Beethoven, encore et toujours, par Matteo Fossi
Parmi les victimes collatérales de la Covid, je l’ai dit, il faut ranger Beethoven auquel l’année musicale 2020 était dédiée, pour célébrer le 250e anniversaire de la naissance. Nombre des concerts prévus ont été annulés. Fort heureusement, les disques enregistrés en amont sont sortis, même si les concerts en aval des interprètes ont été annulés ou reportés : on espère pour eux qu’ils en retrouveront des occasions, des dates, car la matière Beethoven, heureusement, dépasse les dates, le temps et demeure éternel. Voici au moins un CD qui lui rendent un fervent hommage :
Trois sonates pour piano de Beethoven, N°4 (opus 7), N°17 (opus 31, N°2), et 31 (op. 110), par Matteo Fossi, éditions Hortus.
Nous avions parlé de deux CD Le Jeune Debussy et Schubert, de l’Unité au fragment du pianiste Matteo Flossi. Né à Florence en 1978, soliste ou chambriste, Matteo Fossi court le monde de concert en concert, non sans faire escale à Venise et Fiesole, localité proche de Florence où Galilée fut assigné à résidence par l’Inquisition au XVIIe siècle. Matteo Fossi y enseigne le piano. En duo avec Marco Gaggini, il a entrepris le premier enregistrement mondial de l’intégrale des œuvres pour deux pianos de Brahms et de Bartók.
Son répertoire est très large et il était logique qu’il offre aujourd’hui, pour cette caduque année de célébrations manquées, Trois sonates pour piano de Beethoven, N°4 (opus 7), N°17 (opus 31, N°2), et 31 (op. 110) . C’est donc un éventail pianistique beethovénien, qui va de 1796 à 1820, en passant par 1802 pour la 17, c’est-à-dire de ses 26 ans à 50 ans de sa vie puisque le compositeur naquit en 1770 et mourut en 1827. Elles représentent trois styles du compositeur, mais tous trois de sa patte, de sa poigne dirait-on, inconfondable.
Matteo Fossi nous confie que ces trois sonates sont marquantes dans sa vie. La sonate N°4 en mi bémol majeur, pour clavecin ou pianoforte, tout en demeurant dans une esthétique classique à la Haydn, la brise déjà par ses quatre mouvements au lieu de trois et par ses proportions, près d’une demi-heure, la plus longue des trente-quatre sonates du compositeur. Comme regardant une époque qui s’en va, joyeusement regardée par-dessus l’épaule, trois des quatre mouvements, le premier et les trois et quatre ont encore une légèreté enjouée très XVIIIe siècle, où glisse même un rythme de menuet. Il y a cependant quelque chose de majestueusement symphonique, et une fièvre, une passion qui annoncent le romantisme, et les tourments à venir du génie malheureux de Bonn.
Mais le second mouvement, lent, « Largo con gran expressione », nous entraîne, nous plonge ; nous élève dans une autre dimension. L’interprète nous rappelle le mot de Sviatoslav Richter pour le qualifier : « C’est un dialogue entre l’homme et Dieu ». Je dirais d’abord une interrogation, tant Fossi, tellement engagé dans cet appel mystique, rend sensible les silences qui sont comme un appel, une supplique laissant la place à une réponse espérée. Ou (qui sait ?) au silence éternel de la divinité comme dirait Vigny, mais vide comblé ici par la musique qui se fait elle-même divine. Ce mouvement si intérieur, bouleverse avec ses silences interrogateurs que nous faisons nôtres.
La Sonate 31 n la bémol majeur (op. 110) termine le disque. C’est l’une des dernières de Beethoven ; elle est de 1820/21, interrompue par la maladie. Comment ne pas être pris par le charme paisible de ce premier mouvement, l’un des plus beaux de Beethoven, « moderato cantabile, molto expressivo », ‘moderato chantant, très expressif’. On savoure la douceur, la clarté limpide de l’interprète, qui déroule les notes perlées d’un collier comme fondant à l’infini. Il fait chanter le lyrisme du piano avec une grâce italienne,
Revenons à la Sonate N°17 (opus 31, N°2), plus connue, et célèbre sous le nom La Tempête. Elle est en ré mineur, le ton du commandeur du Don Giovanni de Mozart. C’est Beethoven lui-même qui, aux questions sur cette œuvre à certains égards mystérieuse, disait, sans plus de commentaires : « Lisez Shakespeare », se référant à la comédie La Tempête. On a beau connaître la pièce de Shakespeare, nous avouons nous aussi qu’on ne sent pas ici ni l’ancien duc de Milan détrôné, devenu le mage Prospero réfugié et régnant dans une île mystérieuse, ni sa douce fille Miranda, pas plus que le sauvage Caliban, le noir sans doute cannibale. Il faut convenir que cette tempête de la sonate est surtout métaphorique, mais sûrement une image sonore de la tempête dans le crâne de Beethoven, de la crise terrible qu’il traverse en cette année de 1802 où, retiré à la campagne espérant, par le repos, un apaisement à sa hantise, à son drame, il sent qu’il devient irrémédiablement sourd, la pire maladie qui puisse frapper un musicien.
C’est en cette époque désespérée qu’il rédige, à l’intention de ses deux frères, le « Testament de Heiligenstadté », dans le village près de Vienne où il s’était retiré, voulant garder sa surdité secrète : même sourd, il entendait surmonter l’épreuve par la volonté et continuer à servir la musique. Miracle pour lui et nous : il ne l’envoya pas et on retrouva ce testament après sa mort dans son armoire, avec la mystérieuse Lettre à l’immortelle bien-aimée, anonyme, qu’il n’envoya pas non plus.
On ne résiste pas au galop fiévreux, obsédant, emportant vers on ne sait où, du troisième mouvement dont Czerny, son élève, disait qu’il lui avait été inspiré par celui d’un cheval sous sa fenêtre : même sans être musicien, on l’a entendu un jour. Il faut le réécouter toujours.
Benito Pelegrín
Matteo Fossi Trois sonates pour piano de Beethoven, N°4 (opus 7), N°17 (opus 31, N°2), et 31 (op. 110), par, éditions Hortus