ISSÉ – Pastorale héroïque
Musique d’André-Cardinal Destouches (1672-1749). Livret d’Antoine Houdar de La Motte (1672-1731). Un CD Ambronay par l’Ensemble les Surprises, dirigé par Louis-Noël Bestion de Camboulas; Les chantres du centre de musique baroque de Versailles (direction Olivier Schneebeli)
La parenthèse du confinement, et la suite incertaine du déconfinement, ont causé des retards de critiques dans l’actualité discographique, elle aussi mise en sommeil. Mais le sommeil de cette Belle au Bois dormant ayant duré plus de trois siècles, cela n’affectera pas trop son réveil aujourd’hui. En effet, trois-cent-vingt ans après, le Festival Corum-Montpellier en recréait avec succès la version de 1724 que voici en un coffret remarquable de deux CD, avec une belle présentation et le texte entier de Houdar de La Motte.
Le compositeur d’André-Cardinal Destouches (1672-1749) est un personnage singulier. Fils de riches marchands, élève des jésuites, tenté par la religion, il accompagne une délégation française au Siam à l’âge de quatorze ans. En 1688, de retour, et revenu de sa vocation religieuse, comme Julien Sorel hésitant entre le Rouge et le Noir, la soutane ou l’uniforme, il se fait, non « mousquetaire rouge », mais noir, mousquetaire du roi. Il n’a que vingt ans et participe au siège de Namur. Sous les armes, il compose des chansons à la guitare, avec un certain succès. Héritant de son père et d’un titre, il démissionne de l’armée en 1694 pour se consacrer à la musique. L’Aixois André Campra sera son professeur. Près de lui, il retrouve son cousin Antoine Houdard de La Motte, librettiste réputé, qui travaille avec Campra à l’Europe galante (1697), premier opéra-ballet. Destouches en compose quelques airs et gardera Houdard de la Motte comme librettiste. Les deux cousins triomphent à Fontainebleau devant la cour et le roi, qui demande l’ajout d’un prologue allégorique, avec Hercule Jupiter, Apollon, naturellement à sa gloire pour Versailles, la même année de 1697.
Du livret, on dira qu’il est efficacement agencé entre danses, récits, airs et chœurs, d’une belle clarté d’expression mais dénué de grâce poétique : en effet, La Motte, partisan résolu des Modernes contre les Anciens, n’aimait pas particulièrement la poésie, genre qu’il estimait dépassé, et militait pour un théâtre en prose, débarrassé des lourdeurs de la versification. Il avait prosifié un acte du Mithridate de Racine, estimant l’avoir amélioré. Sans même connaître le grec, à partir d’une traduction française, il réduisit l’Iliade d’Homère de près de moitié et en donna une version dont il disait fièrement dans la préface qu’il l’avait purgée de ses grossièretés et de ses métaphores outrées. Avec ça, brillant théoricien, il est le parfait représentant d’une esthétique linguistique française rationaliste qui, après La Fontaine et Racine, pendant plus d’un siècle, ne connaîtra plus de poète, à part André Chénier, fauché par la guillotine pendant la Révolution. Ce qu’on appelle alors poésie est en réalité une prose rimée, sans invention verbales, les images se réduisant à des clichés convenus, ce qu’on appelle aujourd’hui métaphores lexicalisées, mortes. Dans les limites de ce cadre-là, ses pièces et livrets sont dramatiquement habiles.
Tiré du livre VI Métamorphoses d’Ovide, le sujet narre l’une des aventures amoureuses d’Apollon qui, non content d’être le plus beau des dieux, se livre à une permanente chasse amoureuse, séduisant filles et garçons pour lesquels cela ne finit pas toujours très bien, n’hésitant ni à la ruse ni à la violence.
Issé est donc une pastorale héroïque à la mode enrubannée des XVIIe et XVIIIe siècles, qui met en scène dieux et héros de la mythologie, un conflit amoureux. C’est un prétexte à un fastueux et féerique déploiement de ce qu’on appellerait « effets spéciaux » : apparitions, dieux volants, tempêtes, ici, les Heures descendant des nuages, et le Sommeil, les Songes, permettant une musique de rêve, mais aussi les Zéphirs, les bergers, les pâtres, autorisent des ruptures légères ou comiques dans le style noble de l’ensemble. Le couple comique de Pan et Doris, représente avec charme l’amour inconstant. Dans l’esthétique baroque, tous les arts sont convoqués, poésie, théâtre à machines, musique chantée, dansée, architecture des décors, peinture, costumes : un spectacle complet.
Voulant être aimé pour lui-même, comme un héros de Marivaux, Apollon s’est déguisé en berger Philémon pour séduire la nymphe Issé, vainement aimée par Hylas. Même s’ils sont convenus, les sentiments, les affects, ont la vérité banale de ceux qui souffrent : les lieux communs, amour, toujours, amour, jamais, recoupent fatalement des situations sentimentales dans lesquels chacun se retrouve dans la banalité humaine. Le baryton Thomas Dolié, amant douloureux, en fait un drame personnel convaincant, touchant. Sans savoir que Philémon qu’elle aime est Apollon déguisé, Issé ne veut pas sacrifier cet amour même pour un dieu et se lamente joliment par la voix soprano de Judith van Wanroij. Il ne saurait y avoir d’opéra baroque sans une scène de « Sommeil » qui offre un intermède musical et dansé avec l’appel aux Songes, chanté par Stéphen Collardelle, plus de rêve que de sommeil. Le couple comique de Pan et Doris, représente avec charme charnel l’amour inconstant et l’on goûte Chantal Santon-Jeffery qui a un air ravissant pastoral pour chanter la fidélité amoureuse prêtée aux oiseaux.
La partition est dans la tradition lullyste, mais on sent l’empreinte de Campra qui fait un pont heureux entre style français et italien et l’orchestre préfigure Rameau dans de ravissantes couleurs instrumentales. La musique est belle, vivante et expressive (avec deux lamentos touchants). Elle mêle, dans le goût de l’opéra vénitien hérité du théâtre baroque espagnol, le tragique (Issé et son amant malheureux, Hylas, évincé par le berger Philémon/Apollon) et le comique, avec une plaisante l’apologie de l’amour libre par Pan contre la fidélité conjugale rêvée par Doris à l’image des oiseaux. Le drame ou comédie des solistes est scandé de scènes d’ensembles pastorale, danses, dans une remarquable diversité.
On salue la beauté de l’interprétation vocale et musicale, l’intelligence des enchaînements sans creux toujours dramatiquement dynamiques de ce CD parfaitement enregistré. Une réussite.
Benito Pelegrín
ISSÉ – Pastorale héroïque. Musique d’André-Cardinal Destouches (1672-1749). Livret d’Antoine Houdar de La Motte (1672-1731). Un CD Ambronay par l’Ensemble les Surprises, dirigé par Louis-Noël Bestion de Camboulas. Les chantres du centre de musique baroque de Versailles (direction Olivier Schneebeli)