Des spectacles, oui, mais sans public et filmés s’il vous plaît !
Vers une mise à mort du spectacle vivant déjà exsangue…
Demander aux artistes du spectacle vivant, notamment aux comédiens, de retrouver le chemin des théâtres pour y répéter leur création afin de proposer une captation filmée du résultat final sans public révèle une méconnaissance incroyable de l’essence même du théâtre qui est d’être joué en live et vu par un public in situ : les artistes se nourrissent des réactions du public indispensables à la vie même d’une création théâtrale. Le retour public est un élément fondamental d’une création, chaque artiste le dit. Et le théâtre, c’est ce partage des émotions entre des spectateurs et des artistes, entre la salle et la scène. Sa magie. Sa fragilité. Sa beauté. Sans public, point de théâtre ou de spectacle vivant, en attestent les comédiens qui ayant connu des salles où le public était rare et clairsemé ne peuvent que confier la difficulté qu’il y a à jouer.
C’est également une profonde ignorance du travail des acteurs du spectacle vivant et du fonctionnement du processus de création : si les répétitions doivent intégrer les mesures de distanciation et respecter les règles sanitaires édictées par les pontes de la médecine, voire celles qui ont été préconisées dans le rapport rendu à AUDIENS par le professeur François Bricaire, il sera bien difficile aux comédiens –en dehors des seuls en scène ou des duos interprétés par des couples de comédiens à la ville– de pouvoir répéter aisément. En effet, comme le précise le rapport, soit il est nécessaire d’avoir un mètre de distance entre chaque comédien (ce qui est un minimum quand on sait qu’un comédien en projetant sa voix peut postillonner jusqu’au premier rang dans une salle de spectacle), soit il est obligatoire de tester les artistes afin de savoir s’ils sont ou non porteurs du virus (à savoir qui paiera les tests quotidiens, pas de réponse). Ce qui est pour le jeu théâtral un non-sens total car cela dénature le travail des artistes quand on sait que la proximité est une composante essentielle dans le processus de création théâtrale.
Il est également dit dans le rapport précité qu’il faut adapter la mise en scène à ces contraintes sanitaires : c’est un casse-tête supplémentaire pour le metteur en scène qui doit imaginer des scènes où les comédiens ne se rencontrent pas, inimaginable quand on monte une pièce de théâtre classique ou un boulevard. Il faudrait tout réécrire quitte à dénaturer le texte théâtral et en trahir son auteur. Pour certaines pièces contemporaines, la contrainte peut être moindre. Imaginons un metteur en scène qui relève ce défi, quel sera le résultat artistique de cette mise en scène contrainte ? Des comédiens jouant chacun à un bord du plateau, s’agitant à bonne distance les uns des autres ou mieux encore enfermés dans des cages en verre, criant leur texte ou le susurrant au micro, à l’image des stripteaseuses en vitrine dans certains sex-shops d’Europe du Nord ? Cela s’est déjà fait et cela s’appelle le théâtre expérimental : tous les comédiens et metteurs en scène auront-ils comme unique choix que de s’engouffrer dans cette brèche théâtrale qui n’attire que peu de curieux et rebute les amateurs de théâtre populaire ? Osons espérer que les autres formes théâtrales survivront à ces mises en scènes contraintes sinon on assisterait à une uniformisation et standardisation de l’art théâtral dont la magnificence réside en sa très grande diversité de genres.
Pour en revenir aux préconisations du Président Macron distillées lors de son entretien du 6 mai, capter un spectacle pour une diffusion TV ou internet nécessite des moyens humains et matériels couteux. Les prises de vue et le montage requièrent des besoins en matériels et logiciels de qualité sans parler de la présence d’un professionnel qualifié. La diffusion en streaming sur une plateforme ou un site internet nécessite également une bande passante pouvant absorber les flux des visionnages et la sécuriser… Tout cela a un coût et qui paiera la facture de ce surcoût ? Les petites compagnies n’en auront pas les moyens : elles peinent déjà à proposer des teasers acceptables à moindre coût. Seules les compagnies aux reins plus solides pourront faire appel à des vidéastes pour ce travail mais le rendu ne pourra jamais rendre la fragilité du jeu en live, ce qui fait que chaque représentation est unique et que nous pouvons aller voir plusieurs fois le même spectacle sans s’ennuyer. Le spectacle vivant en offrant ainsi sa matière vivante à la caméra pour devenir objet cinématographique signera son arrêt de mort sachant que nous ne jouons pas de la même façon au théâtre qu’au cinéma, que la mise à la scène est également différemment pensée au regard du temps et de l’espace de jeu : cette délicate et complexe mise en boite de l’art théâtral n’a-t-elle pas déjà été mise en lumière par Lars Von Trier dans Dogville où dans un décor tout théâtral et misant sur jeu théâtralisé -expérience par ailleurs non renouvelée-, il proposait un film au rendu déroutant ? Ainsi, les comédiens et metteurs en scène devront s’improviser acteurs et réalisateurs, le théâtre en devant ciné-théâtre perdra alors son âme et nous assisterons à la mort de cet art millénaire qu’est le spectacle vivant.
