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D’un confinement musical (partie III)
JOURNAL MUSICAL D‘UN CONFINEMENT (9)
Leçons d’un confinement
Autrefois, la mort était sensible dans notre vie : on mourait chez soi, entouré de ses proches, réunis ensuite pour la veillée funèbre. La mort était visible dans nos sociétés : les Pompes funèbres encadraient de noir les portes du défunt avec ses initiales ; sur une petite table couverte d’une nappe de deuil reposait, avec un stylo, le cahier des condoléances. On avait vu arriver le prêtre avec les sacrements pour les croyants, et le défilé des couronnes de fleurs. Sensible, visible, la mort était aussi audible avec le glas des cloches et il y avait autrefois les petits corbillards délicatement chantés par Brassens.
Puis l’on a envoyé les encombrants mourants mourir à l’hôpital et, de l’hôpital, à un anonyme salon du cimetière pour une rapide cérémonie à temps compté puisque les convois mortuaires se succèdent à un rythme rapide. Aujourd’hui, on parle de « faire son deuil », d’autant plus que, peu à peu, on a évacué la mort de nos vies, dont elle fait pourtant partie.
C’est qu’avec le culte du beau, le culte du corps, par le sport, la chirurgie esthétique, notre arrogante modernité a cru nier la vieillesse et, sinon vaincre la mort, la dissimuler, par la parole ou les faits ; incapable d’affronter la violence de la réalité, on ne disait plus le mort, déjà plus le décédé, mais le défunt ; on use aujourd’hui de la douceur d’euphémismes, du voile de périphrases : « il est parti, elle nous a quittés ».
Comme punis d’avoir cessé d’être jeunes, d’avoir renoncé à la jeunesse, comme si la vieillesse était une longue maladie qui choquait les regards, les anciens, on les a enfermés, avant de les renfermer dans les Ehpads, où la mort, qu’on ne voit plus, est allée silencieusement les chercher confinés dans une chambre, sans la famille, sans les amis : seuls.
Et songeons qu’à la douleur de la perte, s’est ajoutée, pour les familles, celle de n’avoir pu, par crainte de la contagion, assister l’être cher, ni l’accompagner pour ce qu’on appelle pudiquement le dernier voyage, interdit aussi. Et je pense, quand on n’a pas eu le temps de visiter, de dire adieu à un être aimé qui va disparaître à jamais, ce qu’on peut ressentir en pensant au geste qu’on n’a pas fait, au mot qu’on n’a pas dit ou, pire, au contraire, au mot de trop qu’on lui a dit, qui nous a échappé autrefois, et qu’on ne peut plus rattraper, ni effacer désormais par un autre mot aimant qu’il n’entendra plus.
Évitons ces mots cruels, qu’une fois dits, on ne cesse jamais de répéter et de regretter. À l’inverse, ne différons jamais, ne remettons jamais le geste amical, le mot affectueux à plus tard, au lendemain, à un avenir dont on n’est jamais assuré car on risque de n’avoir plus l’occasion de le faire ou dire.
Écoutons ce doux adieu d’autrefois, Bist du bei mir un morceau qu’on a longtemps prêté à Bach car sa femme, Ana Magdalena l’avait copié dans son fameux petit cahier. Mais c’est un air du musicien allemand Gottfried Heinrich Stötzel, tiré de son opéra Diomedes oder die triumphierende Unschuld (‘Diomède ou l’innocence triomphante’), créé en 1718 à Bayreuth. On a retrouvé un exemplaire de la partition d’origine qu’en 2000 au Conservatoire de Kiev.
Je vous donne une adaptation chantable des deux strophes :
Auprès de toi, j’irai sans crainte,
Tranquille, à mon dernier repos. (bis)
Et mon adieu sera sans plainte
Si je sens à cette heure sainte
Tes douces mains sur mes yeux clos.
Bist du bei mir, par Benjamin Appl (baryton)
https://www.youtube.com/watch?v=QD9CgNeYBuc
Image de Une : Diomède/Roi d’Argos.
