BERNARDINA, UNE VIE SECRÈTE À LA PIETÀ
Livre CD, Label : Seulétoile
Nouvelle originale d’Arièle Butaux, postface historique sur la musique à l’Ospedale della Pietà, par Olivier Fourés. Œuvres pour violon, orgue, clavecin et violoncelle de A. Vivaldi, T. Albinoni, A. Caldara, B. Marcello, G. N. Laurenti, F. Gasparini, D. Scarlatti, B. Galuppi, par Alice Julien-Laferrière, violon | Pauline Buet, violoncelle | Jean-Christophe Leclère, clavecin et orgue.
Joli nom de label et bel emblème pour un beau projet : Seule Étoile. De cette courtoise et amoureuse devise, qui constelle les Hospices de Beaune, par laquelle Nicolas Rolin déclare et affiche un amour exclusif à son épouse au XVe siècle, la talentueuse violoniste Alice Julien-Laferrière, a fait le nom de ce label musical et littéraire original. On ne l’offusquera pas, j’espère, si je tempère cette admirable fidélité affichée, si ostentatoire, à sa troisième épouse, Guigone de Salins, en lui rappelant ou signalant que le richissime chancelier, en plus des trois enfants qu’elle lui donne, aura au moins six bâtards de maîtresses différentes du vivant même de sa légitime troisième épouse. Je dirai que cette proclamation de fidélité absolue est plutôt un avatar décoratif de la Cour amoureuse créée en 1401 à Paris par trois grands seigneurs, dont Philippe de Bourgogne, pendant le loisir festif d’un confinement causé par une épidémie de peste. L’objectif était de défendre et d’honorer les dames en perpétuant une tradition courtoise en déshérence, qui s’évanouira vite passée l’alerte épidémique, mais sera perpétuée en Bourgogne, passant de là en Espagne avec l’avènement de Charles Quint qui en imposera l’idéale étiquette courtoise à sa cour.
De ce label Seulétoile, on avait aimé Le Violon et l’oiseau, adorable conte musical pour enfants et grands, et l’on a salué ici, si on les compte, d’autres remarquable CD, parmi lesquels Couperin en tête-à-tête avec Alice Julien-Laferrière elle-même au violon et Mathilde Vialle, viole de gambe et, tout dernièrement, Parla, canta, respira de Lise Viricel. Cette dernière production, toute vouée à Venise, à son fameux Ospedale della Pietà aujourd’hui disparu, est encore une réussite de la première à la dernière ligne de texte, et de la première à l’ultime note de musique.
Mais laissons-nous d’abord doucement bercer par l’adagio de la première plage, bien nommée marine plage, lido en vénitien, de la Sonate pour violon en ré mineur de Vivaldi : charme et calme de la lagune où, comme en mesurant l’étendue, le lumineux violon semble un rayon de soleil levant sur des eaux étales, embrumées d’ombre d’un orgue encore somnolent de la nuit, à la surface desquelles les cordes font à peine un petit friselis argenté d’écume de vaguelette réveillée par la brise grise de l’aube (Plage 1)
La postface historique d’Olivier Fourés, danseur, violoniste, musicologue, collaborateur de l’Istituto Antonio Vivaldi de Venise, spécialiste reconnu du compositeur, très documentée en textes malgré sa brièveté, nous présente clairement les ombres et lumières de ce mythique Ospedale della Pietà, l’un des quatre hospices charitables de la cité des Doges, qui restera célèbre dans l’histoire musicale par la qualité des concerts qui s’y donnaient. L’Ospedale y recueillait, abritait jusqu’à cinq cents enfants, filles et garçons, orphelins ou, surtout, nouveaux nés, abandonnés discrètement la nuit dans une niche à cet effet, fruits de la honte de grossesses clandestines, produits illégitimes du concubinage, de l’adultère et du libertinage effréné dans une ville alors économiquement décadente, vouée au commerce du plaisir, du jeu et de la luxure, avec son carnaval qui durait six mois, drainant toute l’Europe galante et aventurière, fortunée ou cherchant fortune.
Les enfants, comme du bétail, étaient alors marqués au fer rouge, d’un impitoyable P, de propriété de la Pietà mal nommée, enregistrés soigneusement avec quelques signes distinctifs, quand on en laissait, pour permettre aux indignes parents abandonneurs, soit de les récupérer un jour, mus par le remords, soit pour les repérer, lors des visites dans le parloir en venant clandestinement voir anonymement leur progéniture. Par définition conscients d’avoir été abandonnés, on peut imaginer quel roman familial de parents nobles, princiers, royaux, pouvaient nourrir les malheureux enfants, quels rêves de miraculeuse et mirifique reconnaissance, d’adoption ou, pour le filles, plus tard, de mariage. Et je rappelle l’usage généralisé à Venise, de la bauta, du masque et de la cape, qui devait rajouter au mystère, aux fantasmes, alimentés par l’anonymat.
