RMTnews International

The culture beyond borders

MICHÈLE RAMOND : LES RÊVERIES DE MADAME HALLEY

Share Button

MEURTRIÈRE MEURTRIE ?

Cela pourrait être un polar, et ce n’est pas un polar ; cela pourrait être l’Angleterre, et ce n’est pas l’Angleterre, sans exclure l’Angleterre mais en incluant d’autres lieux, étranges, car ils dérangent chaque certitude d’espace et temps à laquelle veut se raccrocher l’esprit rationnel du lecteur aspirant détective qui voudrait débrouiller un crime, qui n’est est pas un crime, sans exclure le crime, puisqu’il y en a un, un crime et une victime identifiée, la petite Cora, mais c’est un non-lieu et non-dit hors-jeu et hors sujet narratif. De même, filtrées en italiques, les probables ou improbables proies masculines d’une « tueuse blonde », « serial killer », Miss Murphy tout aussi probable qu’improbable.

Dans le titre même, « Madame Halley » connote une héroïne anglaise et, presque aussitôt, le premier lieu cité, « Bingham, dans le Comté de Chester », cher à l’inspecteur Cheshire, dénote l’Angleterre, mention de Londres, la Grand-Bretagne du moins, le manoir de Hank et Mary et sa gare de Clarenceville, avec des pointes insulaires voisines : « chansons irlandaises », cheveux flamboyants de jeune fille irlandaise. L’onomastique aussi, comme le titre, semble bien nous installer dans une humide et brumeuse ambiance british, vite déroutée par l’évocation peu britannique de « cépages », plus tard « les vendanges », mais renforcée cependant par l’onomastique qui semble décliner le titre à goût anglais :  Miss Murphy, Mac Donald, Teddy Free, Henry Cartoon, Talbot, Tom Farrel, Daisy, la petite Duncan, Saint-John, mais aussi l’anglo-saxon New Jersey, conforté par l’évocation explicite de films noirs américains  avec des silhouette typiques : ainsi, la gabardine de Monsieur Halley, « serrée à la taille comme les détectives des films noirs américains », ailleurs « serrée à la taille comme celle des inspecteurs de police  que l’on voit dans les films noirs américains », détail encore souligné ailleurs.

Bref, nous croirions avancer sûrement dans une atmosphère presque topique de film noir ou de polar à l’anglaise, terrain connu si la terre des solides certitudes ne s’écroulait sous nos pas avec d’autres lieux et noms qui fleurent plutôt les terroirs de la douce France : principal lieu de l’action et de la scène du non-crime, Saint-Servais, que la mentionnée Gare de Brest situerait dans le Finistère, donc, en Bretagne sinon Grande-Bretagne, mais la supposée rivière la Noire, est dans la Marne, et l’Yonne, Auxonne, Riquewihr, la Moselle et Metz font faire un grand écart ouest-est de la France, la Vidourle une pointe au centre et, Pierre-Nord nous le fait perdre géographiquement, et perdre pied, saisi d’une ivresse toponymique aux cépages et appellations sans doute contrôlées par l’auteure mais non par nous,  Clos de Vougeot, Château Vannier.

L’onomastique à consonance bien française déroute de la piste anglaise :  l’apparent british inspecteur Cheshire fait paire avec l’inspecteur Finois et ils ont pour collègues les inspecteurs Vennard, Le Guenn, et pour supérieurs, les Commissaires Dubois et Bruchot. La brève danse du 14 juillet semblerait définitivement planter en France cette constellation de lieux dont le temps ne semble guère stable non plus puisque le baroque Cardinal Borromée (« lointain ancêtre » de l’héroïne), semble voisiner avec le romantique Eugène Fromentin, ni peintre ni romancier, ici braconnier, peut-être convoqué au titre de ses titres d’orientaliste et écrivant du Sahara qui hante encore Madame Halley.