JOURNAL MUSICAL D‘UN CONFINEMENT (10)
Sombre carnaval blanc
Avec le déconfinement, nous allons enfin pouvoir ressortir dans la rue, comme une nouvelle éclosion de vie. Mais quelle vie ? Elle sera forcément différente et l’on pourra alors dire, avec quelque justesse, la banale et ironique expression : « J’ai connu ça dans une autre vie ». Dont il faut bien se souvenir, car il faudra la voir forcément au passé. Nous avons tous conscience que tout sera différent. Et pour un temps, dont certains d’entre nous ne verrons pas la fin.
Le désenfermement forcera à des bilans, personnels et collectifs.
Pour le collectif, nous savons que nous ne savons pas combien de temps ni comment nous allons vivre socialement après. Nous en avons déjà des signes palpables dans nos rues encore assez désertes, dans les commerces où nous allons, autorisés à des courses, rapides, et sans compétition ni gagnant. Comme un uniforme scolaire qui efface les différences sociales, dont certains demandent le retour, il y aura l’égalitaire anonymat généralisé des masques. L’un des effets bénéfiques du masque, avec celui de nous protéger, est indubitablement, de masquer les rides ou imperfections des visages. Mais aussi le sourire qui, en société, est une grâce de la vie. Et l‘on assiste déjà à un étrange carnaval fantomatique, en masques blancs. Mais si le carnaval festif favorisait, à la faveur des masques, les rapprochements, les frôlements, les attouchements désirés des corps, nous connaissons déjà une étrange danse d’évitements, contrôlant le réflexe par la réflexion, dans la hantise des gestes à ne pas faire, poignée de main, bise, distance des corps à respecter, distance respectable, à leur corps défendant ou défendu. L’Autre est devenu suspect, l’enfer, c’est vraiment les autres comme disait Sartre.
L’enfermement chez soi, en soi, a poussé souvent le confiné individuel à l’introspection. Aliénés, c’est-à-dire, chacun devenu Autre par l’agitation de la vie extérieure, du travail, de l’emploi du temps, sans avoir de temps pour soi, profitant du loisir et de la solitude, certains se sont enfin retrouvés ou cherchés. Je dirai que le malheur, quand on se cherche, c’est que parfois, hélas, on se trouve, ou rien, le vide, et il vaudrait mieux se laisser prudemment la brume du bénéfice du doute.
Pour les couples, le tête-à-tête confiné à deux, c’est le duo qui a pu tourner au duel, occasion de se retrouver ou de se perdre, d’approfondir un lien, ou de le défaire, de réveiller un amour ou d’éveiller des rancœurs. Car le confinement est une accélération et intensification du quotidien qui use les couples. Et là aussi, il y a des inégalités : heureux ceux qui sont confinés en un lieu spacieux où le couple n’a pas à se marcher sur les pieds, car on sait, les pieds, ça casse, et c’est pas le pied… Bref, on s’est vu, trop vu : on ne peut plus se voir. Et l’on se dit : il aurait mieux valu être seul que mal accompagné. Il y a des cas insolubles : ni avec toi ni sans toi, mes maux n’ont de remède : sans toi, parce que je me meurs, avec toi, parce que tu me tues.
Il y a les couples qui, malchance ou chance, vivent séparés le confinement. La séparation peut préserver le couple. Elle est l’épreuve de feu de l’amour : car l’absence est comme le vent qui éteint les petites flammes et rallume les grands brasiers. Mais on va la jouer romantique pour finir et introduire la musique, et l’on dira avec Lamartine :
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »
Et l’on écoute la mélancolique chanson de Solveig, plainte, complainte de la jeune amoureuse qui attend le retour du fiancé, le Peer Gynt du Norvégien Henrik Ibsen mis en musique par son compatriote Edvard Grieg en 1867 (en Une). Chantée par Anna Netrebko.
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