Les Sacrements de Grégoire Rolland
Les Sacrements, cycle musical de Grégoire Rolland, orgue, Chœur grégorien de la cathédrale d’Aix-en-Provence, direction Pierre Taudou, label Hortus.
C’est un privilège de saluer un beau CD le jour même de sa sortie officielle le 30 octobre 2020, veille de notre deuxième confinement dont on le voudrait exorcisme contre ce mal viral, invisible mais si sensible aux cœurs et âmes qui nous afflige dans l’actualité.
Justement, contre toute actualité éphémère, périssable, ce disque s’appuie, sinon sur un illimité du temps, qui nous échappe, sur une temporalité multiséculaire, le grégorien, pour dire, en musique, par sa forme cyclique parfaitement close en sa circularité formelle, un éternel retour symbolique pour le simple profane, une éternité pour le croyant catholique fondée sur les étapes progressives des sept sacrements : le baptême, l’eucharistie, la confirmation, la réconciliation, le mariage, l’ordination et l’onction des malades (extrême onction), le protestantisme n’en reconnaissant que deux, le baptême et l’eucharistie. Et je rappellerai que, non sans résistances et combats, le mariage n’est devenu un sacrement, très discuté, que lors du Concile de Latran de 1215, pour des motifs sociologiques : on décréta le mariage indissoluble pour contrer l’arbitraire des maris qui le rendaient soluble au gré de leurs intérêts financiers et politiques de dots cumulables et d’alliances mutables. Bref, mariage et divorce encadrés pour protéger les femmes. Les nobles essentiellement. Ce n’est que le Concile de Trente (1545-1563) qui le confirme, mais veillant plus distraitement sur son observance populaire.
Pour donner un écho musical aux huit tableaux du XIXe siècle sur les sacrements qui ornent le baptistère de la Cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence dont il est organiste titulaire, Grégoire Rolland adjoint à ce septenaire le « Sacrement du Frère », sacrement de Charité tourné vers l’autre, et cette répartition en huit lui permet harmonieusement de visiter, exprimer et méditer, avec son vocabulaire musical d’homme d’aujourd’hui, les huit modes grégoriens d’hier et, semble-t-il, de toujours tant cette musique ancienne, finalement, ne semble pas vieillir passée —peut-être, pour un mélomane moins averti— la première surprise, qui est, sans doute, une redécouverte de la mémoire collective enfouie.
Grégoire Rolland, un nom de deux prénoms dont le premier, Grégoire, semble faire vocation, profession : fatalité onomastique, un prénom qui fait destin ? Son disque fait parts égales au chant grégorien et à l’orgue. Sans doute son père, dont il me dit qu’il était féru de grégorien, le baptisa-t-il sous ce signe musical prémonitoire dont il nous offre ici une exaltation poétique. Il me confie aussi une autre sans doute surdétermination familiale qui fait vocation : son grand-père, organiste, à Deauville, fait grimper l’enfant à la tribune d’orgue : pour le petit garçon, révélation ludique du fascinant instrument, ses tubes immenses, ses claviers, son pédalier, cette musique infinie en timbres. Non, l’orgue n’est pas un courant instrument domestique, sagement domestiqué, de salon, comme guitare, piano, à la rigueur orgue régale ou harmonium. Tout naturellement, du piano au clavecin parfois, les organistes passent grimpent (littéralement) d’un clavier à cette autre dimension, d’instrument plus ambitieux dans ses formes, sa monumentalité : certains orgues ont l’excroissance d’un immeuble lové, plutôt plaqué, à l’intérieur d’une cathédrale. La pratique, l’exercice se fait de l’orgue du Conservatoire à celui, enfin, indélogeable, in situ du temple qui l’abrite.
Le compositeur
Compositeur et organiste, Grégoire Rolland a fait de solides études couronnées de diplômes et de récompenses : Master d’écriture (harmonie, contrepoint, fugue), Prix d’analyse, Master d’orgue et Prix d’orchestration au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, par ailleurs titulaire d’un Master de composition de la Haute École de Musique de Genève et d’une licence de musique et musicologie à la Sorbonne. Il compose aussi bien pour instruments solistes que pour orchestre, s’inspirant notamment de la culture asiatique. La qualité de ses œuvres lui a valu de nombreux prix de composition et des commandes prestigieuses. Nommé en mars 2018 organiste titulaire de la Cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence, il est également professeur de composition, orchestration et écriture au CRR, Conservatoire à Rayonnement Régional d’Avignon. Ses concerts le conduisent en France, en Suisse, en Espagne. Et il fut dernièrement à Marseille
Invité pour deux soirées de Marseille-Concert, l’une d’elles avec rien moins que Marie-Ange Todorovitch pour un éclectique programme classique, variétés et jazz.