Mais on sait, en spécialiste de l’époque, la licence qui n’épargnait pas les couvents et, quand on se rappelle la folle orgie de Casanova avec deux religieuses libertines exfiltrées du cloître à la faveur du Carnaval, l’on imagine aussi en ce parloir de la Pietà ouvert jusqu’à très tard dans la nuit, à peine éclairé d’un lumignon, avec l’afflux de visiteurs attirés, émoustillés par le flot de filles et de musique, dans la pénombre propice, sous l’œil volontairement myope de surveillantes soudoyées, les frôlements ombreux, les caresses feutrées, les désirs frustrés ou les marchés passés, les passes conclues, mais aussi les jalousies, les désespoirs ravalés de ceux que personne ne réclame, ne visite, ne sollicite, ne tente, pour le meilleur ou le pire.
C’est dans ce cadre, que se situe la passionnante nouvelle, presque vraisemblable, d’Arielle Butaux, qui met en scène deux réelles figlie di coro, deux filles du célèbre chœur de la Pietà, musiciennes accomplies dans ce Conservatoire prestigieux où l’éducation musicale des plus poussées était confiées à rien moins qu’aux plus grands musiciens de leur temps, admirés dans toute l’Europe, qui figurent dans ce disque, dont Vivaldi, qui y fut rattaché quarante ans, attaché comme professeur des filles du chœur et compositeur attitré tenu par un cahier des charges, à produire, comme Bach à Saint-Thomas, de la musique presque à jet continu : plusieurs concerts par jour à la Pietà où l’on venait de toute l’Europe, des voyageurs célèbres en ont chanté les merveilles, musicales au moins, Rousseau déchantant quant au physique des filles!
Presque exactes contemporaines, l’héroïne titulaire, Bernardina (1696-1783) et Anna Maria (1696-1782) : juste un prénom mais définies, identifiées par leur instrument, le violon. On pense au petit roman du Cubain Alejo Carpentier, Concierto barroco, Concert baroque, où, à la faveur du carnaval, il fait se rencontrer les grands musiciens d’alors, Vivaldi, Hændel et Domenico Scarlatti, pour un concert délirant auquel participent Stravinsky et Louis Armstrong, ainsi que les filles du Coro de la Pietà nommées par leur instrument. Mais rien de drôle ici. On goûtera le largo de la Sonate en fa majeur pour violon de Tommaso Albinoni dans laquelle, mirage et miracle de la musique, il me semble voir, à l’oreille, les miroitements, les irisations des légers remous indolents et langoureux du violon (plage 6) .
C’est un récit, un long récitatif dirait-on en terminologie lyrique commencé par Bernardina, devenant duo poursuivi par Anna Maria puis trio avec l’intervention, en trio, de Vivaldi lui-même, qui est au cœur, à tous les sens du mot de l’affaire, maître ou amant rêvé de deux petites filles isolées, rêveuses, touchantes enfants abandonnées jamais réclamées au parloir par personne, main dans la main, grandissant dans la musique et la vénération du maître. Avec les inévitables jalousies, rivalités des deux adolescentes, mais solidarité inébranlable, soudées en haine contre la rivale, l’extérieure à la Pietà, l’Étrangère, la Française Anna Giraud, la favorite, autre jouvencelle, mais dont Vivaldi fera une diva célèbre, mourant entre ses bras, aimants ou amants, à Vienne en 1741. Peut-être empoisonné.
Coup de théâtre d’une seule phrase finale dont, pour en garder la surprise, on se gardera d’en dévoiler le mystère —et même le léger voile d’incohérence qui rajoute au charme : pour laquelle des deux violonistes, virtuoses à des degrés divers, Vivaldi a-t-il composé ses plus beaux concertos, frappé du tabou d’un amour interdit, sans doute incestueux ?
L’allegro tourmenté de la Sonate pour violoncelle de Vivaldi semble dire les affres rageuses de la passion (Plage 25). Benito Pelegrín
BERNARDINA, UNE VIE SECRÈTE À LA PIETÀ Livre CD –durée totale : 64′/ Label : Seulétoile
RCF : émission N°540 de Benito Pelegrín. Semaine 29