Brahms aujourd’hui, par l’Ensemble Des Équilibres – CD Klarthe
Si « faire table rase du passé » peut être une aspiration, une respiration idéaliste d’un présent qui se veut libérer de contraintes insupportables d’un injuste héritage historique, ce n’est jamais qu’une image, grandiose et naïve, car nous sommes tous fatalement faits —ou défaits— de ce passé qui ne peut passer entièrement. Il n’y a pas de degré zéro de l’écriture. Pour neuve qu’elle se présente, toute écriture est toujours une réécriture, dont seul l’écart à ce qui précède en fait l’originalité et toute langue est forcément déjà métaphorisée, tout comme nous sommes métaphores, tissus de rêves et d’images, bien repérés par les créateurs baroques et, même dans les utopies futuristes, un « homme augmenté », ou un robot humanisé, ne pourrait partir d’un degré zéro. Surtout dans l’art, toujours tissé d’histoire, on ne pourra jamais éluder un matériau premier, forme, langue, couleur, son : on ne part pas de la page blanche, et si on en fait tableau abstrait, c’est forcément par contraste avec le concret.
C’est pourquoi j’aime les transcriptions, même les transgressions, qui sont une façon de continuer à faire vivre ou revivre les œuvres du passé, qui pourraient mourir de l’usure de la répétition. L’esthète jésuite Baltasar Gracián conseillait déjà, pour éviter la lassitude et la satiété qui frappe même la beauté, de faire des réflexions nouvelles sur les chefs-d’œuvre anciens pour en renouveler le regard et notre plaisir. C’est en quelque sorte la démarche qui a motivé la violoniste Agnès Pyka, directrice artistique de l’ensemble Des Équilibres, et son partenaire et complice pianiste Laurent Wagschal, habitués à jouer les trois sonates de Johannes Brahms pour violon et piano, à en commander leurs commentaires, à travers une création, à trois grands compositeurs d’aujourd’hui, Philippe Hersant, Nicolas Bacri et Graciane Finzi : en somme une créative réflexion, des reflets personnels de grandes personnalités musicales contemporaines, plus que des échos trop identiquement reconnaissables du maître d’autrefois. Ni pastiche, ni parodie, ces trois œuvres sont de concrètes rêveries d’aujourd’hui sur un Brahms d’hier mais toujours d’actualité et toujours merveilleusement vivant pour ces compositeurs et interprètes. Ce n’est pas revenir passivement à Brahms, confortable conservateur génial, mais partir de lui, en conserver, en diffracter peut-être, un volatil esprit à l’air du temps. Et l’on comprend le bonheur des interprètes et commanditaires dans celui que l’on ressent à les écouter dans un équilibre sonore remarquable.
Philippe Hersant ouvre le cycle du CD. Il donne lui-même la généalogie de sa pièce. Il puise ou trempe son inspiration dans la première sonate opus 78 de Brahms (justement nommée Regensonate, ‘Sonate de la pluie’, condensé chambriste de son impressionnant Concerto pour violon en ré, op. 77, dont le thème musical reprend un lied antérieur, appelé Regenlied, ‘chanson de la pluie’, titre que, remontant à la source, Hersant reprend pour sa pièce : il n’y a pas de création ex nihilo. Il l’introduit par une longue cadence véloce et virtuose du violon, hommage souriant au Brahms des danses hongroises et tant d’autres motifs furtifs et fiévreux tziganes des symphonies, virtuose pour le violon solo. Le thème est varié et la variation de la variation pourrait aller à l’infini comme les aigus auxquels semble aspirer le violon volant, à peine retenu à la terre par les ponctuations parfois frissonnantes du piano et les vagues des arpèges. Un extrait (Plage 1).
De longueur pratiquement égale, d’un seul tenant, pour sa sonate in Anlehnung an Brahms (‘dans l’esprit de Brahms’), titre explicite, Nicolas Bacri, s’inspire de la Deuxième sonate, opus 100 de Brahms, mais, y puisant des thèmes, il se donne une contrainte formelle ludique que n’auraient pas désavoué ni Bach ni d’autres musiciens, dont Schumann : grâce au système de notation anglo-saxon en lettres, qui permet de composer de la musique à partir de noms ou phrases. Ainsi, Bacri reprend la devise du grand ami de Brahms Joseph Joachim, Frei aber einsam (‘libre mais seul’) dont les initiales font F, A, E puis, les additionnant avec celles de la devise de Brahms, F, A,F, Frei aber Froh (‘libre mais heureux’), il en tire autre une autre devise Frei aber einsam Froh (‘ solitaire mais libre et heureux’), initiales F, A, E, F dont il fait l’ingénieux motif musical principal de son œuvre, dans notre notation : Fa, La, Mi, Fa dièse. Ce jeu intellectuel ne nuit en rien à cette musique charnelle, tonique, tonale, souvent passionnée, en somme romantique. (Plage 2)
Graciane Finzi, puise son inspiration de la dernière Sonate opus 108 de Brahms dont elle garde la structure en quatre mouvements pour sa pièce Winternacht, ‘Nuit d’hiver’. Elle en extrait des fragments de thèmes, de petites cellules mélodiques, des copeaux, dont elle joue délicatement, les assemblant, les dissemblant, les renversant, les modelant minutieusement, avec une liberté d’orfèvre que je dirais, fatalité onomastique de son prénom Graciane, pleine de grâce. Ces petits motifs fugaces qui affleurent les uns sous les autres ont comme un effet palimpseste qui me fait penser à l’orfèvrerie de Nathalie Sarraute de ces infra mots sous les mots. Après « la chanson de la pluie » d’Hersant qui semblait favoriser « les sanglots longs du violon de l’automne » verlainien, ce sont ici les flocons fous de neige d’un piano, traversés des éclairs de lumière des cordes, dans ce « Cantabile » (Plage 5).
Benito Pelegrín