Fascinant Lucas Debargue, pianiste-compositeur à la Roque d’Anthéron
Récital de piano de Lucas Debargue, à l’occasion du Festival International de piano de la Roque d’Anthéron le jeudi 13 août 2020 au Parc du château de Florans (auditorium)
Fascinant Lucas Debargue, pianiste-compositeur !
La pandémie de Covid-19 aura été, malheureusement, la star de l’année et prolonge son séjour morbide, freinant tristement toute la dynamique habituelle des mille projets culturels de cette période estivale ! Le spectacle vivant, comme d’autres domaines, est à genoux. Cette terrible pandémie a mis à mal la plupart des Festivals, des concerts, animations, projets, dispositifs culturels qui font la richesse de notre pays; la RÉGION SUD se préparait à recevoir des millions de touristes, avides d’émotions musicales, chorégraphiques, théâtrales, photographiques… Les suppressions de Festivals emblématiques, historiques (Chorégies d’Orange, Festival d’Aix, Festival d’Avignon, Rencontres de la photographie à Arles…) comme celles de structures plus modestes mais si essentielles à la vie de nos villes et villages, ont mis une chape de plomb sur un été qui s’annonçait radieux. Des dizaines d’annulations ou des spectacles très encadrés. Mais comment la musique, l’Art en général, vecteurs de communications, d’échanges, de passerelles, lieux de rapprochements sensibles, affectifs, peuvent-ils se concevoir avec des gestes barrières si stricts, des ports de masques si contraignants ?
René Martin, Directeur historique du Festival International de piano de la Roque d’Anthéron depuis 1981 et toute son équipe, artistique, technique, administrative ont eu le courage et la force d’affronter cette épreuve, sans baisser les bras : déplacer, réduire mais ne pas annuler, respecter les gestes barrières en baissant la jauge des spectateurs de 2000 à 500 (!), maintenir le port des masques, mais proposer une exceptionnelle programmation dont ce créateur et organisateur hors-pair (la Roque, La Folle Journée de Nantes, 1995…) a le secret. Ce jeudi 13 août, le Festival de la Roque a invité le bientôt trentenaire et brillant pianiste français Lucas Debargue pour un récital autour de Domenico Scarlatti, dont le pianiste a enregistré 52 sonates, chez Sony Classical, en 2019, mêlant aussi, originalité et sel du programme, des compositions contemporaines, dont 2 du pianiste lui-même !
Hommage à Scarlatti tout d’abord dont Debargue est un fervent admirateur. Contemporain de Bach et Haendel, Domenico Scarlatti compositeur et claveciniste virtuose (1685-1757) est le fils d’Alessandro Scarlatti. Si l’art lyrique fit la renommée du père, Alessandro, dans la lignée de Monteverdi, Cavalli, Cesti, Stradella…, créateur d’une centaine d’opéras (!), le clavecin fit celle du fils, Domenico. On ne sait pas grand-chose sur Domenico. Aucune œuvre manuscrite ne nous est parvenue !? Modestie, volonté de se cacher, secrets à ne pas révéler… ? C’est grâce au grand castrat Farinelli qui résidait aussi à la Cour du Roi d’Espagne qu’on put découvrir l’œuvre géniale du claveciniste, lorsque Farinelli revint, chez lui, à Bologne. Domenico a composé près de 555 Sonates pour le clavecin, formes simples avec reprises, mais une musique d’une incroyable variété de style et d’inventivité mélodique, rythmique, harmonique!
Une production gigantesque, dépassant celle, cumulée, de Jean–Sébastien Bach et François Couperin, pour cet instrument-roi de l’époque baroque ! Scarlatti s’installa définitivement à Madrid en 1733 et devint Maître de musique de la Reine Maria-Bárbara qui fut sa protectrice; c’est à Madrid qu’il composa l’essentiel de sa prodigieuse production de Sonates pour le clavecin. María-Barbara de Portugal devint, par son mariage avec Ferdinand VI, Reine d’Espagne. C’est à Lisbonne que Scarlatti fit la connaissance de la jeune Princesse ; il lui donna même des leçons de clavecin et elle devint une claveciniste de talent!
