DÉLIRE (ET DÉLICES) DES LYRES
Délire des lyres, duo Faenza, Marco Horvat et Francisco Mañalich, chant au luth et à la viole. Label Hortus
De l’ensemble baroque Faenza, nous avions beaucoup aimé le disque Airs à quatre parties du Sieur Dassoucy. Ce CDnous rappelait ou révélait opportunément, avec un livret très nourri en textes de ce poète, musicien, chanteur et romancier picaresque, les seules musiques ayant survécu de ce brillant collaborateur de Molière. Même connaissance et science de ce répertoire baroque, même élégance, mais aussi distance désinvolte qui leur permet de poser sans pose une interprétation loin des formalismes dogmatiques qui en rigidifient ou glacent l’accès : un sensible plaisir enjoué à la jouer, à en jouer, contagieux, si l’on ose user aujourd’hui d’un mot qui fait peur.
Réduit au duo de chanteurs instrumentistes,Marco Horvat et Francisco Mañalich,Faenza propose encore un disque séduisant, brillant, érudit sans pesanteur dans son livret guère délirant mais plaisant à lire, Délire des lyres, duo Faenza, Marco Horvat et Francisco Mañalich, chant au luth et à la viole. Label Hortus.
Propos et proposition clairement posés : « Ayant tous deux repris l’ancienne pratique du chant sur l’instrument, Marco Horvat et Francisco Mañalich ont choisi dans les répertoires français, italien et anglais du XVIIeet du XVIIIesiècle, des chansons qui évoquent le pouvoir de ces musiques qui, comme l’écrit Madeleine de Scudéry dans Clélie, histoire romaine ‘‘émeuvent le cœur et le portent à la tendresse, à la langueur, et à l’amour’’. Ils s’accompagnent sur l’archiluth, la basse de viole, la guitare baroque, la lira et le théorbe. »
Mademoiselle de Scudéry expose, dirais-je, le corps du délit, des délices, du délire de ces lyres qu’il faut d’abord définir pour délier.
Ces instruments à cordes pincées, je dirais cordes sensibles, s’accordent délicatement, par leur confidentielle délicatesse, à la voix, tout aussi sensible et intime. On ne s’adresse pas à la foule en force mais à un public forcément plus proche, sinon de proches, une minorité choisie, capable d’en goûter les finesses, les subtilités qui s’évanouiraient dans la distance. Judicieusement reproduits par Marco Horvat dans le livret, des textes du temps l’attestent, soulignent par ailleurs l’avantage de s’accompagner soi-même, ce qui permet d’adapter librement l’instrument, son soutien, au rythme de la voix, la voix demeurant encore pour longtemps le modèle de la musique instrumentale, même si quelques pièces bien choisies montrent l’autonomie que gagne peu à peu la musique instrumentale émancipée de la vocalité, sans en perdre pour autant la trace. À cet égard, les pièces strictement instrumentales (plages 4, 9, 12, 16, 19) qui permettent aux interprètes en soliste ou duo de faire briller leur instrument respectif, sont significatives et l’on savourera le voluptueux tressage de cordes, cordelettes dorées ou sombres, des lignes amoureuses de la viole et de la lira du Prélude en arpègementde Marin Marais (plage 7), un tissage de mariage heureux.
Ouverture de ce disque savant mais plein d’humour, d’entrée hors musique, la précédant, l’annonçant, comme au théâtre les trois coups, d’un ton impérieux Marco Horvat pose et expose, comme un lever de rideau, à la fois la gamme montante et descendante, les instruments viole et guitare, avant l’entrée en scène des voix, ténor et basse des deux compères dans un air de François Campion, « Apollon, c’est toi que j’implore ! » (plage1). C’est chanté en prononciation baroque française reconstituée dans la lignée de notre ami Eugène Greenou de son disciple Benjamin Lazar. Plus loin, Mañalich interpréteraMusic for a while en diction anglaise ancienne également reconstituée, qui peut surprendre, si on ne le sait, avec ces afrancs non voilés d’autre voyelle comme aujourd’hui, qu’on prendrait pour un accent hispanique d’un Philippe II d’Espagne cherchant à charmer son anglo-espagnole épouse Mary Tudor, par ailleurs sa grand-tante, folle de la musique de vihuela, cette autre parente de nos lyres et luths absente ici.
