Vittorio Forte: Hommage à Earl WILD
[Re]Visions, piano transcriptions, un CD ODRADEK Records
Couvert de prix, s’étant produit en concerts dans toute l’Europe, le pianiste italien Vittorio Forte a déjà près d’une dizaine de CD à son actif qui couvrent un éventail de compositeurs qui vont des baroques Couperin, Clementi et Alessandro Marcello, frère de Benedetto, Hændel, en passant par les romantiques Chopin, Schubert, le néoromantique Rachmaninov et jusqu’à Gershwin qui donna au jazz ses lettres de noblesse classique. Dans sa discographie, on compte deux CD qui anticipent celui-ci, l’un, Transcriptions, de divers compositeurs qu’il commençait à explorer, label Adagio, et un deuxième, Voyage mélodique, transcriptions de Liszt & Earl Wild, pour le label marseillais Lyrinx, dont nous déplorons la perte récente de son directeur René Gambini.
Je ne vais pas revenir sur l’intérêt des transcriptions dont j’ai beaucoup parlé (voir ici même mes derniers articles sur ce blog), soit qu’un compositeur revisite lui-même son œuvre, ce que nous appelons, notamment au théâtre, une réécriture, et nous avons eu dans notre faculté des Lettres, AMU, des séminaires pour explorer cette pratique, soit que ce soit le travail d’un autre compositeur qui lui apporte un nouveau regard, une étude qui surimpose sa couche, à quoi s’ajoutera, naturellement, la touche, la perception, la sensibilité de l’interprète qui l’enrichira aussi : ce sont des exercices d’adoration du texte musical initial, amoureusement revisité par transcripteur et interprète. C’est le cas ici avec Vittorio Forte, sensiblement amoureux de ces musiques originales et de l’acte d’amour second du transcripteur Earl Wild.
Ce dernier CD est un bel échantillon de son répertoire, bien construit : c’est une boucle du Baroque au Baroque, de Hændel et Alessandro Marcello à Bach père et fils, en passant par le néoromantisme et le jazz, dans des transcriptions diverses d’Earl Wild (1915-2010), célèbre aux États-Unis mais peu connu en France : il s’était produit devant les présidents Roosevelt, Truman, Eisenhower, Kennedy et Johnson.
Ce disque comble donc un vide et rend hommage à ce grand musicien. Comme une invitation à ce voyage dans le monde complexe de la transcription,Vittorio Forte commence par le germanique Hændel, passe au Vénitien Alessandro Marcello, avec une noble élégance, une belle manière sans maniérisme. Puis ce sont les sept mélodies de Rachmaninov et l’on admire son aisance à en débrouiller clairement les nœuds mélodiques, à nous en révéler les parfois perverses sinuosités.
Dans le deuxième arrangement de ballet de Tchaïkovski, on goûtera la grâce enfantine, qui ravira plus d’une petite fille, dans cet extrait du Lac des cygnes, un froufrou, un frémissement d’ailes de la « Danse des quatre cygnes », avec une transparence cristalline, l’agilité virtuoses qui fait des pointes avec les doigts (Plage 10).
Comme un signe plein d’humour, ce regard sur le regard d’un autre, cette écriture sur une autre écriture, V. Forte nous offre une superbe improvisation et des variations très jazzy de Some one to watch over me, ‘Quelqu’un pour veiller sur moi,’ me surveiller, en somme : bref c’est pratiquement la morale de la transcription. Et, comme une signature finale et fin de boucle, revenant au baroque, c’est l’étourdissant Solfeggietto in the Form of an Improvisation sur la musique de Carl Philip Emanuel Bach où, empruntant au jazz, qu’il met front à front jazzystique, avec son père, affrontement ou œdipienne confrontation, dans et sa deuxième fugue du Clavier bien tempéré.
Certes, la part belle est faite aux mélodies, Rachmaninov et Gershwin mais, est-ce parce qu’il est Italien, le piano de Forte chante, tout naturellement et, l’on me pardonnera de filer la métaphore, il semble filer le son comme un chanteur qui sait, du pianissimo l’enfler progressivement au forte puis le diminuer tout aussi insensiblement, suprême raffinement et maîtrise de la technique sonore, de la voix ou des doigts. Nous appelons simplement piano cet instrument que les Italiens nomment, avec plus de précision, pianoforte, de sa spécificité sonore expressive. Ce pianiste a un nom qu’on croirait prédestiné : Victor, Vittore, de ‘victoire’, et ce Forte, qui sait si bien s’adoucir au « piano » le plus délicat sans, dirait-on, solution sensible de continuité mais une insensible diminution du volume sonore.
Ainsi, de Gershwin, The man I love : les doigts égrènent les notes et semblent mystérieusement faire éclore les mots de la légendaire chanson : l’attente de « l’Homme que j’aime », qui viendra dimanche, lundi, mardi, demain ou jamais, d’abord comme une brumeuse nébuleuse image du réveil d’un songe qu’on veut retenir qui, entre piano ou à peine forte se dissipe ou se précise, s’estompe, s’efface, revient dans une douce obsession d’une sensuelle rêverie nuageuse qui roule, déroule ses gammes voluptueuses, aux limites de l’évaporation, de l’évanouissement du son et de l’image, qui se ressaisit, s’affirme volontairement, en silhouette de l’homme « puissant et fort » espéré, l’amplifie catégoriquement en notes martelées de l’autosuggestion, le précise, le dessine, lui donne forme, montée qui se résout dans un trille forte qui se vrille et monte dans une extase presque orgasmique puis se dissout lentement, se défaisant pour se fondre en un infini du silence comme l’ineffable froissement infime des ailes du romantique rossignol de La maja y el ruiseñor de Granados (Plage 14).
Finesse et géométrie, comme dirait Pascal, me semblent bien définir le jeu de Vittorio Forte, précision et limpidité d’un jeu sans bavures, dont on se sait, avec tant de rigueur et d’exactitude, comment de cette clarté, peut naître même une ombreuse et chantante poésie, une émotion pudiquement retenue. Qui n’empêche pas la folle fièvre efflorescente du jazz. On écoutera, entre autres pièces I got rythm, ‘J’ai le rythme, j’ai la musique, j’ai mon amie’. Vertige rythmique à perdre la tête, les pédales, que l’interprète ne perd jamais, nous enivrant sans se perdre dans l’ivresse, l’euphorie qu’il nous cause (Plage 17). Benito Pelegrín
Vittorio Forte Earl WILD : [Re]Visions, piano transcriptions, CD ODRADEK Records
RCF : émission N°537 de Benito Pelegrín. Semaine 28
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