Sonate a due, opus 1 et 2
Dietrich Buxtehude, Sonate a due, violine & viola da gamba, con cembalo, opus 1 & 2, Les Timbres : Yoko Kawakubo (violon), Myriam Rignol (viole de gambe), Julien Wolfs (clavecin), label Flora
Voici un album de deux disques, somptueux à plusieurs titres, par son contenu et l’interprétation et, avant même de l’ouvrir, de l’écouter, par une magnifique présentation : le recto du coffret présente un tableau, et les deux CD des détails, du tableau Das Vogelkonzert, ‘Le concert des oiseaux’ (1670), du peintre néerlandais Melchior de Hondecoeter (1636-1695), grand maître de la peinture animalière et de natures mortes. Dans une ambiance crépusculaire ou déjà nocturne, des teintes sombres, une chouette claire, perchée sur une branche, battant des ailes semble un chef d’orchestre donnant la mesure, car il domine une partition ouverte et d’autres oiseaux, comme en farandole ou guirlande, perroquet, cigogne, même de basse-cour, poule, canard, viennent participer au concert. Pendant le premier confinement, ce tableau, ingénieusement et magiquement animé et musicalisé, a circulé sur les réseaux sociaux, nous apportant poésie et musique. Le livret, en imitation de parchemin ou de papier ancien, reproduit en caractères d’époque le titre et la page de garde de la partition originale, publiée à Hambourg en 1696, en italien « a spese di Nicolo Spiring », ‘aux frais de Nicolo Spiring ‘ l’imprimeur, de l’« opera seconda », l’opus 2 dirait-on aujourd’hui, en italien, même le nom du compositeur, des Suonate à due, Violino et Viola da gamba con Cembalo, dà Dieterico Buxtehude, Direttore dell’ organo del gloriofo Tempio Santa Maria in LUBECA.
Le nom, le prénom du moins, italianisé de Dietrich en Dietérico, est suivi d’un titre encore en italien, que je traduis : ’Directeur de l’orgue du temple glorieux de de Sainte-Marie de Lübeck’.
Lübeck, c’est la riche ville hanséatique du nord de l’Allemagne, à la romantique architecture encore médiévale, à forte traduction musicale et ce poste de directeur de l’orgue, de la musique, de « cantor » en allemand était très important, très convoité et pourvu par concours. C’est dire la position éminente du titulaire, compositeur des musiques religieuses et instrumentiste. Dietrich Buxtehude (vers 1637-1707) était une célébrité musicale dans les pays germaniques. À vingt ans, Bach lui-même fit quatre cents kilomètres à pied pour aller le voir, l’entendre et se nourrir de son expérience. On l’avait oublié et, heureuse découverte par les baroqueux dans les années 70 du continent englouti dans le temps de la musique baroque, impressionnait tant par la somme de ses quatre-vingt-neuf morceaux pour orgue, qu’on l’avait un peu relégué dans la gravité de la production de la sévère musique protestante. Mais il avait continué et imposé le rituel des Abendmusiken, ‘musiques du soir’, des veillées musicales de l’Avent agrémentées de pièces vocales théâtralisées, tradition qui se perpétuera jusqu’au XIXe siècle.
Mais voici avec ce CD deux recueils de sept sonates en trio pour violon, viole de gambe et clavecin, les Opus 1 et 2, parus, premier opus en 1694, et le second en 1696. C’est un autre visage que nous révèle ce disque, riant, avec une musique brillante, servie avec brio par les trois musiciens de l’ensemble Les Timbres. À preuve, il suffit d’écouter ce premier mouvement, allegro bien nommé, de la Sonate V de l’opus 2 en lumineux la majeur.
Sa musique d’orgue est, certes, très variée, mais avec le facteur commun, grave, de la liturgie des célébrations religieuses. Conçues pour un public plus intime, les sonates à deux, à trois instruments, ici le violon et la viole pour le dessus groupés en une voix, le clavecin pour le grave, permettent une approche moins solennelle, d’autant qu’elles déploient, en héritage du stile moderno italien, la floraison fantasque du stylus phantasticus, instrumental, très libre, caractérisé par une grande variété de tempi, de rythmes, des harmonies insolites, une audacieuse virtuosité des traits, en un enchaînement des sections brèves mais très contrastées, subtilement nuancées. Ainsi, pour la rituelle succession baroque des temps vifs et lents, nécessaires à la suite de danses, une danse lente reposante succédant à une rapide, Buxtehude, qui ne donne qu’une seule indication de danse, « Gigue » dans la Sonate III de l’opus 2, impose toute une série de nuances rythmiques à ses instrumentistes, pour les temps vifs :
«Vivace, presto, poco presto, prestissimo, allegro, concitato » (‘agité’).
De même les tempos plus lents qui vont d’« andante », à « grave, lento, largo, adagio, poco adagio, con discretione ». La variabilité de structure d’une même sonate, de six à huit parties, contrairement aux trois parties qui deviendront la règle, donne donc l’impression d’une improvisation libre selon le caprice, la fantaisie de l’exécutant. La variété d’influences est assumée, avec une référence au style « concitato » de Monteverdi ; on y sent un éventail de Corelli à Lully qui fait de cette musique allemande une vraie musique d’une véritable Europe culturelle, tout comme Hændel, à Londres, sera le meilleur représentant européen de l’opéra baroque napolitain, né dans une Naples espagnole.
Benito Pelegrín.