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The culture beyond borders

André Ughetto : Pétrarque, Crieur de la Paix

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Pièce en cinq actes, Éditions Wallada

 André Ughetto a été professeur de lettres à Marseille. Poète, il entre au conseil de rédaction de la revue SUD (1970-1996). Belle revue héritière des fameux Cahiers du sud, pionniers à Marseille, à laquelle succédera Autre Sud (1998-2009), belle longévité pour des revues. En 2011, membre fondateur de la revue Phœnix, il en devient rédacteur en chef, tout en étant aussi de La Revue des Archers du théâtre Toursky. Il s’adonne également à la traduction de poésie italienne. Mais passionné de cinéma, il réalise quatre films : Le Maître des moissons, fiction ethnographique tournée au Maroc, prix spécial du Jury long métrage au festival de Toulon‑Hyères (1972), suivi en 1976 de La Mémoire du feu (sur René Char), en 1984, de  Mutus Liber, tableaux pour Nicolas Flamel (le fameux alchimiste) et enfin,  participation au montage de la vidéo que Gilbert Conil réalisa sur la mise en espace de son spectacle de 2007, René Char en son bestiaire. 

Inspiré par le Vaucluse ancien, il se frotte au théâtre avec Pauvres Vaudois du Luberon, représenté pendant l’été 2012, drame théâtral en quatre actes sur le massacre des Vaudois en Provence au XVIe siècle, publié par la Revue des Archers en 2013, Jeanne vendit alors Avignon à son Pape, pièce en quatre actes jouée à L’Isle-sur-la-Sorgue en août 2014. Il avait fait ses gammes pétrarquiennes avec Cinq entretiens avec Pétrarque, pièce en cinq actes jouée dans le Vaucluse pendant l’été 2011, parue aux éditions de l’Amandier en 2013, un prélude à Pétrarque, Crieur de la Paix, pièce en cinq actes Éditions Wallada, créée le 29 août 2019 à l’Isle-sur-la-Sorgue.

André Ughetto y est né, y réside souvent, y animant avec fidélité cette activité artistique ancrée dans l’histoire si riche de cette région. L’intérêt pour Pétrarque, qui hante ces lieux, semble chez lui une logique de l’esprit autant que passion du cœur.

On s’épuiserait sans épuiser le sujet tant Pétrarque a marqué toute notre culture, et au-delà. Mais il a y devoir de le présenter un peu pour ceux qui, par extraordinaire, ne connaîtraient pas cette figure européenne, devenue universelle.  Francesco Pétrarque naît près de Florence en 1304, à Arezzo, où il reviendra mourir en 1374.

Europe du XIVe siècle

Ce XIVe siècle est trouble, troublé politiquement et religieusement dans une Europe morcelée, toujours en guerre, déchirée entre les partisans de l’empereur romain germanique (Gibelins en Italie) et ceux du pape (Guelfes, eux-mêmes divisés et affrontés en blancs et noirs). Pape et Empereur sont prétendants à la couronne impériale, souvenir des Romains, sur l’Europe : le pape régnant temporellement autant sur ses états qu’il entend le faire spirituellement sur toute l’Europe chrétienne, fondé sur la fausse Donation de Constantin qui aurait légué la couronne impériale à l’Église. La Peste noire, déjà semble-t-il venue de Chine par la Route de la soie, élargit ses chemins pandémiques et désole l’Europe qui y perdra près de la moitié de sa population.

L’Italie, n’est guère mieux lotie que cette Europe, fractionnée en petites principautés rivales, les deux seuls grands royaumes, Sicile et Naples sont disputés par les Angevins et les Aragonais qui remportent la mise. Rome elle-même est ravagée par les guerres fratricides des grandes familles Orsini, Colonna et un révolutionnaire plébéien, Cola di Rienzo, Brutus républicain qui complique les choses.  Les papes, loin de l’humilité chrétienne des origines, vivent dans un faste et une opulence déjà dénoncée par les franciscains. Contestés pour leur népotisme et leur corruption, menacés, ils doivent chercher refuge en Avignon, leur état vendu par la Reine Jeanne dont Ughetto avait déjà traité. Ils y resteront à l’abri pendant soixante-dix ans, dans les dissensions, moins dangereuses, entre cardinaux italiens et français, faiseurs sinon de rois, de papes. Mais c’est aussi un sommet de la corruption de la papauté avignonnaise : tous les ambassadeurs en Avignon sont frappés par les tables comptables couvertes de tas d’or des revenus européens de l’Église, plus riche alors que toute l’Allemagne et l’Angleterre réunies.

