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D’un (dé)confinement musical (partie IV)

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JOURNAL MUSICAL D’UN (DÉ)CONFINEMENT (11)

INVITATION AU VOYAGE

  C’est sans doute un paradoxe du confinement : en nous enfermant sur place, il nous ouvert des horizons. Sur nous, sur la société, sur le monde.

Ce temps suspendu nous a forcés à remettre nos pendules à l’heure, nous a ramenés à l’essentiel : prosaïquement, pressés de faire des provisions en évitant au maximum les contacts, mais à pas comptés dans les magasins à cadence métrique mesurée de la distanciation, nous avons sûrement tous renoncé à nous encombrer de babioles, bagatelles, friandises inutiles pour nous en tenir au nécessaire pour tenir longtemps chez soi sans courir encore l’aventure risquée d’autres achats superflus. Les rayons vides d’articles de première nécessité en sont la preuve. Et banalement aussi, je suis sûr, que seuls à la maison, on ne s’est guère mis en frais de vêtements frais par la mode, et ne parlons pas des coiffures.

À un autre niveau, cette obligation du sur place chez soi, dans la solitude ou non, nous a contraints à une remise en cause, une remise à plat de notre mode de vie, de nos relations avec autrui, compagne, compagnon, famille ou amis.

Mais surtout, il me semble que le confinement, en nous cloîtrant dans un espace limité, nous cantonnant dans nos frontières domestiques, a ouvert grand celles du monde.  Le confinement, en nous protégeant du virus infinitésimalement petit, nous a fait prendre conscience d’un monde infiniment grand, dont nous sommes partie prenante solidaire et ouverte : le microscopique Covid ne connaît ni frontière, ni nationalisme, ni race, ni religion, ni idéologie. Il ne connaît que les hommes, que la pandémie menace sur pied d’égalité, qui nous fait tous égaux, sinon frères. Voici ce que disait le poète et pasteur anglais John Donne (1572-1631) :

« Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent […] la mort de tout homme me diminue, parce j’appartiens au genre humain ; aussi ne demande jamais pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne. »

On verra plus loin sa richesse érotique en images.

Notre société, saturée d’images a noyé l’imaginaire individuel, l’imagination, la faculté à se créer des images personnelles. Mais, cloîtrés, nous avons découvert ou redécouvert que l’imagination n’est plus la folle du logis, mais la fée : nous avons tous ri, souri, rêvé devant cette profusion, cette déferlante d’images, de vidéos dont certaines sont de vraies œuvres d’art, venues de l’infini d’internet qui nous ouvrait les murs.

L’espace réduit nous a fait prendre conscience de la mesure du monde que nous avions perdue dans des voyages trop rapides qui semblent abolir l’espace et le temps. Pas plus tôt partis qu’arrivés, sans trop même le temps de rêver à ce voyage pour le vivre mieux. Aussi, cette expérience du confinement, cette fermeture sanitaire des frontières, limitant ou interdisant les déplacements, nous invite-t-elle à repenser le voyage, à le rêver d’avance, à l’imaginer avant d’en ramener des photos, des selfies. Le théâtre baroque espagnol, appelé Comedia, n’avait pas de décors mais les pièces, par la parole, à l’inverse du théâtre classique français figé en un seul lieu, les multipliait, sollicitait l’esprit du spectateur immobile pour les imaginer, comme dit Cervantes :

 

            La Comedia est une carte

                     où à peine un doigt distant

                     tu verras et Londres et Rome

                     et Valladolid et Gant.

                     Peu importe au spectateur

                     que je passe en un instant

                     de l’Allemagne à l’Afrique

                     sans qu’il bouge pour autant,

                     car la pensée a des ailes

                     et il peut bien, un moment,

                     me suivre partout en rêve

                     ni égaré, ni fatigant.

 

Certains ont sans doute fait, comme Xavier de Maistre, le Voyage autour de ma chambre. Le poète et prêtre protestant anglais John Donne (1572-1631) savoure le voyage amoureux sur le vaisseau du lit qui suffit à faire : « D’une chambrette un univers entier » et, des amants des mondes suffisants l’un à l’autre. Il part à la découverte émerveillée du corps de sa maîtresse, un embarquement pour Cythère en un lieu clos, miraculeusement ouvert par l’amour.