Le disque
L’album très beau à l’œil. La pochette pliée offre au recto une photo en buste de Grégoire Rolland adossé nonchalamment à une colonne du ravissant cloître dont on perçoit en perspective les délicates colonnettes romanes. Cet élégant album s’ouvre en triptyque, disque posé et pincé au milieu sur la photo de la petite coupole octogonale d’une géométrie classique renaissante, chacun des huit quartiers triangulaires percé d’un oculus filtrant la lumière sur l’antique baptistère du Ve siècle, entouré de huit colonnes romaines aux chapiteaux corinthiens, au fût gris supportant des arcs de style toscan. Harmonie du gris et rose et beige des panneaux des pendentifs, ces triangles sphériques permettant de passer du plan carré au tambour rond sur lequel repose la voûte. Sur l’un des rabats, le Chœur grégorien, partition en mains, autour de la cuve encastrée au sol du baptistère, mérovingienne sans doute. Les photos sont remarquables.
Deux livrets, l’un avec une Préface du Père Michel Desplanches, Vicaire général du diocèse d’Aix et Arles, Président de « Musique Sacrée à la cathédrale d’Aix-en-Provence, d’un texte sur les Sacrements du Père Benoît Tissot, curé de la Cathédrale Saint-Sauveur, la note d’intention du compositeur Grégoire Rolland, ses brefs commentaires sur chacun des sacrements et des mélodies grégoriennes choisies, assortis de concises mais éclairantes explications sur sa musique. On a tous les textes latins, leur traduction en français, les biographies des artistes, et l’ensemble traduit en anglais.
L’autre livret est constitué d’un beau cahier des reproductions photographiques des tableaux illustrant les sept sacrements, peints entre 1846 et 1848, commande passée par l’Archevêque aux Beaux-Arts à sept artistes aixois : Alphonse Angelin, Antoine Coutel, Baptistin Martin, Joseph Richaud, François Latil, Léontine Tacussel, et Joseph Marc Gibert. C’est une représentation en série des sept sacrements, peut-être unique. Les tableaux le sont moins. À notre connaissance, tous ces artistes aixois sont passés par Paris et ont figuré dans des salons. Ces tableaux, dans le goût bourgeois de leur temps, conventionnels, sont d’une facture excellente, c’est de la belle ouvrage mais pas des chefs-d’œuvre, celui d’Alphonse Angelin, Le Mariage fleurant, à travers son mièvre style troubadour, le flirt avec la bondieusaille saint-sulpicienne. Mais on ne peut dénier au seul tableau d’une femme, Léontine Tacussel, La Pénitence (baptisé ici La Réconciliation), juste deux personnages sur le noir, pénitent à genoux surgissant de l’ombre du péché vers la soutane éclairée du prêtre rédempteur, avec son ténébrisme et ses lignes dépouillées, une force caravagesque, une puissance à la Zurbarán. On signalera que Gibert fut le professeur de Cézanne.
Les Sacrements
Très construit, ce cycle des Sacrements de Grégoire Rolland dont vous pouvez écouter quelques morceaux ci-dessous (avec l’aimable autorisation de Grégoire Rolland).
C’est un parcours dramatique, au sens théâtral et existentiel qui hante philosophies et religions, emblématisé par le Baroque, la traversée de la vie humaine du ventre de la mère à la mort, qui en est le retour pour les psychanalystes. Pour le croyant catholique, ce sont les étapes de la vie, naissance, baptême, confirmation, etc, jusqu’à l’extrême-onction, scandées par les sacrements de l’Église. Dans ce disque, c’est exprimé par la pureté du chant grégorien et sa glose à l’orgue, non une simple paraphrase, mais une écoute en sympathie et un élargissement moderne. Mariage réussi entre cette musique ancienne et celle proposée par Rolland, respectueuse, jamais lourde, jamais écrasante pour le motif grégorien qui en est le départ.
Le Chœur grégorien
Constitué en 2019 par le curé de la cathédrale le Père Benoît Tissot, qui fait partie du sextuor de chanteurs, sous les auspices de l’association Musique Sacrée à la cathédrale d’Aix, le Chœur grégorien, dirigé par Pierre Taudou, signe ici son premier disque, une réussite.