Cet air d’entre de Campion est une superbe déclamation lyrique à la française qui, depuis le Florentin Lully, a trouvé sa voix entre le lyrisme italien et la voie de Campra et Rameau. On peut le comparer au dramatique « Lamento d’Apollo » (plage 10) de Cavalli du siècle précédent. C’est une logique entrée puisque, je le rappelle, Apollonmusagète, chef des Muses donc aussi de la musique, qui dérive de muse, était dit aussi « citharède », joueur de cithare qui accompagnait sa poésie. On ne sait pas, ou l’on oublie, je le rappelle encore, que la poésie était toujours chantée pour un public, accompagnée d’un instrument à cordes. Comme les troubadours avec leur luth plus tard, instrument associé à la poésie, même sans musique :
« Poète, prends ton luth et me donne un baiser… », dit encore, dans sa Nuit de maide Musset, la mièvre Muse médusée par ce vers guère amusant.
Ce n’est qu’avec l’imprimerie, où les poèmes sont coupés de la musique, que lire de la poésie devient un exercice individuel, solitaire.
La cithare est un des avatars de la lyre, emblème du mythique Orphée dont le chant accompagné fendait d’émotion les pierres, adoucissait les animaux féroces, et son chant lui permit de bercer et d’endormir Cerbère, gardien des Enfers, et d’attendrir les dieux infernaux pour retrouver son Eurydice. C’est le mot lyre qui donne le mot « lyrique », chant et poésie exprimant les émois du moi. Même s’ils sont ici contenus et convenus par le sempiternel répertoire rhétorique de l’époque, ces poncifs émotionnels, chantés, élevés par la musique, n’en acquièrent pas moins une vérité et une émotion universelles et intemporelles de lieux communs où nous nous retrouvons fatalement tous, dans notre généraliste banalité.
C’est donc bien cette pratique immémoriale retrouvée du chant accompagné individuellement, qu’il me plaît de saluer chez ces deux interprètes pour leur rendre hommage.
De l’Aixois André Campra (1660-1744), franco-italien et versaillais, est bien venue une parodie sur l’un de ses airs, « Viens, ma lyre… », chantée par Francisco Mañalich quis’accompagne avec la viole, soutenu par la lira de Marco Horvat (plage 5). On apprécie toute la délicatesse des nuances du ténor, qui connaît tous les agréments du chant français, leurs ornements qui ourlent et brodent les mots, sur le souffle filé, affiné de la voix doucement sur la corde. Cela répond parfaitement à ce que cite Horvat de Mademoiselle de Scudéry qui dit que ces musiques « émeuvent le cœur et le portent à la tendresse, à la langueur, et à l’amour ». Mais là, j’apporterai un bémol, renvoyant, on me pardonnera encore d’intervenir personnellement (mais c’est le plaisir que j’ai à ce disque qui dicte aussi ce plaisir d’apporter ma note), à l’un de mes livres sur le Baroque à un chapitre, « Sous le signe d’Orphée, le baroque ». J’y rappelle que, dans l’Orfeode Monteverdi de 1607, le premier personnage qui paraît, c’est la Musique qui prétend émouvoir les cœurs les plus insensibles en les enflammant d’amour, mais aussi de « l’ira », l’ire, la colère et l’on entend aussi la lira, la lyre. [1]
Effectivement, les troubadours, sur leur luth, avaient des chants d’appel à la guerre, à la croisade. Les deux musiciens proposent d’ailleurs, dans ce parcours du chant français, italien anglais (pas d’espagnol ni allemand, hélas) du XVIIeavec des pointes au XVIIIesiècle. Au moins un morceau dramatique et puissant comme je disais plus haut, leLamento d’Apollonde Cavalli. Il y a aussi un air à boire très vigoureux, à deux ivrognes. On ne résiste pas à un anonyme bien personnalisé avec humour par Marco Horvat qui ne croit pas à cet amour bucolique, « Depuis que j’aime Lisette… », ravale de sa musette de berger. (plage 17)
Le livret signé de Marco Horvat est encore très intéressant et bien écrit. C’est pourquoi je me permets d’évoquer à l’intention de ces deux excellents chanteurs et musiciens, une ombre charmante qui m’est chère que je rappelle à leur intention, Ninon de Lenclos.