Mais de ma chambre encore confinée, de notre studio clos, sur le miracle des ondes de la radio et du téléphone, acceptez L’invitation au voyage de Baudelaire, musique d’Henry Duparc dans cette magnifique version et la diction impeccable de José van Dam :

    https://www.youtube.com/watch?v=o-d2KXgpaSw

Image de Une : Charles Baudelaire : caricature, tête de trois quarts, à droite/dessin de Nadar (1820-1910). Libre de droit.

 

JOURNAL D’UN (DÉ)CONFINEMENT (12)

 

L’homme et la nature, la nature et l’homme, la nature de l’homme

Portrait d’Henry Purcell : reprodction photomécanique d’une gravure réalisée d’après l’œuvre de sir Godfrey Kneller – 1880-1960 /libre de droit

La science a informé notre conscience : c’est aux ravages que l’homme cause à la nature que nous devons la rage de cette pandémie. En détruisant les forêts, les niches écologiques, éthologiques, nous avons ouvert grandes les vannes, les rives, les dérives aux virus jusque-là confinés dans leurs rivages viraux naturels, inoffensifs. C’est que, avec une inconscience coupable malgré les progrès de la science, il semble qu’on en soit resté à l’enthousiasme arrogant de ses tout débuts qui faisait dire à Descartes que l’homme est « maître et possesseur de la nature. » Un maître qui aurait tout pouvoir, tous les droits et aucun devoir envers la nature. C’est ce même Descartes qui développait son atroce théorie des « animaux-machines », insensibles et inconscients, qui révulse notre fibre franciscaine d’amour des animaux. Cela choquait aussi en son temps Madame de la Sablière et son protégé La Fontaine dont les fables font des animaux nos semblables, sinon nos frères.

Leur contemporain Pascal jugeait Descartes « inutile et incertain ». Pour Pascal, en une époque qui venait de découvrir le télescope et le microscope, situé entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’homme est une antithèse irréductible de misère et de grandeur :

« Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout ».

Pour exprimer la misère de l’homme on connaît encore ces phrases de Pascal :

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »

Notre faiblesse dans la nature, notre misère, devient supériorité quand on en a conscience, c’est notre grandeur.

Pour le mystique Cardinal Bérulle, qui précède Pascal, l’homme est un néant environné de Dieu. Mais où est ce Dieu qu’on cherche tant à démontrer au XVIIe siècle, sans le trouver ? Pour les jansénistes, c’est un Dieu caché et, pour Pascal, opposé à Descartes qui veut le prouver scientifiquement, Dieu est sensible au cœur, sa seule preuve. Pour leur contemporain juif Spinoza, opposé aussi à Descartes, nous sommes partie prenante de la nature, Dieu est tout : il est partout, c’est l’intégralité du monde.

Ce monde, dont les grandes découvertes géographiques et cosmographiques viennent de montrer l’immensité, on continue de l’explorer, pour l’exploiter. Dans l’infini du cosmos que laisse présager le télescope, certains ont perdu un Dieu céleste devenu trop lointain, dissous à jamais dans l’espace. D’autres le cherchent dans l’infini intérieur de l’âme, qui est une autre terre à explorer pour découvrir le ciel, ainsi le grand poète et mystique espagnol saint Jean de la Croix :

Je suis entré sans savoir où,

Et suis resté sans savoir,

Toute science transcendant…

Cependant, sa théologie négative, ses ténèbres lumineuses, n’empêchent pas sa poésie d’être traversée par le souffle, non des brutaux conquistadors, mais par les conquérants espagnols, émerveillés découvreurs de la nature dont la conquête est aussi une quête de l’âme qui explore et court le monde par « monts, rivages »,

                            Les montagnes,

Les vallées solitaires ombreuses,

                                Les îles étranges,

                                Les rivières nombreuses,

à la recherche, du seul El Dorado possible, non le mythique Indien Doré,  mais le mystique Époux divin pour célébrer avec lui l’union dans les noces spirituelles.