Mais cette Madame Halley n’est même pas Madame ni Halley, si ce patronyme fut son nom de jeune fille qu’elle restera même vieille : c’est une rivale détestée qui porte ou usurpe ces nom et titre, épouse de son vague cousin Halley, une « veuve invétérée » qui semble faire carrière et fortune de veuvages comme les divorcées professionnelles américaines accumulent divorces et pensions. Cette riche « Veuve Marnier », qui ne semble même pas mériter son dernier nom matrimonial de Halley n’inspire guère de sympathie :

« Sa laideur aidant sa vertu », « épouse prude et prudente un peu revêche dont seuls les miroirs auraient pu rougir », elle a une « supérieure indifférence qui passait facilement pour une absolue franchise. »

Cette femme, qui inspire tous les mépris à l’héroïne aspirant au nom de Halley —mais non à celui qui le porte, il lui inspire crainte et dégoût—une nuit que son mari est jury d’un prix de poésie Tennyson, poète anglais, insolitement décerné à Metz, est victime d’une vraie ou fausse tentative de meurtre, dont témoignera seul le bruit d’un fusil et des douilles retrouvées. L’héroïne titulaire, Madame Halley, la voisine inquisitrice, va d’improviser enquêtrice de ce crime vrai ou rêvé qui va meubler sa vie monotone d’herborisatrice et préparatrice de décoctions végétales et florales, en tirant des préparations médicinales qu’elle vend, encore que tentant d’écrire un roman. Elle échafaude hypothèse sur hypothèses, même « une affaire de contre-espionnage », celle classique du mari revenu clandestinement, nuitamment, à une heure différente de celle annoncée, pour régler son compte à son insupportable épouse. La plus drôle, et non la moins probable, est fondée sur l’usure d’un couple, plus uni par la haine que par un amour noyé dans la routine alimentaire d’un sempiternel potage de petites lettres, soupe à la grimace pour l’époux, qui rend presque logique la symétrique et réciproque envie de meurtre des époux.

Voilà donc notre héroïne, Madame Halley telle qu’elle se considère et titre, enquêtant insidieusement sue la tentative de meurtre sur son homonyme voisine haïe Madame Halley.

Sa maison tient du cottage anglais et l’on pense à la détective à domicile d’Agatha Christie, la vieille demoiselle curieuse de St Mary Mead élucidant des crimes comme elle tricoterait ou broderait en sirotant son thé. Une miss Marple qui aurait vu Fenêtre sur cour d’Hitchcock, (« reprit son guet à la fenêtre » perchée ou penchée discrètement de son rebord pour épier un voisin suspect, pour percer un mystère policier dans la proche villa, mais le démultipliant par ses soupçons, ses doutes, ses bifurcations, ses claires déductions, ses certitudes intellectuelles, soudain insidieusement gagnées de brume, nimbées de vaporeuses et langoureuses évocations paradoxalement solaires d’un séjour et amour africain trahi. Mais si Miss Marple semble exister de toute éternité, entité sans passé ni parenté, sans densité sentimentale, notre aspirante investigatrice, a une famille proche et lointaine, un vécu assez riche, presque aventureux en Afrique, un passé amoureux avec l’infidèle Henry et des voyages « des vrais comme des faux, ou des rêvés. »

         À l’inverse d’Hercule Poireau, Miss Marple n’ayant nul titre policier officiel pour résoudre une enquête, l’un des ressorts plaisants de ses histoires, c’est sa fine manière pleine de politesse exquise avec laquelle elle se glisse parmi les policiers enquêteurs, les met dans sa poche, insinue, suggère, arrive à les conseiller sans les humilier et, finalement à mettre sur la voie, leur laissant même la gloire de leur abandonner le coupable qu’elle a démasqué. Moins heureuse ici, ajoutant à ses frustrations, notre héroïne, attendant beaucoup des deux inspecteurs chargés de résoudre la tentative de meurtre subie par son honnie homologue et homonyme Halley Madame, s’efforce d’infléchir, de souffler, de suggérer vainement des pistes aux policiers, devient même confidente de l’Inspecteur Cheshire qui la fera rêver mais l’abandonnera encore à ses rêveries solitaires d’herborisatrice qui n’aura guère effeuillé de marguerites, mais sans doute collectionné les pétales fanés  d’amours illusoires, ente les pages du livre de sa vie ratée.