Cependant, en Italie, pointe déjà la Renaissance par le retour à l’Antiquité, aux textes et manuscrits retrouvés, certains découverts et traduits par Pétrarque qui va, avec son ami Boccace, alors qu’ils sont latinistes savants, assoir une langue « vulgaire », vernaculaire, le toscan,  qui deviendra la langue italienne.

Pétrarque voyageur et passeur

C’est là le cadre historique général de la pièce d’André Ughetto si enracinée dans le terroir et l’histoire de l’Avignon du temps de Pétrarque. Mais Pétrarque n’est pas ancré dans une fixité de statue marmoréenne car, ce qui me frappe dans ce texte justement, c’est l’infatigable mobilité du poète médiéval. C’est qu’il est un passeur, un passager incessant, rêvant avec son ami Boccace, alors qu’ils sont en train de créer, donnant ses lettres de noblesse à leur toscan originel, ce qui sera la langue italienne, d’une Europe sans frontières, une communauté unie par une langue commune, le latin, construction déjà humaniste d’un ensemble humain fondé, dépassant les hostilités meurtrières, sur le Verbe, « semences d’action », bref, un langage que l’on dirait aujourd’hui performatif, une Parole qui devient acte. Mais acte bien vain ou gratuit politiquement puisque ce lucide « Crieur de la Paix » clame dans le désert. Ses écrits seront infiniment mieux reçus que sa parole publique itinérante.

Et c’est par la douce force, évocatrice en passant, de la simple parole de la pièce, forcément statique, que sont suggérés les voyages. Au point que j’ai dû ranimer mes connaissances de la vitesse des voyages au XVIIe siècle, pour jauger et juger ceux de Pétrarque : on estime le rythme à vingt-cinq km par jour à cheval, avec les nécessaires haltes de repos pour la bête (qui veut voyager loin ménage sa monture n’est un vain proverbe) et par ailleurs, d’un voyageur chargé de peu de bagages. Or, notre poète et personnage officiel se déplace entre Avignon, ses environs et une diverse Italie, avec souvent un chariot de documents… Alors, imaginons, avec le texte, ces déplacements entre Avignon, Vaucluse, Cavaillon, Carpentras, Marseille, Toulon, Rome, Parme, Venise, Padoue, Naples…

Pétrarque transporte ces documents précieux mais porte aussi sa voix puissante de penseur politique et moral lucide en audacieuses imprécations contre la Curie, pourrie : il déteste cet Avignon corrompu qu’il fuit se réfugiant à Vaucluse. Il actualise en son temps, à mon sens, les critiques d’Horace, dont il contribue à la redécouverte, le fameux « Mépris de la ville et éloge de la campagne » qui aura une telle fortune dans les lettres européennes, et qui a des échos jusqu’à notre temps écologiste : « Beatus ille qui procul negotiis… », ‘Heureux celui qui fuit les affaires…’ Mais retour aux champs qui laisse champ libre aux ambitions effrénées déchaînées dans la cité.

Ughetto nous rappelle ou apprend que Pétrarque fit ses études à Carpentras, c’est dire le prestige intellectuel du Comtat Venaissin, d’Avignon, bien à tort oublié. Ces mentions, ces évocations au fil de la parole de cette histoire de cette région, sont un des charmes de cette lecture, à défaut du spectacle de la pièce.

Pétrarque, au miroir de ses interlocuteurs

Elle se présente, avec une nécessaire longue scène d’exposition épistolaire entre deux personnages qui pose la situation historique d’Avignon et ses papes exilés, mais qui ne constitue pas un nœud d’action dramatique à proprement parler dont on attendrait les péripéties, qui se dénoueraient à la fin. C’est une succession de tableaux où Pétrarque est mis en miroir face à un autre personnage, précisant ses facettes, amicale, familiale, politique culturelle, religieuse, paternelle : Philippe Cabassole, évêque de Cavaillon, Ghérardo son frère retiré du monde, le roi de Naples Robert d’Anjou, l’Empereur Charles IV, Cola di Rienzo, Boccace, le pape Clément VI, sa fille (passage touchant en vers) et son gendre, et amoureuse enfin avec Laure, dans un rêve poétique, une scène corporelle où elle se précise, dans un poétique final.