Autre conséquence, le public ne se rendra plus en salle pour aller voir du théâtre : déjà qu’il lui était difficile de pousser la porte d’un lieu de spectacle vivant par crainte que ce ne soit pas pour lui, ce phénomène risque d’aggraver le rapport du public au théâtre tout comme la mise en place du streaming et de la VOD a vidé les salles de cinéma en son temps. Ce sera le règne affirmé du tout écran, du chacun chez soi, du consommateur passif qui zappera d’une proposition à l’autre, sans réellement porter son attention sur les enjeux de chaque création, leurs questionnements. Avec une telle proposition, les théâtres en sus des contraintes sanitaires qui limitent drastiquement leur ouverture (une salle de 50 places ne pourrait accueillir qu’au maximum 10 spectateurs, ce qui obligerait les compagnies à jouer 5 fois d’affilée pour espérer une recette honnête et multiplierait par 5 le coût technique du spectacle pour le théâtre l’accueillant) ne vont pas retrouver leur public avant bien longtemps.
Quelles vont être les aides et solutions concrètes apportées par le gouvernement pour sauver la culture en dehors des aides annoncées au monde du cinéma et de l’allongement d’un an des droits des intermittents –obtenu non sans pression ? Peu de réponses satisfaisantes ont été données par le Président aux demandes du milieu culturel : envoyer les artistes à l’école (la bonne blague quand on sait que cela existe déjà depuis longtemps et n’est pas compté dans le calcul des droits), voire en colonie de vacances (à ceux qui ne sont pas titulaires du BAFA, passer votre chemin), leur demander de chercher des nouveaux publics (mais ne le font-ils déjà pas dans les cités, auprès des publics défavorisés, éloignés de la culture?), passer des commandes publiques aux jeunes artistes (sous-entendu de moins de 30 ans) etc…
Des annonces desquelles sont oubliés les artistes précaires sans statut, les primo-entrant qui n’ont pas encore fait leurs heures pour bénéficier du statut, les petites structures et petits lieux oubliés des DRAC qui méconsidèrent leur travail et ne les comptabilisent pas leurs jolis tableaux Excel, tous ceux qui n’ont pas de subventions ou si peu et qui ne vivent que grâce aux cours de théâtre qu’ils donnent à des centaines de jeunes amateurs, ceux-là ont perdu leur unique source de revenu et que leur dit-on ? On aidera tout le monde, bien sûr mais réinventez le spectacle vivant, réinventez des formes de travail nouvelles, réinventez-vous ! De là à ce que les artistes soient amenés comme à l’époque de la Chine de Mao à aller dans les champs ramasser les patates ou aller à l’usine dans une chaine d’assemblage, nous n’en sommes pas loin du tout quand on sait que de nombreux artistes pour subsister et continuer leur art contraint sont déjà amenés à accepter un travail alimentaire.
Alors, oui, il y a des gens qui ne vivent pas de leur passion et/ou envient le statut des intermittents (ces privilégiés), nombreux sont ceux qui n’ont que faire de la culture, ceux-là même qui pourtant consomment séries TV sur séries TV (rappelons leur que ces séries sont le fruit du travail d’artistes qui sans ce statut les protégeant ne pourraient leur offrir ces séries qu’ils aiment tant), ils se moquent de l’avenir de la culture qui ne leur parait pas essentielle. D’ailleurs qui serions-nous pour les en blâmer ? « A chacun sa vérité » disait Pirandello. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » professait Pascal. Certes, nous ne voyons que ce que nous voulons bien voir en fonction de nos petits intérêts égoïstes et la culture si vitale pour les acteurs de la culture ne fédère qu’un groupe restreint d’afficionados et de passionnés en comparaison avec d’autres secteurs d’activité bien plus plébiscités par le grand public. Mais c’est oublier qu’en tant que secteur d’activité la culture représente 2.3% du PIB (47 milliards d’euro grosso modo en 2018) et plusieurs centaines de milliers d’emplois directs (un peu moins de 700 000 en 2017)*, ce qui est tout de même non négligeable.
Qu’attend donc le gouvernement pour proposer, en plus d’une aide d’urgence substantielle, des solutions concrètes ainsi qu’un planning d’action à moyen et long terme afin de rassurer tous les acteurs de la culture ? A défaut, ce ne sera pas seulement une année blanche pour les intermittents mais surtout une année noire pour tous les acteurs culturels et tous les métiers qui profitent de cette manne de consommateurs qu’elle draine dans son sillon ! Diane Vandermolina
*Source : ministère de la culture. D’autres sources chiffrent les emplois directs à 1 million 400 000.
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