La Dame au saxo
Quatuor Ellipsos, Saxophonie Works by Fernande Decruck , NoMadMusic
Créé à Nantes en 2004, le Quatuor Ellipsos, constitué de trois, disons quatre mousquetaires du saxophone, défend d’un quadruple souffle un répertoire original. Original car, le saxophone n’ayant guère de répertoire propre, autonome, les programmes de leurs nombreux récitals en France et à l’étranger (nous les avons entendus à Marseille, à la Criée) est forcément, la plupart du temps, composé de transcriptions, d’arrangements d’œuvres d’autres répertoires, classiques ou contemporains. Et je dis bien « composé », car une transcription d’une pièce musicale pour un instrument précis, ou une simple mélodie, élargie à un autre, ou à plusieurs autres instruments a fortiori, demande un vrai travail d’élaboration, de réécriture, bref, de composition. Mais, justement ici, le Quatuor Ellipsos, nous offre, je dirai pour la plupart d’entre nous, la découverte d’une œuvre spécifiquement écrite pour le saxophone et, encore mieux, par une compositrice bien oubliée qu’ils réhabilitent par cet hommage, Fernande Decruck. Un disque donc des plus originaux.
Mais présentons d’abord cet instrument, le saxophone dont tout le monde aura sûrement une image visuelle et sonore, instrument à vent en forme vaguement de point d’interrogation renversé, embouché comme une clarinette dont le tube conique, trouée latéralement, s’évase vers l’autre bout, le pavillon. Le saxophone soprano, lui, est droit. L’instrument doit son nom à son créateur, le Belge Adolphe Sax, qui en dépose le brevet à Paris en 1846. Dont, relativement neuf dans l’orchestre pour avoir une longue histoire et une littérature musicale. Le saxophone, on le voit métallique, en laiton, en cuivre, en argent, plaqué or aussi, et, aujourd’hui, même en plastique. Et pourtant, le saxophone est classé dans les instruments à vent mais dans la famille des bois car l’embouchure est pourvue d’une anche, une petite languette en bois, en roseau, dont la vibration sous le souffle produit le son.
La tessiture de l’instrument s’étage selon l’échelle féminine et masculine de la voix humaine, ce qui nous permet de présenter les instrumentistes du Quatuor Ellipsos : Paul-Fathi Lacombe | saxophone soprano ; Julien Bréchet | saxophone alto ; Sylvain Jarry | saxophone ténor ; Nicolas Herrouët | saxophone baryton.
Avant de présenter la compositrice Fernande Decruck, écoutons un extrait de sa musique, une Pavane, très porteuse d’images, dont la saveur médiévale de son modalisme et la tendresse de son rythme tendre installe une vaporeuse rêverie, évoquant, dans un cri, l’éveil en sursaut d’une princesse que va apaiser la chaleureuse voix, qui sait, d’une tendre et rassurante nourrice ; puis l’intervention encore plus gave, masculine, de quelque héros, instaurant un babillage délicieux du timbre féminin avant un doux apaisement : c’est la plage 1.
Fernande Decruck, née Breilh, la tradition bourgeoise escamotant son origine sous le nom du mari, née à Gaillac en 1896, mourra prématurément à Paris en 1954. Pianiste et organiste, elle compose d’abord pour l’orgue, son instrument, et, au cours d’une tournée aux États-Unis, rencontre Maurice Decruck, qui devient son mari, alors contrebassiste et saxophoniste au New York Philharmonic Orchestra sous la direction du célébrissime chef italien d’Arturo Toscanini. Le couple vécut plusieurs années à New York, y eut deux enfants, et Fernande compose alors pour son mari des œuvres pour saxophone, une quarantaine.
Composée en 1935 et dédiée au Soldat inconnu, Deux berceuses se compose de deux parties. On appréciera le dramatisme de la seconde, « Berceuse Héroïque », dont la douceur du thème lointain sur « Dodo, l’enfant do… » est traversé des stridences sinistres, acides, claironnantes, de la guerre : plage 11.
Rentrée en France, Fernande Decruck enseignera au Conservatoire de Toulouse. À Paris, son mari crée une maison d’édition et publie des œuvres de sa femme, écrites entre les années 30 et 40 pour le saxophone. Cependant, peut-être à cause de leur divorce en 1950, sa musique postérieure n’est plus éditée et reste sous forme manuscrite. Et c’est un autre grand mérite du Quatuor Ellipsos que d’avoir récupéré la plupart des quatuors de cet album dans les archives de sa maison familiale, publiés, et sauvés de la sorte pour ce disque.
Fernande Decruck sera professeure-assistante d’harmonie au Conservatoire de Paris (dont elle avait remporté plusieurs Prix) et y forme de grands musiciens comme Olivier Messiaen. Mais elle n’a pas le loisir d’avoir un poste titulaire, emportée par une attaque à cinquante-sept ans.
Sa musique, dans le goût de son époque, mêle et combine les styles et les genres, des mélodies traditionnelles au jazz.
Le quatuor le plus long, Saxophonesca est de 1943. Les titres des parties jouent plaisamment du phonème f, Faunesque et Fantasmagorie. Et l’on imagine facilement un faune facétieux, fantasque, à la voix grave poursuivant une nymphe à volubile voix aiguë, dans un jeu de sons, de tons, de voix, de course poursuite, qui a quelque chose d’un théâtre de guignol guilleret, d’un dessin animé de cette époque, ou de cinéma : plage 9.
Benito Pelegrín