Chez Sony Classical, en 2019. Debargue enregistra 52 Sonates de Domenico Scarlatti, issues du gigantesque corpus des 555 Sonates pour le clavecin du maître de Naples. Ces Sonates, uniques dans le monde musical, sont en deux parties répétées, avec des variations dans la deuxième partie autour du thème. L’esprit de variation a toujours fasciné le monde baroque (la Follia de Corelli, Thème suivi de 23 variations, en est l’un des meilleurs exemples). N’oublions pas aussi l’Aria Da Capo qui permettait aux chanteurs de laisser libre cours à leur imagination, à la reprise du thème, proposant les ornements les plus variés. Debargue : chez Scarlatti, on ne peut jamais prévoir ce qui va se passer; sa sonate est l’art de la surprise, de l’inattendu et bien souvent de l’humour. Curieux paradoxe qui rend gaie, sautillante et imprévisible une musique pourtant empreinte de mélancolie et d’insondable saudade. Debargue enregistra en cinq jours les 52 Sonates qui apparaissaient déjà dans son premier enregistrement de 2016 ! On sent une proximité de personnalité entre Lucas et Domenico, malgré le peu de connaissance sur Scarlatti que nous avons : complicité technique et expressive, comme un ami qu’on s’inventerait, qu’on inviterait pour mieux se l’approprier !
Debargue déchiffra, en 2017, l’intégrale au piano des 555 pièces, ce qui correspond à 37 heures de musique ! Ces Sonates sont surprenantes par leurs caractères si contrastés : forme classique, thème simple et soudainement, un rythme, une mélodie qui se débrident, tournures modales andalouses, clins d’œil à l’Espagne qui admirait et qu’admirait Scarlatti, et mille autres surprises ! Jouer des pièces pour clavecin au piano requiert une vraie réflexion, une vraie retenue, un vrai recul, sans perdre la théâtralité, la nervosité, les palettes baroques, essence de ces pièces: se libérer de la pédale, être au plus près du clavier. Scott Ross, le génial claveciniste américain enregistra l’intégrale des 555 Sonates pour clavecin de Scarlatti, (1984-85, Château d’Assas, Hérault), référence absolue pour Debargue ! « Je joue toutes les reprises pour ne pas me refuser ce plaisir » se délecte le pianiste! Le programme sera un chassé-croisé permanent entre Six Sonates de Scarlatti, 2 œuvres de Bach et des œuvres contemporaines de Debargue lui-même et de Stéphane Delpace, passerelles fascinantes entre baroque et modernité.
On commence par un hommage au maître du baroque: Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Concerto italien en fa majeur BWV 971 ; 3 mouvements typiques : Allegro sans excès, jeu de questions/réponses main droite, main gauche, pour la présentation du thème dans un parfait équilibre ; dans l’Andante, on retrouve l’essence du concerto avec une main droite jouant le thème et une main gauche en accompagnement de noires régulières, rappelant les cordes habituelles accompagnant le soliste. Debargue déroule une mélodie incessante, sans rupture, immense plainte, sans tomber dans le piège d’une sonorité romantique que lui offre un piano Steinway, loin des possibilités du clavecin baroque et qu’il faut apprivoiser; le pianiste excelle dans cette retenue si maîtrisée. Le Presto brillant permet au jeune pianiste de laisser défiler des doubles croches déchaînées dans un flot ininterrompu : grandiose !
Concerto italien est une appellation courante à l’époque baroque, où l’Italie et la France (Ouverture à la française) se disputent le goût ; le titre original, en allemand Concerto nach Italienischen Gusto : concerto dans le goût italien. Les Goût Réunis de François Couperin est une tentative de composition recouvrant ces passerelles stylistiques. Le Concerto italien est un genre musical dans lequel un instrument soliste dialogue avec un orchestre, forme fixée par Antonio Vivaldi en trois mouvements, dont on connaît les célébrissimes Quatre Saisons qui ne sont autre chose que des concertos pour violon soliste et orchestre à cordes, soutenu par le clavecin : 12 mouvements ! Et pas seulement l’incontournable Allegro du Printemps de nos portables et nos ascenseurs ! Il faut donc entendre au seul clavier cet effet question/réponse que pouvaient restituer les 2 claviers du clavecin.