Pétrarque et Laure

Miracle de l’art, faire exister un être qui n’eut pas de vie. Miracle de la poésie, Dante s’immortalisa en couple avec une vraie Béatrice, qu’il aima en vain. Pétrarque renouvelle ce modèle avec Laure, donnant même une date de leur rencontre, des circonstances concrètes. Mais dans sa poésie, déréalisée, idéalisée, vraie ou fausse, il éternise en elle l’image de la femme insensible et lointaine, héritée de la Belle Dame sans Merci des troubadours, aimée vainement par un chevalier servant. Pour des siècles, il imprime dans son Canzonniere l’image de cet amour, l’imposant dans ses sonnets, devenus forme canonique de la poésie d’amour qu’il fixe, et fige dans sa rhétorique, pour toute notre culture, Ronsard, Du Bellay, Louise Labé suivant fidèlement sa tradition en France. André Ughetto est d’ailleurs auteur d’un ouvrage sur le sonnet aux éditions Ellipses et son texte théâtral en est illustré de belles traductions. Mais je rappelle que le mot sonnet, ‘petit son’ en provençal, est une forme musicale sans doute héritée aussi des troubadours, passée par la Sicile et le terme, en Espagne, équivalait logiquement à sonate : donc, forme et thématique amoureuses, double héritage de la culture ancienne provençale.

Dans un essai préliminaire passionnant, « Laure de Vaucluse », Ughetto démêle la vérité de la légende de Laure. Il renverse avec de bons arguments historiques, géographiques et textuels, une idée reçue : un parent du Divin Marquis, l’abbé de Sade, grande famille de la région, en 1764, publie Mémoire sur la vie de François Pétrarque où il récupère la gloire du couple mythique au profit de sa famille, identifiant la muse de Pétrarque avec Laure de Sade, que le poète aurait rencontrée dans une église d’Avignon. Il est vrai qu’il y a du piquant à imaginer l’idéale et pure dame en ancêtre du Divin marquis qui a donné son nom au sadisme, et j’ajoute que le traitement que ces insensibles et froides dames font subir à leurs malheureux amants tient pas mal d’une sadique cruauté. Mais non, Ughetto fait parler les textes, qui parlent toujours en vérité pour moi. La Laure de Pétrarque n’est pas cette Laure de Nove, de ce joli château blond que je regarde toujours rêveusement à la courbe de la sortie de l’autoroute pour rentrer dans Avignon, l’imaginant paraître sur une tour…

Avec un implacable et imparable appui de texte, Ughetto démontre que l’élue du cœur de Pétrarque n’est pas de la ville. En effet, pouvons-nous imaginer que le poète ait fait de sa muse une citadine d’une cour corrompue qui lui répugne ? L’argument horatien que j’avançais plus haut me semble abonder aussi dans ce sens : cette belle est une pure fleur des champs. 

La femme en ce jardin

Autre argument, que je me permets d’apporter à cette hypothèse, Boccace, dans le texte, explique plaisamment le goût de Pétrarque pour la campagne :  il est né dans la rue Horto, hortus, qui signifie jardin en italien et latin.  Cela me fait inévitablement penser à un verset poétique de Salomon (dont je parle dans ma chronique du disque Un jardin florentin) qui instaure dans notre culture une tradition mystique et poétique, finalement amoureuse, du jardin. Dans son Cantique des cantiques, Salomon (4, 12), a cette sentence :

« Hortus conclusus soror mea, sponsa ; hortus conclusus, fons signatus. »  (‘Ma sœur et bien-aimée est un jardin enclos ; le jardin enclos est une source fermée.’)

L’hortus conclusus (‘jardin enclos’) est un thème iconographique de l’art religieux et profane européen qui représente souvent la Vierge Marie, image absolue de la pureté, à laquelle on identifie la Dame immaculée.

Mais cultiver l’image inaccessible d’une femme idéale est un luxe quand on possède, comme ce sacré Pétrarque, une femme bien charnelle, qui lui a donné deux enfants ! Pétrarque n’est pas un pur esprit.

Nous n’avons pas vu la réalisation scénique de ce texte, nimbé de musique et brodé de poésie avec récitant (poèmes italiens et leur traduction). La narration s’opposant à l’action sur scène, cette pièce narrative, sans vrai nœud, sans intrigue ni dramatiques péripéties au sens théâtral strict, dans sa suite de tableaux, ni drame ni comédie, est plutôt une sorte d’oratorio autour d’un personnage.

Mais cette plongée dans le passé signifie une région que l’on aime en nous donnant encore plus de raisons historiques et culturelles de l’aimer.  Benito Pelegrin

 

André Ughetto,  Pétrarque, Crieur de la Paix, pièce en cinq actes Éditions Wallada, 121pages.

Rmt News Int • 3 février 2021


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