Orgue et violon
Tapi dans l’ombre, hérissé de tuyaux aux étranges reflets de vitrail, majestueux et grandiose dragon grondant ou grommelant, l’orgue n’est pas un ogre, vorace dévorateur des instruments de l’orchestre qu’il condense puissamment à lui tout seul. C’est un débonnaire géant pliant sa force et se prêtant à dialoguer, à concerter, à tous les sens du mot : c’est-à-dire s’accorder, s’entendre, être de concert, faire un concert, de sa généreuse voix majuscule avec le plus minuscule des instruments. On l’a entendu s’offrir, en gracieux et gourmands agréments, à la grêle mandoline, se dérouler en tapis volant de velours à la voix du hautbois. Le voici aujourd’hui en duo avec le violon. Mais, bel alliage, beau mariage, jamais deux sans trois, harmonieux ménage en trio, l’orgue faisant deux voix, l’une, moelleux matelas de basse complice, doux tapis continu d’une adroite main gauche pour laisser, à l’autre main, tout libre champ, tout espace de chant pour jouer habilement avec le volubile violon, qui devient la troisième voix de ces sonates en trio. C’est ce que propose ce couple de musiciens, déjà muri de trente ans de connivence, merveilleusement réunis pour condenser en trois CD cette complice amitié musicale,
Odile Edouard, violon, et Freddy Eichelberger, orgues – Trios pour clavier et violon – Œuvres de Johan Sebastian Bach – Edition L’Encelade
Encore un somptueux coffret de trois CD déjà par sa présentation externe : sous un ciel bleu floconné de nuages blancs, une gare en surfaces safran surlignées de piliers à pignons et d’entablements ocres, sur fond de structures métalliques : un bel exemple d’architecture industrielle de fin de XIXe siècle, du style bismarckien par l’époque. On voit écrit Thüringen, et l’on devine que c’est la gare d’Erfurt, capitale de cette province, d’où Luther lança le protestantisme, où Bach vécut tout près, à Leipzig. On déploie le coffret, ouvert en quatre volets : sur fonds agrandis de détails de la gare, les trois CD, or et argent, s’ornent des tuyaux de trois orgues et d’un violon ; replié en deux, face à face, sur une page, les trois orgues en leur tribune et buffet, tuyaux tels des fanons de paisibles baleines sur les ondes sonores desquels vont naviguer les jolis petits vaisseaux des violons, manche pour mât gréé de cordes, aux chaudes couleur acajou, ambre, miel, deux d’entre eux violons d’époque du XVIIIe siècle, le troisième, réplique moderne au son ancien.
Ce n’est pas un vain artifice plaqué, un raffinement fondé sur les harmonies de formes et de couleurs qui pourraient déjà le justifier, mais au-delà de l’élégance du goût, cela dit et signe tout à la fois l’exigeante recherche iconographique qui répond à la musicale, qui a présidé à cet enregistrement de deux musiciens parfaitement connaisseurs de leur texte musical et du contexte culturel.
La gare, c’est, bien sûr le voyage dans cette symbolique région. Mais chaque CD a été délibérément enregistré en des lieux différents, soigneusement choisis par l’organiste et la violoniste, certes dans un périmètre géographique accessible aux contraintes budgétaires qui sont le lot des productions aujourd’hui, mais pour la qualité de l’orgue sur place et de l’acoustique. Ainsi, le CDa été gravé respectivement sur les orgues de Saint-Louis de Saint-Etienne, (1997), de Felsberg (Canton de Neuchâtel, 1993) et enfin Quentin Blumenroeder (Temple du Foyer de l’Âme, Paris, 2009, dont Freddy Eichelberger est titulaire). À chaque lieu son orgue mais aussi son violon, présentés de visu dans les pages du coffret. On goûte en connaisseur une quête de perfection visuelle et culturelle dans laquelle se déploie la beauté auditive de leur interprétation musicale. Ces orgues sont modernes mais leur facture a pour facteur commun d’être inspirée par celle du temps de Bach et par les orgues justement de cette région de l’Allemagne orientale pour laquelle nous sommes invités à prendre et suivre le train.
Il est difficile de n’être pas bouleversé par l’introduction du Trio BWV 1017 en do mineur, où quelque chose passe de l’infinie déploration de la Passion de Saint Mathieu, dans le grave, sanglots angoissés de l’orgue ombreux et ligne de déchirantes larmes lumineuses du violon vers le ciel, que tentent d’essuyer les volutes fraternelles de la dextre main compassionnelle de l’organiste : DISQUE I, PLAGE 2
Ces trios étaient écrits en réalité pour clavecin, mais l’on sait que Le clavier bien tempéré était pour un clavier indéterminé. Le violon pouvait s’avérer effrontément affronté aux timides cordes pincées du clavecin. Les claviers de l’orgue, qui savent mesurer, doser leur puissance font ainsi des partenaires heureux en parité, et égalité de solos, puisqu’aux sept sonates orgue et violon sont ici ajoutées deux sonates pour violon et basse continue, ainsi que trois pièces d’orgue solo, moments solistes introduisant chaque disque à la manière de préludes.
Odile Edouard est professeure de violon au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon, spécialisée essentiellement en instruments anciens, le claveciniste et organiste Freddy Eichelberger, est titulaire des orgues au temple du Foyer de l’âme (Paris), où il supervise l’organisation de l’intégrale des cantates de J.- S. Bach, vit à Marseille. Tous deux ont une belle carrière de solistes, riche en enregistrements, et en collaborations dans des ensembles baroques. Nous les quittons avec l’allegro foisonnant, flamboyant du même Trio BWV 1017 : DISQUE I, PLAGE 5 : 1‘20’’
Benito Pelegrín
Odile Edouard, violon – Freddy Eichelberger, orgues – Trios pour clavier et violon – Œuvres de Johan Sebastian Bach – Edition L’Encelade