La Sonate en ré mineur de Scarlatti K.32 est surprenante par ses contrastes : ligne ornée, sobre, élégante suivie d’un Presto tonique ; celle en sol majeur K.14 fait penser curieusement au Rappel des Oiseaux de Jean-Philippe Rameau (extrait de la Suite en mi mineur. Deuxième livre de Pièces pour clavecin. 1724) avec ces croisements de mains et cette superbe inspiration mélodique: Debargue semble danser sur le clavier ! Entre ces deux pièces, on découvre une composition magnifique du pianiste et professeur Stéphane Delplace, né en 1953 : Septem Perpetuum en ré mineur ; un mouvement perpétuel sur un thème varié, battement rythmique très jazzy, richesse harmonique incroyable. Delpace approfondit le langage tonal dans ses aspérités les plus inconnues plutôt que de se courber devant les cercles officiels de la musique contemporaine ! Un vrai choc que son confrère joue avec maestria. On découvrira 2 autres œuvres de Deplace : Klavierstück VI en mi mineur et Prélude et Fugue XXVII en mi bémol majeur, écriture très ravélienne, mêlée à des lignes fauréennes subtiles : un travail d’orfèvre minutieux et virtuose que Debargue magnifie avec sa fougue sans limites, magistrale fugue avec ses phrases syncopées ! Le Prélude et Fugue en sol mineur de Debargue fait penser aux premières œuvres de Dutilleux (Sonate pour piano. 1948), vagues impressionnistes, jeu sur les résonances du Prélude et volutes nerveuses de la Fugue : interprétation éblouissante d’une pièce exigeante et originale. Le jeune compositeur nous étonne encore dans sa Toccata en si mineur qui démarre simplement pour se développer dans une folle course rythmique : Stravinsky, Bernstein ne sont pas loin, Debussy, Ravel guettent aussi. Thèmes mélodiques puissants et harmonies riches, un final apaisé comme une révérence : sublime !
Dans ce programme, Scarlatti se glisse malicieusement avec ses confrères modernes et Debargue s’amuse à nous ramener sur les plages baroques de son riche voyage ! Sonates K. 531, K.27, K. 253, K.115 où l’on retrouve toute la lumière et le mouvement de la musique baroques : musiques théâtrales qui rappellent le triomphe de la monodie, de l’Air, de la virtuosité, des castrats vedettes (Farinelli, ami de Scarlatti, lui aussi à Madrid, fut nommé Directeur des théâtres royaux, sous Ferdinand VI!). C’est grâce à Farinelli que l’on a la trace des Sonates pour clavecin, le célèbre castrat, rentrant de Madrid, retourna, chez lui, à Bologne, avec deux recueils de Sonates de son ami Domenico!
Le rapport au chant est ainsi incessant chez Domenico, fasciné par la voix de Carlo Maria Michele Angelo Broschi, surnommé Farinelli et ses vocalises dans les airs les plus ornés que l’on retrouve, ce soir, sous les doigts diaboliques de Lucas Debargue ! La lettre « K » devant chaque numéro de Sonate correspond au catalogue du musicologue et claveciniste américain Ralph Kirkpatrick, professeur à l’Université de Yale (Conecticut/E-U) ; Kirkpatrick a publié une biographie de Domenico Scarlatti ainsi qu’une édition critique des 555 Sonates en 1953. La numérotation de Kirkpatrick permet ainsi d’identifier la chronologie de ces pièces que le claveciniste préconise de jouer par paire. L’originalité et la richesse du récital aura été de mêler six Sonates de Scarlatti à des œuvres contemporaines, de Lucas Debargue lui-même et de son confrère Stéphane Delplace, compositeur et pianiste. Jean-Sébastien Bach, le maître, avait ouvert le « rideau » ; il le fermera avec sa Toccata en ut mineur BWV 911, d’une extraordinaire liberté d’écriture, telle une ligne improvisée ; deux parties, l’une élégiaque, suspendue, l’autre subitement saccadée, brillante dans l’esprit du Concerto grosso, genre né aussi à l’époque baroque (Arcangelo Corelli), jeu de questions-réponses solo/tutti qui sera l’ancêtre du concert pour soliste.