Le récit ne court pas à l’événement, il flâne entre plaine, lande, forêt, et « les clairières avides de ciel bleu », méandre, herborise des fleurs heureuses d’expression dont voici un tout petit bouquet :

« Le mot est un rêve, le rêve est un mot », presque une profession de foi de l’auteure ; cette image graphique de phrase nominale sans verbe perturbateur : « Désert, calme plat de gaze blanche » ; » ce frisson fricatif fouillant les feuilles froissées : « fougères et fraises cachées entre les feuilles » ;  ce jeu de contraste pictural : « des couleurs de grenadiers, mêlées aux ombres noires des pins et aux gouttes d’eau bleue de la rosée »,  ce rayon de soleil : « un rameau de benoîte bénite jaune d’or » ;  cette sentence fatale condensant comme un vers, les rêves angoissés de la nuit et le réveil de la déception : « Toutes les lunes sont suspectes […] et les soleil amers ».

Il y a une délicate poésie sylvestre des plantes et fleurs en leurs noms scientifiques désignées. Même l’antre ombreux, secret, inquiétant, où l’herboriste, par sa science, naturelle ou diabolique, la chimie ou l’alchimie, transmue en liqueurs et onctions, salutifères ou mortelles, ses plantes collectées, se pare de teintes angoissantes mais poétisées par l’insolite et mystérieux scientifique, tel le « sulfate d’atropine », ou la sonorité : « Des azotates de potasse et d’argent ».

Le laboratoire de Madame Halley est un lieu d’expérimentations de vie et de mort de la réversabilité de la nature où, telle une sorcière dotée de pouvoirs surnaturels, elle range méticuleusement ses « piluliers de ciguës », ses « bouillons de vipères et ses feuilles de baguenaudier » ou les tremblantes et vibrantes sonorités et couleurs de « l’or, l’ambre et la poudre de vipères pétries », tous ses élixirs, poétiques cocktails ou philtres d’amour ou de mort.

Énigme dans l’énigme, Madame Halley une ou deux, « sans carte d’identité », ou multiple par les identités possibles, Murphy, criminelle en série, Marnier, Aurora, Cora, semble sans visage, sauf, si le trait violent, à la Van Dongen, s’applique à elle :

« Les paupières meurtries, cernées d’un bleu d’orage. »

L’inspecteur Cheshire, qu’elle voit d’un bon œil, qu’elle croit réciproque, a sur elle ce cruel regard :

« femme excentrique, émule de Rousseau et de Mlle de Gournay, une vieille fille un peu rance qui vivotait entre sa cave, ses bocaux de simples et de grimoires. »

Encore qu’herboriser comme Rousseau tout misanthrope qu’il fût devenu n’est pas à nos yeux un crime, quant à Mademoiselle de Gournay, « la fille d’alliance » de Montaigne, son éditrice avisée, esprit fort et libre, elle a toute notre sympathique tendresse.

Confite et rancie en ses rancœurs que, telles ses plantes,  Madame Halley semble finalement amoureusement mijoter, mitonner, dépurer, distiller, quintessancier vénéneusement en ses bocaux et alambics dans sa ténébreuse cave de  magicienne ou sorcière, femme caméléon, aux noms aussi changeants que les rêves sur lesquels elle se pose sans jamais s’y reposer, enquêtrice ou meurtrière, est une grande âme trahie par la vie, une vie sans éclat éclatée en événements avérés ou possibles dont l’essence, plus volatile que celle de ses plantes, n’arrive jamais à se concrétiser en existence. Spectatrice de la vie des autres, faute de la vivre, elle rêve sa vie, au couchant des bilans et des faillites, dans cette « longue saison des crépuscules » dont j’ai parlé ailleurs, où les souvenirs remplacent inexorablement les rêves.

Disséminés les lieux, les temps, les noms, le mystère se généralise, nimbe d’une auréole le texte où même les passages en italiques semblent tisser un fin filet, un réseau, une fine résille aussi transparente à la vue qu’énigmatique sa trame insoluble, dont le maillage laisse passer du vide mystérieux. L’intrigue, c’est de nous intriguer en semant, aussi délicatement que Madame Halley cueille ses fleurs et plantes en posant, des problèmes, avec une délicieuse perversité, qui n’auront jamais de solution.

Benito Pelegrín

MICHÈLE RAMOND : LES RÊVERIES DE MADAME HALLEY

ROMAN, ÉDITIONS ORIZONS, 132 pages

Rmt News Int • 11 mai 2020


Previous Post

Next Post