chromatique de toute la gamme, ombre et lumière du blanc, gris et noir. La surprise sera ici qu’on passera de cet ordinaire chromatisme angoissant à l’extraordinaire du rouge terrifiant. Pour l’heure, la lampe découvre, effleure « des canalisations et des tubulures, « des « piliers » et, dans une superbe image tel un gros plan, « se reflétait dans des flaques, éclairait tout à coup une inscription. » (p. 73)
Mais l’insolite, l’étrange, le fantastique passent du lieu, des images aux mots, aux sons qui lui répondent s’ouvrant en échos sémantiques et sonores. Cela devient « Une histoire peuplée de sons et d’échos », un « événement verbal », un « chaos de cohortes ». Paradoxalement, l’intelligible, « monstre sonore », « la prolifération des mots «éteignait la possibilité de leur faire signifier quelque chose », ce qui, autant que le « récit fantastique » était annoncé dès « Le Palais du Récit » : « il bruit du bruit que font les récits, dans un embroullamini continu. »
Le narrateur a beau affirmer « Je n’avais pas peur », le récit, devenu thriller, instille une atmosphère de terreur par ailleurs suggéré par la référence au « masque de la mort rouge », allusion transparente à Edgar Poe et au film célèbre de Roger Corman de 1964, dont l’acteur principal, Vincent Price, se spécialisera dans le rôle de Dracula.
Les bonheurs d’expression abondent comme, dans ces terribles souterrains ténébreux, cette « Aube souterraine », cette « étoile atténuée ».
Et, pour la première fois, dans cette abondance urbanistique du livre, dans cette ville inverse, à travers une grille, un paysage campagnard s’ébauche, mais dans une irréalité de souvenir, d’estompe : couleur passée, teinte sépia, « carte postale ancienne » (p. 83), description renvoyée à la connaissance culturelle du lecteur : « Un assemblage de stéréotypes poussés à bout ».
Pas de fées non plus ici, mais un bon ange, le gardien qui le tire de là pour une autre insolite aventure en surface dans un énigmatique café rouge.
« L’Homme aux 10 000 objets et la sainte bizarre »
Retour à Atella du narrateur, autre, puisque c’est lui qui a fait peut-être, les photos dont le premier s’était entiché.
Chaos, dépotoir, ordures en tas. Mais la photo, sous un bon angle, œil du photographe artiste, tire de l’art de l’or de l’ordure : « Le chaos devenait ainsi un tableau (p. 113) Désordre, ordre du monde impossible mais érigé en œuvre d’art telle une compression de César ? Cependant, nouvelle ordonnance des ordures en continents constitués de ce magma premier sinon originel, effet original sans doute de la fée du fatras.
Pessimisme, échec avoué du narrateur qui semble issu de la voie sans issue sociale de deuxième conte, installé dans le « provisoire indéfiniment reconduit », « coupé du ciel social » :
« Je vis en dehors des possibilités humaines » ; « Je vis entouré par les cadavres de mes possibilités. » (p.115)
C’est peut-être pour dépasser ces échecs que le dernier conte semble proposer une utopie sociale, bien que pour le moins étrange, reprenant et éclairant le titre global de l’ouvrage.
« La nef immobile »
Encore un ancrage urbain de la nef, décidément bien citadine comme une Île de la Cité enracinée qui ne connaît de la mer que le mouillage immuable au cœur de la ville. Le narrateur, à l’inverse de celui des Catacombes invité d’une soirée, est ici maître de maison, « au centre de la ville, installé dans la géographie lisse et nette d’un gratte-ciel ».
Ce lisse et net se perturbe toujours, ondule et vibre allitérativement du rythme ternaire de paronomases : « Beaucoup de bruyant, peu de brillant, rien de vibrant … »
Maître de maison attentif, il observe, avise, et visera une humaine « architecture », « une structure visuelle » (p. 149), un trio : une femme, deux hommes : « trois mousquetaires de soirée ». Verre à la main, une soirée mondaine d’été, sans beaucoup de malice, on peut penser à un banal trio femme-mari-amant ou un assemblage spontané à trois. Le narrateur, insatisfait veut y mettre l’ordre du quatrième, mousquetaire : passant du trois au quatre, il leur propose un quatuor, un carré, une partie pense-t-on par réflexe générationnel soixante-huitard et salonnard, réflexion érotique. On s’attendrait donc à un malicieux ou délicieux, ou délictueux Embarquement pour Cythère proposé par le maître de maison en quête de maîtresse et amants, trois pour une, une pour tous pour ces mousquetaires d’un nouveau genre ou génération nouvelle, plus on est de fous, plus on rit, mais je ne sais si sa proposition est plus honnête, en tous les cas, étrange : il les « embarque », au sens ambigu aujourd’hui du terme, sinon celui de l’épigraphe de Pascal, à former une nef. Bizarre jeu pour adultes enfantins ou grands enfants ? On pense aux Enfants terribles de Cocteau. Ou à une surréaliste utopie sociale, difficile à démêler, à déchiffrer sous les dialogues vifs, tout aussi étranges, des personnages.
Dans cette nef finale apparaît finalement la foule : La nef des fols ? Cela évoque-t-il La Nef des fous médiévale, Das Narrenschiff), la fameuse satire de Sébastian Brant (xve siècle), célébrée par le tableau de Bosch ?
Immobile, cette nef est-elle enlisée, échouée ? Signe-t-elle l’échec de l’Utopie, des utopies ? Sans doute, si l’on additionne et auditionne ce pluriel de narrateurs singuliers désabusés, à coup sûr trahis par la vie dans leurs inspirations et aspirations frustrées dans une chaotique société. Dans la tradition romantique, ils pourraient invoquer ces vers connus :
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.
Cependant, traqueur, détraqueur des mots, tressés, troussés et détroussés sémantiquement, Giribone jubile, joue avec le lecteur et déjoue si bien ses attentes, que ce texte fantasque, fantastique, fantaisiste devient une optimiste utopie du langage.
Benito Pelegrin
L’AUTEUR : Jean-Luc Giribone, normalien, agrégé en lettres, a fait à Paris une carrière remarquable d’éditeur en sciences humaines et de psychanalyse aux éditions du Seuil où il a notamment publié, Pierre Bourdieu, Peter Brook, François Cheng, Antoine Compagnon, Tzvetan Todorov, l’Ecole de Palo Alto, etc… Il a également enseigné en France et, aux États-Unis, à l’université de Yale. Dernier ouvrage, un essai Qu’est-ce qu’un homme de vérité ? Indigène éditions.
[1] Les notes de bas de page, comme dans des textes universitaires, accrédite cet effet de réel, comme celle qui identifie le « journaliste de renom » Paul Kolbert (p. 13).
[2] On connaît celle de Pascal qui joue sur eux sens du mot « raison » dans le cœur a ses raisOns que la raison ne connaît pas. »
[3] Le photographe réapparaît plus tard comme la ville, Atella, et d’autres personnages récurrents nommés, Coronatti, Madame Hébert.