Debargue nous laisse émus, éblouis par cette boucle d’une géniale cohérence : Bach, dont la mort, en 1750, signe la fin du Baroque est considéré comme la référence. Ovation, triomphe, bruits des pieds assourdissants des spectateurs sur les gradins métalliques. Debargue s’assoit et dit, pudiquement : « Il faut être effronté pour oser jouer après Bach ! ». Trois « bis » pourtant suivront devant les acclamations d’un public scotché ! Barcarolle de Lucas Debargue, remarquable, jazzy et impressionniste. Barcarolle de Gabriel Fauré comme une éternelle filiation qu’aime le pianiste et, enfin, la Fantaisie en si mineur op. 28 d’Alexandre Scriabine, compositeur russe anti-système, au symbolisme flamboyant. Le pianiste jette ses dernières forces dans la bataille, c’est fulgurant, titanesque ! Crescendo d’expressions sonores et de technique pianistique étonnants. Les derniers accords doivent encore résonner dans les allées centenaires de séquoias ! Magique !
Sonates, Toccatas, Fugues, Concertos… à l’honneur, genres et formes « classiques » pour un hommage aux grands maîtres et des passerelles contemporaines aux audaces inouïes sans les ruptures habituelles, clichés trompeurs d’audaces… finalement devenues « académiques ». L’Ecole dodécaphonique, sérielle, l’Ecole minimaliste répétitive, l’Ecole électro-acoustique etc… semblent loin des préoccupations du talentueux Debargue ! Arnold Schönberg avait imposé la dissonance au début du XXème siècle, comme un nouveau chemin d’écriture, balayant, dans son Traité d’harmonie (1910) 200 ans de dogmes compositionnels de la musique classique. Cent dix ans plus tard, un jeune pianiste fougueux, sensible, angoissé, brillant, inventeur d’horizons nouveaux, a éclaboussé de toute sa classe, le public de l’Auditorium et Debargue-compositeur a prouvé qu’on pouvait être moderne en s’appuyant sur le passé.
Quel extraordinaire chemin parcouru par Lucas Debargue depuis son 4ème Prix au prestigieux Concours International Tchaïkovski et Prix spécial de la critique musicale de Moscou, en 2015 ! Un chemin technique, esthétique sans concessions. Debargue a prouvé qu’on pouvait être tonal et innovant, brillant et sensible, ouvert, exigeant et respectueux du passé, dans sa quête permanente du son, de la mélodie, de l’harmonie, exploration de contrées encore inconnues, plutôt que de suivre le moule de la rupture élitiste de ses contemporains installés dans un « système ».
Concert-métissage, empruntant des matériaux du passé, croisements de compositeurs baroques et contemporains, juge et partie d’un jeu dans le « je » pour un nouvel humanisme contemporain. Aimer, agir, interpréter, ne pas s’installer, s’inspirer en étant toujours plus exigeant, aller toujours plus loin… Double et belle leçon d’un récital rare !
YVES BERGÉ
Crédit photo Christophe Grémiot
Programme : “Autour de Scarlatti”
- Bach : Concerto Italien en fa majeur BWV 971
- Scarlatti : Sonates K. 32, K. 14, K. 531, K. 27, K. 253, K. 115
- Delplace : Septem Perpetuum en ré mineur, Klavierstuck VI en mi mineur, Prélude et fugue XXVII en mi bémol majeur
- Debargue : Prélude et fugue en sol mineur, Toccata en si mineur
- Bach : Toccata en ut mineur BWV 911
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