Le répertoire grégorien choisi, est monodique bien sûr, mais il y a ici la liberté, parfois, d’un bourdon grave, sombre tapis, noire nappe d’eau à peine frémissante d’où s’élance la tige, le jet, jaculatoire, de la lumineuse voix d’un chantre soliste qui fait s’épanouir la mélodie grégorienne fleurie de délicats mélismes sur les pétales accentués des syllabes latines. On est heureux des délicates accentuations de cette prosodie arrachée à la monotonie aplanie, par assimilation erronée du grégorien au plain-chant, par la restauration de Solesmes. C’est pourquoi on regrette quelque peu, alors qu’on connaît depuis longtemps la prononciation restaurée, restituée, du latin, la banale prononciation à la française de certains phonèmes selon une tradition ecclésiale vieillie. Ainsi, les g et t sont sonorisés, fricatisés, au lieu de leur son authentiquement dur en latin (pretium prononcé « pressium » au lieu de « prettium » ; gentium, « genssium » au lieu de « guenttium », etc. Mais c’est d’une grande, grave et légère beauté, les six voix des choristes ont une grande homogénéité que le halo réverbérant de l’acoustique du baptistère nimbe d’une planante et lumineuse fraîcheur comme une grâce doucement filtrée de la petite voûte ajourée de ciel. La prise de son est parfaite.
Interventions de l’orgue
Sitôt posée la référente mélodie grégorienne, souvent, avec à peine une frange ombreuse de silence entre les deux, presque sans solution de continuité, l’orgue, en douceur, comme une lente pierre dans une onde calme crée des ondes qui vont en douceur s’élargissant, dilue en extase le thème, le mode, en élargit les bords, le brode, l’auréole et le flux encore perceptible à notre oreille des voix qu’on voit, ouïe et vue se complétant dans l’imagination, parcourant les vastes nefs, cet afflux sonore semble emplir en plénitude et béatitude la vaste cathédrale comme une aspiration à un infini à peine contenu par la chair des murs, évadé en rêve par les pores des vitraux.
Bien sûr, les enchaînements voix orgue varient en fonction du « Sacrement » musiqué. Ainsi, la première plage, l’introït « De ventre matris meæ… », ‘Du ventre de ma mère…’, est en douceur suivi, élargi, par la pédale d’un sourd et sombre palpitement viscéral, scandé comme un battement de cœur s’ouvrant lentement à la lumière comme une délivrance, de la mère ou du baptême ouvrant des voies de salut, de salutation, au monde ou à la foi.
Prêté à Thomas d’Aquin, l’hymne « Pange lingua gloriosi corporis mysteriumsanguinisque pretiosi… », ‘Chante, ô ma langue, le mystère de ce corps très glorieux et de ce sang si précieux…’ oppose à l’orgue deux mouvements, deux éléments, l’un déploie une solide matière, l’autre éploie, distille, une plus subtile : pain et vin de l’Eucharistie ?
On ne peut détailler plage par plage, la réussite de cette osmose des voix et de l’instrument qui s’en fait l’écho, le propos liturgique, éthique, devenant proposition esthétique ; le mélomane profane n’est pas forcément tenu à en traquer l’adéquation entre le fond sacramentel de la mélodie grégorienne glosée par l’orgue, la communication, pour en goûter la pure beauté musicale, qui suffit déjà comme communion. Ainsi, au-delà du sens fermé par le thème précis du Sacrement, « l’Ordre », tiré du graduel « Ecce sacerdos magnus… » (plage 12), on est séduit par le commentaire de l’orgue, un frêle frémissement fleuri tourbillonnant, printanier, céleste, azuréen, un motif obsédant, léger, comme le scintillement lumineux d’une auréole d’ange.
En effet, la musique de Grégoire Rolland, même adaptée ici à un cycle à programme, est expressive en soi, non platement descriptive, elle est d’un figuralisme symbolique : du noyau immémorial du motif grégorien il tire, file et tisse une glose d’aujourd’hui, avec des tonalités éclatées, des dissonances, qui disent douleur, déchirement du parcours terrestre de chaque homme, chrétien ou non, d’autant mieux mises en valeur que la gamme diatonique, posée dès le début comme harmonie d’entrée, scelle le cycle par le retour à l’unité du « septenaire » tonal amplifié en apothéose aux douze tons diachroniques.
Cet ensemble si construit, avec une progression que je répète, théâtrale au sens dramatique du voyage de la vie humaine, symbolique déjà antique et baroque, a son acmé à la plage 15 avec le « Sacrement du Frère » surajouté, tourné vers l’impérieuse charité envers le prochain, précédé d’une antienne grégorienne sur les vertus théologales : foi, charité, espérance. Glose grandiose, la plage 16 qui enchaîne et clôt le cycle, renvoie tonalement au début, immense rideau de fin, fin de monde sans doute, ou fin qui est un début, rideau s’ouvrant, de ce monde de douleur, à un autre, de gloire, de lumière, dans un crescendo musical ascendant de la gamme, apothéose de couleurs : arc —littéralement—en-Ciel.
Benito Pelegrín
Les Sacrements, Grégoire Rolland, orgue, Chœur grégorien de la cathédrale d’Aix-en-Provence, direction Pierre Taudou, label Hortus.