En effet, moins cupides de fortune matérielle qu’avides de richesse spirituelle, la quête céleste est traduite tout naturellement en termes de conquête terrestre chez des poètes mystiques espagnols. Ainsi Francisco de Aldana (1537-1577) rêve de  la « conquête de ces sublimes parts / De ces Indes de Dieu ».

Miguel de Mañara (1627-1679), en qui l’on a cru voir par erreur le modèle du Don Juan, alors qu’il est né avant la création de la pièce qui fonde le mythe, mystique après une jeunesse de séducteur impénitent, rappelle cette équivalence :

         « Les découvreurs des Indes nous ont appris le chemin des Indes et, de la même manière, les découvreurs du chemin du ciel nous ont appris le chemin du ciel. »

Que l’on y cherche Dieu ou non, découvrir le monde, la nature, c’est se découvrir soi-même, et comprendre que nous sommes tous et monde et nature. C’est ce qu’exprime poétiquement et érotiquement le pasteur protestant John Donne (1572-1631) dont la « main buissonnière/ Par-dessus, par-dessous, entre, devant, derrière »,

les fesses de sa maîtresse, explore les deux hémisphères, la rotondité du monde, la nature par le corps de la femme aimée dans le navire du lit de sa chambre. Une chambre dans une île anglaise qui ne le ferme pas au sentiment de l’unité entre nature, homme et humanité :

 « Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent […] la mort de tout homme me diminue, parce j’appartiens au genre humain ; aussi ne demande jamais pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne. »

Nous saluerons son île sans Brexit par la poétique musique de son compatriote Henry Purcell (1659 – 1695) “Music for a while…” tiré de Œdipus, Z 583

Un moment de musique, dit le texte, qui apaise tous les tourments, mais l’envoûtante basse continue du clavecin, le même motif qui pourrait se répéter à l’infini, dit, en réalité, l’éternité.

C’est chanté par Philippe Jarousky, contre-ténor

https://www.youtube.com/watch?v=bwVCdyiTVHk

Henry Purcell

Music, music for a while,
Shall all your cares beguile,
Shall all, all, all,
Shall all your cares beguile.

Wond’ring, wond’ring
How your pains were eased, eased, eased
And disdaining to be pleased
‘Til Alecto free the dead,
‘Til Alecto free the dead
From their eternal bands,
‘Til the snakes drop, drop, drop
Drop, drop, drop, drop, drop from her head
And the whip,
And the whip, from out her han.
Da capo
Music, music for a while…

TOUS CES AUTEURS SE PEUVENT RETROUVER DANS DEUX DE MES LIVRES, FIGURATIONS DE L’INFINI, SEUIL, 2000 ET D’UN TEMPS D’INCERTITUDE, SULLIVER, 2008 ;

JOURNAL MUSICAL D’UN (DÉ)CONFINEMENT (13)

         Parler aux autres, c’est aussi parler de soi avec ses mots pour devenir ses idées. On me pardonnera ainsi de signaler que, il y a quelques années, j’ai publié un essai D’Un Temps d’incertitude, incertitude du temps, dont les temps que nous vivons semblent un étrange écho.

         Nous savions tous qu’un grain de sable peut enrayer une machine ; nous avons sans doute oublié, mais je le rappelle, en 1969, le dernier fleuron de la science spatiale américaine, une flambante fusée Apollo, à Cap Cañaveral, explosa au décollage : l’enquête prouva qu’un simple rat avait rongé une gaine électrique et provoqué un court-circuit. Cela pourrait être une fable de La Fontaine…Alerte pour notre arrogance humaine, alarme pour notre conscience scientifique.

Et voici qu’un microscopique virus, en l’espace de deux mois, bouscule tous nos repères, fait basculer nombre de nos certitudes. Qui nous aurait dit, après avoir vu pendant plus d’un an des vagues de gilets jaunes onduler dans nos rues, la houle de grévistes déferlant sur nos boulevards, que, presque d’un coup, ces millions de gens disparaîtraient de la circulation et de nos regards pour se confiner chez soi et laisser des villes fantômes désertes, sur toute la planète ?