Élève de son célèbre père, luthiste renommé qui dut fuir la justice et la France pour avoir tué le mari de sa maîtresse, la laissant elle et sa mère sans ressources, la charmeuse Ninon de Lenclos, avant de vendre ses charmes, vivait du charme de son luth et de sa voix, dont elle enchantait les salons mondains du Marais, avant que sa libre vie de libertine scandaleuse avec, selon sa propre catégorie d’amants, les « favoris » (gratuits), ou « martyrs » (éternels soupirants), ne l’en chassât, l’obligeant à la chasse aux « payeurs » pour survivre. Même dans sa carrière de courtisane célèbre par son esprit, elle ne dédaignait pas, s’accompagnant de son luth, de jouer, chanter et danser la sarabande espagnole qui n’était pas la danse solennelle et glacée qu’en fit le baroque emperruqué et poudré à frimas, mais la danse picaresque condamnée par l’Inquisition, dont l’expression « faire la sarabande » garde pourtant les pas sulfureux. Même sans sa lyre, elle causait bien des délires et des délices, et des admirations, même de Voltaire qui estimera qu’elle était, par sa culture et son esprit UN philosophe en un siècle qui ne l’était pas encore. Un régal aussi, les deux musiciens qui ont commencé par une gamme en chantent une autre, Ut, re, mi, fa, sol, la de Carlo Milanuzii. (plage 18).
Benito Pelegrín
Délire des lyres, duo Faenza, Marco Horvat et Francisco Mañalich, chant au luth et à la viole. Label Hortus
François Campion (1685-1744) | ||
1. | Apollon ! c’est toi que j’implore | 6’18 |
Henry Purcell (1659-1695) | ||
2. | Music for a while | 3’34 |
Carlo Milanuzii (1590-1647) | ||
3. | Non voglio amare | 2’18 |
Dubuisson | ||
4. | Prélude | 1’20 |
André Campra (1660-1744) | ||
5. | Viens, ma lyre | 3’34 |
Anonyme | ||
6. | Passacaglia della vita | 2’44 |
Marin Marais | ||
7. | Prélude en arpègement | 2’27 |
Bellerofonte Castaldi (1580-1649) | ||
8. | Chi vidde più lieto e felice di me | 3’19 |
Henry Purcell (1659-1695) | ||
9. | A New Ground | 2’44 |
Francesco Cavalli (1602-1676) | ||
10. | Lamento d’Apollo | 4’46 |
Charles Hurel | ||
11. | Si jamais je vais à la taverne | 1’30 |
Alessandro Piccinini (1566-1638) | ||
12. | Partite variate sopra quest’aria francese detta l’Alemana | 6’06 |
Claudio Monteverdi | ||
13. | Tempro la cetra | 4’42 |
Thomas Campion (1567-1620) | ||
14. | When to her lute Corinna sings | 1’48 |
Henry Purcell (1659-1695) | ||
15. | Julia | 1’51 |
Marin Marais | ||
16. | Rondeau moitié pincé et moitié coup d’archet | 2’53 |
Anonyme | ||
17. | Depuis que j’aime Lisette | 4’14 |
Carlo Milanuzii (1590-1647) | ||
18. | Ut, re, mi, fa, sol, la | 2’22 |
Heinrich Ignaz Franz von Biber (1644-1704) | ||
19. | Passacaglia | 7’14 |
Transcription : Arto Wikla et Marco Horvat | ||
Sébastien Le Camus (1610-1677) | ||
20. | On n’entend rien dans ce bocage |
[1] Benito Pelegrin, Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, éditons du Seuil, 2000 (Grand Prix de la Prose et de l’essai) DEUXIÈME PARTIE, LES CHEMINS DU CIEL, « La musique conquise sur le ciel », p. 254.