Qui savait, qui pouvait prévoir ? Il est facile, après coup, d’exhiber des certitudes ; mais, ce qui est certain, c’est la seule incertitude, à l’échelle planétaire, à laquelle n’a échappé nul pays, qui a été le vécu au jour le jour de l’épidémie, qu’on pouvait difficilement imaginer pandémie tant nous avions foi dans cette religion de la science, réponse à tous nos maux, à nos maladies. Et nous avons vu le défilé de ses grands prêtres, pontifes de la médecine, dire, se contredire, dans leurs certitudes opposées souvent, relayés par les politiques : grippe, grippette, masques, pas masques, maladie hivernale saisonnière qui passerait avec le retour des hirondelles, le printemps, sans savoir que ce virus est aussi migrateur que ces oiseaux et semble se rire des variations climatiques et saisonnières qui varient selon les hémisphères nord ou sud de notre planète, égalitairement frappée. Et plongée dans un temps d’incertitude.

Car nous en sommes là : un virus bien connu de tous par son nom certifié en science, qui est sur toutes les ondes, sur toutes les bouches, qui circule à son gré, empêche notre propre circulation, affecte nos habitudes, infecte nos habitations. Rien n’est plus assuré, nous sommes incapables désormais de prévoir un voyage au long court, qui risque de tourner court, d’empêcher le retour si l’on va trop loin. Partir, c’est mourir un peu disait-on autrefois, une vérité : les voyages étaient si longs qu’on n’était jamais sûr de revenir, de revoir ceux qu’on avait laissés. Et si l’on revient, si on en revient, il n’est plus sûr d’être reçu porte ouverte à deux battants, ni grands ouverts les bras, embrassades et bises devenues suspectes. Pas de projet à long terme qui risque d’avorter avant terme, comme les élections qui auront lieu le 28 juin mais qui risquent de n’avoir pas lieu si les conditions de sécurité ne sont pas remplies, qui auraient lieu en septembre, si les conditions le permettent et, sinon, en janvier, mais d’ici-là ? Impossible de se projeter dans un avenir désormais aussi impénétrable que nos visages masqués, aussi marqué par ces gestes dit « barrière » (je dirais frontières, hélas !) appelés de « distanciation sociale », sinon de distinction, de distance de classe.

Et pourtant, peut-être compensation de l’incertitude générale, dans l’intimité éclatée par internet que de certitudes hasardeuses n’a-t-on pas vu fleurir dangereusement sur les réseaux sociaux ! À force de tant entendre certain on fait certitude de fausse information, qu’ils répètent à leur tour, projetant leur foi, leurs dogmes, leurs convictions, leurs préjugés, leurs fantasmes comme un savoir valable pour tous.

 

Or, penser savoir n’est pas forcément savoir penser. Moins on sait, plus on s’imagine savoir, puisque le propre de l’ignorance est d’ignorer ses limites. Mais le vrai savoir, conscient de ses bornes, est modeste.

En ces temps d’incertitude, rappelons donc la sagesse intellectuelle de Montaigne dont la devise était : « Que sais-je ? ». Il reprenait l’affirmation de Socrate : « Je sais que je ne sais rien. » Car rien n’est notre savoir en regard de tout ce qu’il reste à connaître, faible notre lumière scientifique face à l’infinité d’ombre de l’univers, et toute notre connaissance, même éblouissante, est criblée d’insondables trous noirs.

Je commençais par la fusée visant la lune, notre satellite si proche et si connu, qu’on croirait aujourd’hui sans mystère mais qui, avec ses phases, sa face inconnue, ses visages changeants, est symbole même d’inconstance, d’incertitude. Finissons donc par la « Prière à la lune » de la Roussalka d’Antonin Dvořák (en photo, © Gallica BNF), opéra de 1901, le drame de l’amour impossible entre une jolie ondine amoureuse d’un prince mortel qui se baigne dans ses eaux. C’est chanté en tchèque par Frederica Von Stade :

https://www.youtube.com/watch?v=UwVYFpY3VL4        

   Soufflée par une lectrice, cette citation d’Edgar Morin :

« Nous essayons de nous entourer de certitudes, mais vivre c’est naviguer dans une mer d’incertitudes à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquelles on se ravitaille. Attends- toi à l’incertitude ! »

Rmt News Int • 12 juin 2020


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